BOUCHE Albert, Dominique, Joseph

Par Nathalie Viet-Depaule

Né le 31 mars 1909 à Wattrelos (Nord), mort le 27 mai 1999 à Villiers-Saint-Denis (Aisne) ; dominicain ; aumônier national de la JOC pour la branche « malades » (1940-1944), puis pour celle des « aînés » (1945-1947) ; fondateur d’universités populaires (1942 et 1944), de la revue Masses ouvrières (1944) et de l’Institut de culture ouvrière (1945) ; directeur de collection aux Éditions ouvrières ; supérieur de la Mission ouvrière dominicaine (1946-1954) ; ingénieur en organisation.

Albert Bouche en 1934
Albert Bouche en 1934
[Arch. dominicaines de la province de France]

Issu d’une famille de frontaliers, presque tous ouvriers du textile, lui-même fils d’un ourdisseur et d’une lingère, Albert Bouche vécut son enfance au Crétinier, ce quartier populaire de Wattrelos qui jouxte la frontière belge. Aîné d’une fratrie de six enfants, il fréquenta l’école maternelle paroissiale puis l’école des Frères jusqu’au certificat d’études qu’il obtint en 1921. Il s’apprêtait à devenir à son tour ouvrier quand une longue grève paralysa l’ensemble de l’industrie textile. Il dut à ce concours de circonstances de faire des études secondaires. Ce fut son oncle, Rémi Bouche, frère convers au couvent des Frères prêcheurs (Le Saulchoir, près de Kain-lez-Tournai en Belgique) qui attira l’attention du dominicain Étienne Hugueny sur les conséquences dramatiques du chômage qui touchait sa famille. Ce dernier, ayant remarqué les dispositions intellectuelles d’Albert, le fit admettre, en classe de sixième, au petit séminaire d’Haubourdin.

Une fois bachelier, A. Bouche hésita entre l’usine et l’ordre des Frères prêcheurs. Tiraillé entre son atavisme ouvrier et ses aspirations estudiantines, il choisit d’entrer au noviciat d’Amiens (1927), puis de rejoindre Le Saulchoir où, jusqu’en 1935, il acquit une solide formation intellectuelle. Soucieux ne pas se couper de son milieu d’origine, il fut attentif au développement de la Jeunesse ouvrière chrétienne belge. Animant des recollections et des retraites de jocistes, il fit la connaissance du chanoine Cardijn et d’aumôniers du Nord de la France, comme les abbés Noddings et Dewitte. Ces contacts l’incitèrent à demander à ses supérieurs l’autorisation de faire des stages ouvriers afin de pouvoir exercer plus tard un apostolat approprié. Soutenu par le Père Chenu, il suivit des cours à l’école professionnelle de Tourcoing (tour et ajustage) ce qui lui permit différentes incursions dans la vie ouvrière : il fut mineur à Charleroi en Belgique (26 décembre 1933-15 janvier 1934), ouvrier chez Renault (été 1934) et à l’Aster à Saint-Denis (été 1935), fréquenta les soupes populaires, l’Armée du Salut, des hôtels meublés, assista à un meeting contre l’impérialisme japonais et se rendit à la fête de l’Humanité (1934).

Après sa thèse de lectorat (Matériaux d’une étude théologique sur le travail), affecté au couvent Saint-Jacques à Paris, il fut chargé de l’aumônerie d’une des plus importantes fédérations jocistes, celle de Paris-Sud-Est (une quarantaine de sections en 1936, 85 en 1937). Il ne cessa alors de se consacrer au développement du mouvement : il ouvrit une « maison du jeune travailleur » à Noisy-le-Grand, lança les premiers camps de vacances en montagne, acceptant pour la gestion de ces loisirs les compétences juridiques et comptables que des étudiants, comme Paul Delouvrier et Eugène Delachanal, lui proposaient. En juillet 1937, après le Xe anniversaire de la JOC, il ajouta à ses responsabilités fédérales, celle de l’aumônerie nationale de la branche « malades » qui venait d’être créée.

Mobilisé le 3 septembre 1939, Albert Bouche fut envoyé à Lamballe et fait prisonnier en juin 1940. Il parvint à s’évader et à regagner Paris au cours du mois suivant. Il informa aussitôt le cardinal Suhard de la vacance du secrétariat de la JOC et accepta de relancer le mouvement dans la zone nord. Il effectua alors pour la Croix-Rouge plusieurs missions qui lui permirent d’entrer en contact avec de nombreux militants jocistes. Il put même, devant se faire démobiliser à Lyon, renouer des contacts avec le secrétariat général de la JOC qui s’était réfugié à Sainte-Foy-lez-Lyon. Ses responsabilités s’accrurent avec le retour de plusieurs permanents jocistes au cours du second semestre 1940. Il devint alors aumônier national, secondant le Père Guérin* pour la JOC masculine. Lorsque ce dernier fut arrêté le 3 août 1943 pour avoir enfreint l’ordonnance du 28 août 1940 et que le secrétariat de la JOC, avenue Sœur Rosalie, fut mis sous scellés, ce furent Albert Bouche, Henri Bourdais et le Père Rodhain qui, les premiers, puis avec Armand Maïer*, réussirent à s’emparer des documents compromettants et à les faire disparaître. A. Bouche était, depuis le début de l’Occupation, hostile au gouvernement de Vichy. Sous le pseudonyme de Dominique, il appartint au réseau Défense de la France et participa, plus tard, à la création des Jeunes chrétiens combattants. Il n’eut de cesse de secourir des jocistes évadés, de procurer des faux papiers, d’aider des réfractaires au STO et d’établir des contacts avec les jocistes requis en Allemagne. Il avait obtenu du maire du 13e arrondissement de disposer d’un petit bâtiment, situé avenue d’Italie, afin de poursuivre les activités de la JOC.

Le rôle d’Albert Bouche ne s’arrêtait pas à ses seules activités de résistance. Il cherchait les moyens d’épurer la JOC de tout cléricalisme et de favoriser son enracinement dans le mouvement ouvrier. Il était convaincu qu’il fallait donner aux militants jocistes une formation, à laquelle ils n’avaient pas pu avoir accès, sur les questions économiques, politiques, sociales, religieuses, etc., afin qu’ils puissent situer leur action dans une perspective globale. C’est ainsi qu’il créa une université populaire (UP), placée sous la direction d’un dirigeant national (successivement Marcel Montcel*, Armand Maïer et Henri Bourdais) à Marly-le-Roi (Seine-et-Oise), qui ouvrit ses portes le 6 juillet 1942 et fonctionna jusqu’à la réquisition du bâtiment par les Allemands le 6 juin 1944, plus de 20 sessions de 8 à 15 jours. A. Bouche y faisait des exposés qui marquèrent de nombreux militants comme Eugène Descamps* en témoigna dans son livre, Militer. Une vie pour un engagement collectif (1971) : « Cet homme avait une remarquable connaissance du mouvement ouvrier et du marxisme. Au cours de la période 1943-1944, il nous a disséqué le marxisme, la doctrine, le mouvement ouvrier. [...] Incontestablement, c’est un des hommes qui nous ont le plus aidés à voir clair. »

Toujours dans une perspective de culture générale, Albert Bouche avait fondé une revue mensuelle, Masses ouvrières, destinée principalement aux aumôniers engagés dans l’apostolat ouvrier. Placée sous la double tutelle de l’aumônerie de la JOC et de la JOCF et de l’Action catholique ouvrière des adultes (représentée par l’abbé Millard), et propriété des Éditions ouvrières, elle avait paru au début de l’année 1944 (le premier numéro ne comporte pas de date, mais il est paru en février). Il y écrivit lui-même plusieurs articles, notamment une longue étude sur le marxisme dont il avait débattu avec le dominicain Henri Desroches* d’Économie et Humanisme.

À la Libération, Albert Bouche créa l’Institut de culture ouvrière (ICO) dans les locaux qui avaient servi de dépôt à Marcel Déat (3 rue de Rocroi à Paris, 10e) et qu’il avait récupérés avec des Jeunes chrétiens combattants lors des combats de la Libération. Cet institut, qui émanait de la CFTC et du MPF, s’installa en 1945 à Marly et fut placé sous la présidence de Gérard Espéret*. Il regroupait l’UP de la JOC, l’UP de la JOCF (fondée à Saint-Cloud en 1944) et l’ancien Centre ouvrier d’études et d’information que Paul Bacon* avait fondé en 1940. Les années d’après-guerre furent celles d’une intense activité. A. Bouche cumulait plusieurs fonctions : aumônier national de la JOC avec la responsabilité de la branche « aînés » et sa participation à la structuration de la JOC internationale (il séjourna de juin à décembre 1947 aux États-Unis pour recueillir des fonds), directeur de Masses ouvrières, animateur de l’ICO (animation de sessions, rédaction d’articles destinés aux Cahiers du travail), directeur d’une collection aux Éditions ouvrières (une centaine de brochures et d’ouvrages consacrés au mouvement ouvrier), conférencier et supérieur de la communauté dominicaine du 48 avenue d’Italie. Il dut à un repos forcé (opération de la colonne vertébrale en 1950) d’écrire sous le nom d’Albert Dominique, une histoire épique du mouvement ouvrier, Sèves indomptables.

Mais l’année 1951 vint mettre un terme aux orientations qu’il souhaitait donner à la JOC. Il fut deux fois évincé. L’Assemblée des cardinaux et archevêques nomma, d’une part, pour remplacer l’abbé Guérin à la tête de la JOC, l’abbé Grenet qui mit en demeure A. Bouche d’abandonner ses responsabilités d’aumônier jociste sous le prétexte de leur incompatibilité avec les fonctions qu’il exerçait comme supérieur de la Maison Saint-Paul (« Mission ouvrière dominicaine »). D’autre part, elle nomma au secrétariat de rédaction de Masses ouvrières l’abbé Denis afin d’infléchir la revue dans une perspective plus pastorale. Cette double éviction n’était que l’expression d’une contre-offensive pour reprendre en main l’Action catholique ouvrière. Elle fut vécue comme une véritable condamnation par Albert Bouche.

Il voulut la surmonter en faisant le choix du travail manuel. Il s’embaucha comme conducteur de camions le 1er octobre 1951. Depuis 1946, il était supérieur de la « Mission ouvrière dominicaine », sise dans le 13e arrondissement, composée d’une équipe de dominicains qui exerçaient leur apostolat à l’usine et dans le quartier. Cette équipe avait accueilli une antenne d’Économie et Humanisme qui contribua beaucoup à son rayonnement jusqu’à ce que le livre de Desroches, Signification du marxisme (1949), soit retiré du commerce (1950). A. Bouche avait fait du 48 avenue d’Italie un lieu ouvert. C’était un carrefour où se croisèrent « des militants ou dirigeants de la CGT, de la CFTC, du PC, de l’anarchie, du MLP, de la JOC, de l’ACO, de la Mission de Paris, des religieux prêtres-ouvriers, des chrétiens progressistes, des Combattants de la Paix et autres organisations similaires, de Tillon ou Vigne à des pasteurs comme Trocmé, des militants du mouvement communautaire, d’Économie et Humanisme, etc. [...], écrivait-il en août 1951. « Nos disponibilités financières ne nous permettaient pas de tenir table ouverte sans conditions, mais nous avons été une plaque tournante de gens, de croyances, de conditions, de cultures et d’expériences les plus diverses, qui tous se sentaient chez eux, avec l’élément commun du problème de la misère ouvrière, ou du rayonnement de l’Église dans les masses. »

Au cours de l’hiver 1951-1952, Albert Bouche accepta, à la demande d’Ella Sauvageot*, d’Hubert Beuve-Méry* et de Pierre Boisselot, de faire un voyage d’étude pour les Éditions du Cerf en Inde afin d’estimer les moyens à mettre en œuvre pour organiser l’industrie dans un pays sous-développé. Il préféra, à son retour, travailler comme ouvrier spécialisé aux Établissements Moisan, à la fois aide-électricien sur les chantiers et chauffeur-magasinier livrant du matériel. Il quitta la condition ouvrière lorsqu’H. Desroche(s) lui proposa de faire une enquête sur les budgets de santé chez les ouvriers à l’Institut national d’hygiène, dirigé par le docteur Trémolières*.

Entre-temps, l’Église catholique avait décidé d’arrêter « l’expérience » des prêtres-ouvriers. A. Bouche, qui s’était toujours tenu au courant de leurs différentes activités et initiatives, signa « le manifeste des 73 », paru le 3 février 1954 dans l’Humanité, pour protester contre les mesures que les autorités religieuses avaient décidé de prendre à l’égard des prêtres-ouvriers (3 heures de travail par jour et aucun engagement syndical). Le 6 février, il fut sommé de se rendre à Rome, puis averti, le lendemain, que le Général des dominicains le convoquait à Paris. L’entrevue fut brève : il fut accusé d’être « d’être l’âme de la résistance des prêtres-ouvriers » et l’auteur du manifeste. Ce qu’il nia. Se considérant une fois encore condamné par l’Église, il quitta l’ordre des dominicains en 1955.

Albert Bouche rencontra Monique Rudrauf, issue de la bourgeoisie protestante, qui militait, depuis quelque temps déjà, au PCF. Elle avait fréquenté des groupes de chrétiens progressistes formés autour de Temps présent, puis rallié les rangs du Mouvement de la Paix. Ils se marièrent le 31 décembre 1955 et eurent quatre enfants.

Albert Bouche entra, en juin 1954, à la commission générale d’organisation scientifique (CEGOS). Il s’occupa de restructuration d’entreprises et de formation permanente pour des cadres de l’industrie (c’est à ce moment-là qu’il adhéra au PCF, le temps d’un bref passage). Au bout de cinq ans, il réorienta son activité professionnelle et devint responsable de l’organisation et du personnel aux Papeteries Navarre. Il y travailla jusqu’en avril 1970, date du licenciement collectif du personnel (rachat de la société par une banque). Après quelques mois de chômage, il fut, pendant un an à son compte, ingénieur consultant auprès d’Air France et d’UTA. Il cumula ensuite deux mi-temps, l’un au centre de formation permanente du personnel d’encadrement (CFPE) et l’autre à l’Institut national de formation des animateurs de collectivités (INFAC). À partir du 1er mars 1972, il travailla à plein-temps en tant qu’animateur de collectivités (stages de formation) à l’INFAC, dans cet institut qui était un des multiples avatars de l’ICO qu’il avait fondé trente ans plus tôt. C’est là qu’il prit sa retraite le 1er octobre 1974, retraite qu’il vécut discrètement, dans le XIIIe arrondissement, cherchant jusqu’à sa mort à assouvir sa curiosité intellectuelle, notamment en biologie.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article17391, notice BOUCHE Albert, Dominique, Joseph par Nathalie Viet-Depaule, version mise en ligne le 20 octobre 2008, dernière modification le 22 février 2013.

Par Nathalie Viet-Depaule

Albert Bouche en 1934
Albert Bouche en 1934
[Arch. dominicaines de la province de France]

ŒUVRE : L’ascension des masses ouvrières, Bruxelles, Éd. jocistes, s.d. [ca 1945], 52 p. [reprise d’un article paru dans Masses ouvrières en 1944]. — Sèves indomptables 1848-1849, Paris, Éd. ouvrières, s.d. [ca 1948], 558 p. (publié sous le pseudonyme Albert Dominique). — Participation à l’ouvrage collectif Jocistes dans la tourmente. Histoire des jocistes (JOC-JOCF) de la région parisienne, 1937-1947, Paris, ETC et Éd. ouvrières, 1989, 214 p. — Nombreux articles dans Masses ouvrières (de 1944 à 1950) et Les cahiers du travail.

SOURCES : Entretiens avec Albert Bouche, Paris, 11 avril 1994, 24 octobre et 21 novembre 1997. — Archives personnelles d’A. Bouche. — Archives dominicaines de la Province de France. — Joseph Debès, Naissance de l’Action catholique ouvrière, Paris, Éd. ouvrières, 1982. — Henri Bourdais, La JOC sous l’occupation allemande, Paris, Éd. de l’Atelier, 1995. — Geneviève Dermenjian, « Bouche Albert », in G. Poujol, M. Romer (dir.), Dictionnaire biographique des militants xixe-xxe siècles. De l’éducation populaire à l’action culturelle, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 53-54. — François Leprieur, Quand Rome condamne, op. cit. — Denis Pelletier, Économie et Humanisme. De l’utopie communautaire au combat pour le tiers-monde, 1944-1966, Paris, Cerf, 1996. — Pierre Pierrard, Georges Guérin. Une vie pour la JOC, Paris, Éd. de l’Atelier, 1997. — Émile Poulat, Les prêtres-ouvriers. Naissance et fin, Paris, Le Cerf, 1999. — Éric Belouet, « La JOC et les organisations syndicales (1927-1997) », Cahiers de l’atelier, 484, avril-juin 1999, p. 59-73. — Éric Belouet, Nathalie Viet-Depaule, « Albert Bouche ou l’itinéraire d’un frontalier », Les Cahiers de l’Atelier, 488, avril-juin 2000, p. 3-19. — Yvon Tranvouez, Catholiques et communistes. La crise du progressisme chrétien 1950-1955, Paris, Le Cerf, 2000. — Hommage à Albert Bouche (1909-1999), brochure, 2001. — Benoît Houssin, De la librairie de la JOC aux Éditions ouvrières, une maison d’édition au service de l’Action catholique en milieu ouvrier (1929-1947), Mémoire de maîtrise d’histoire, 2004.

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