SAINSAULIEU Renaud, Marie, Joseph, Luc

Par Laurence Servel

Né le 4 novembre 1935 à Paris (VIIe arr.), mort le 26 juillet 2002 à Paris (XVIe arr.) ; professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris, directeur au CNRS du Centre d’études sociologiques (1978-1984), membre du comité de rédaction de la Revue française de sociologie (1971-1979), fondateur et directeur du Laboratoire de sociologie du changement des institutions (1986-2001) ; président de l’Association internationale des sociologues de langue française (1992-1996), président de Confrontations (1981-2002), fondateur de l’Association professionnelle des sociologues d’entreprise (1998), fondateur de la revue Sociologies pratiques (1999) ; un des principaux théoriciens de l’école française de sociologie des organisations.

Renaud Sainsaulieu
Renaud Sainsaulieu

Fils de Louis Sainsaulieu, architecte des bâtiments civils et des monuments historiques, Renaud Sainsaulieu était le quatrième d’une fratrie de six enfants. Il vécut son enfance au sein d’une famille bourgeoise et catholique, dans le seizième arrondissement de Paris où l’expérience du scoutisme marqua de manière significative ses années de jeunesse.

Renaud Sainsaulieu fit ses études supérieures au lycée jésuite Saint-Louis de Gonzagues puis au lycée Janson-de-Sailly, avant d’entamer des études de droit à l’université Panthéon-Sorbonne (1954-1956), puis de psychologie générale (1957-1959) dans la même université. Au cours de ces années, il fut président du syndicat des étudiants de psychologie tout en fréquentant la JEC (Jeunesse étudiante chrétienne). Particulièrement intéressé par la psychologie sociale, il effectua un séjour d’un an aux États-Unis, à l’Université de Cornell (1959-1960). Pendant cette période, il approfondit sa connaissance des travaux américains de psychologie industrielle, en particulier ceux de Tiffin et McCormick, dont il traduisit l’ouvrage Industrial psycholog, paru en France en 1967. Les condisciples de cette période furent Pierre Grémion, Werner Ackermann, le Père Jean-Claude Osouf et Liliane Baribaud, future psychanalyste, qui devint sa femme et la mère de leurs trois enfants (nés entre et 1961 et 1965).

Ayant suivi une préparation militaire supérieure à Tours, Renaud Sainsaulieu fut envoyé en Algérie en tant qu’officier (sous-lieutenant) pour y effectuer son service militaire. À Alger, il contribua pendant près de deux ans (1960-1962) au service de psychologie des armées et mit au point une série de tests, non-verbaux en particulier. Il participa à la résistance du contingent au putsch des généraux. De retour d’Algérie, il s’engagea dans une forte activité militante notamment au sein de Vie Nouvelle, mouvement catholique rénovateur auquel participa également Jacques Delors et au Parti socialiste unifié (PSU) où il rencontra Michel Rocard. Inspiré par l’exemple de Simone Weil et conseillé par Jean Stoetzel, il se lança, pendant plusieurs mois, dans l’expérience du travail ouvrier, dans un atelier de mécanique chez Cristofle, puis, dans l’industrie agro-alimentaire, au sein de l’entreprise l’Alsacienne, où il fit l’expérience du travail à la chaîne.

En 1963, Renaud Sainsaulieu intégra le CNRS et le Centre de sociologie européenne (CSE) dirigé par Raymond Aron, sous la direction duquel il inscrivit d’abord son travail de thèse, avant de le continuer avec Michel Crozier qu’il suivit au Groupe de sociologie des organisations (GSO), lors de sa création en 1966 (groupe qui deviendra, en 1975, le CSO – Centre de sociologie des organisations). Ces années furent marquées par un très important travail de terrain au sein d’entreprises publiques comme privées. Ces enquêtes alimentèrent la publication en 1973 de l’ouvrage Les relations de travail à l’usine et de L’identité au travail en 1977. Elles fondèrent le travail empirique de ce qui devait d’abord être une thèse de troisième cycle et qui devint, finalement, une thèse d’État (soutenue en 1976). Pendant cette période, il dirigea une équipe de recherche au sein du CSO, le MACI (Mode d’action et de création institutionnelle). Il s’investit fortement au sein de l’ADSSA (Association pour le développement des sciences sociales appliquées) créée en 1971 avec des chercheurs du CSO mais aussi de nombreux consultants. Le but de cette association fut de former des cadres, des responsables d’association, des syndicalistes à la démarche et aux méthodes sociologiques. Il s’agissait de promouvoir une démarche de sciences sociales appliquées, utile tout à la fois au monde de la recherche et à l’entreprise. Par-delà l’expérience de l’ADSSA, il s’engagea, tout au long de sa vie et dans le cadre d’institutions diverses, pour la formation continue dont il fut l’un des pionniers. Il souligna toujours l’importance de la formation longue pour adultes dans les processus de transformations identitaires, persuadé qu’il s’agissait là d’un des moyens permettant d’impulser le changement au cœur des organisations.

En 1977, Renaud Sainsaulieu obtint un poste de professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris. Cette élection devait beaucoup au retentissement immédiat de l’ouvrage L’identité au travail, celui-ci devenant rapidement une référence majeure pour la sociologie du monde du travail. En effet, tout en intégrant les apports de l’analyse stratégique, il insistait sur la dimension culturelle des relations au travail. Il affirmait la dimension socialisatrice du travail qui, au même titre que d’autres instances (la famille, le village, l’école…) contribue à la construction identitaire. En proposant une typologie fondée sur quatre modèles d’identité (le retrait, la fusion, le séparatisme, la négociation), Renaud Sainsaulieu appréhendait l’organisation comme un lieu d’apprentissage culturel, lequel se combine avec des éléments de socialisation acquis antérieurement. Ainsi, des manières spécifiques d’obtenir de la reconnaissance d’autrui et de vivre l’expérience du travail peuvent coexister mais aussi s’entrecroiser au sein d’un même univers professionnel.

Le début des années quatre-vingt marqua l’entrée dans une nouvelle période pour Renaud Sainsaulieu. Il occupa en effet, pour les deux décennies à venir, une place centrale dans le champ institutionnel de la sociologie, sans pour autant chercher à jouer un rôle purement académique. Il prit la direction du CES (Centre d’études sociologiques) de 1978 à 1984, développa en son sein une équipe de recherche, le groupe de sociologie de la création institutionnelle. Cette équipe se transforma en un laboratoire de recherche du CNRS en 1986 et devint le LSCI (Laboratoire de sociologie du changement des institutions) dont il assura la direction jusqu’en 2001. Il construisit un DESS « Gestion de l’emploi et développement social d’entreprise » (en 1982) et un cycle de formation continue « Sociologie de l’entreprise et stratégie de changement » (en 1983), chargés de former des sociologues d’entreprise. Remarquable pédagogue, il était animé par le souci permanent de diffusion de la pensée sociologique, accordant une grande place à la démarche d’enquête, à l’opérationnalisation des concepts, à la construction de grilles d’analyse. Si ces dernières permettaient, selon lui, de produire un diagnostic des situations de travail, elles devaient aussi s’accompagner d’une réflexion prospective, afin d’envisager des mondes alternatifs possibles ; la sociologie de l’existant se couplant nécessairement avec, selon son expression, « une sociologie des émergences ».

Soucieux de partager sa réflexion avec les acteurs de l’entreprise, employeurs et syndicats, il répondit à de nombreuses sollicitations en participant à des groupes de travail et en publiant des articles dans des revues professionnelles ou syndicales telles que CFDT-Aujourd’hui et Cadres-CFDT (revue de l’Union confédérale des ingénieurs et cadres UCC-CFDT). En 1985, il devint membre du bureau de l’AISLF (Association internationale des sociologues de langue française), puis vice-président en 1988, président en 1992, et enfin président d’honneur en 1996. Il insista toujours beaucoup sur l’importance de son engagement au sein ce réseau international. Il trouva là un lieu d’échanges amicaux et intellectuels très importants, un espace supplémentaire où promouvoir l’idée d’une sociologie professionnelle. Les années quatre-vingt furent aussi marquées par l’investissement fort de Renaud Sainsaulieu dans les pays de l’Est, notamment en Pologne, où il noua de nombreuses collaborations de recherche. Il accorda alors un grand intérêt aux thèmes de l’autogestion et de la démocratie dans l’entreprise. Enfin, Renaud Sainsaulieu s’engagea au sein de « Confrontations », association d’intellectuels chrétiens, lieu de réflexion et de débat donnant une place centrale aux questions de société. Il fut, de 1981 à 2002, président de cette association dont il contribua à renforcer les activités et le rayonnement.

À partir des années quatre-vingt-dix, il ouvrit de nouvelles pistes autour de la sociologie de l’entreprise. Explorant les liens entre la société et l’entreprise, il considéra cette dernière comme un objet central d’analyse. Prenant le contre-pied des approches développées par la sociologie du travail, il n’envisagea pas d’abord l’entreprise comme un champ de bataille, un lieu traversé par des luttes et des rapports de domination mais comme une institution, un espace porteur d’intégration, capable de dynamiques, de transformations, à même d’intégrer des enjeux économiques et sociaux. L’affirmation de ces nouvelles perspectives se concrétisa notamment par la publication en 1997 de l’ouvrage Sociologie de l’entreprise, ouvrage dans lequel Renaud Sainsaulieu porta une attention particulière à ce qu’il nomma le « développement social d’entreprise ». Il repéra alors des voies particulières de changements créatifs dans les organisations, voies dont l’horizon resta toujours pour lui le renforcement de fonctionnements sociaux plus ouverts et égalitaires.

Au cours de cette période et jusqu’au début des années 2000, Renaud Sainsaulieu conserva une très grande capacité d’engagement. En 2001, il aida Liliane Sainsaulieu et Denis Cote, à fonder l’association « Lien social jeunes » et à créer deux centres d’accueil, de soins et d’aide à la réinsertion pour des jeunes en échec scolaire. Il continua à mener une forte activité de recherche fondée sur un travail de terrain, dont témoignèrent la publication des Mondes sociaux de l’entreprise en 1995 avec un collectif de jeunes chercheurs (Isabelle Francfort, Florence Osty, Marc Uhalde) mais aussi Sociologie de l’association avec Jean-Louis Laville en 1997. Il maintint également une importante activité d’enseignement et de formation, notamment au sein du dispositif de formation continue « Diagnostic social et stratégie de changement » pour lequel il fut toujours à la recherche de modalités pédagogiques innovantes. Il participa activement à la fondation de l’APSE (Association des professionnels en sociologie de l’entreprise) dont il soutint fortement les premières années de vie. Il fut également de ceux, qui en 1999, se trouvèrent à l’initiative de la création de la revue Sociologies pratiques. En 2001, il publia son dernier ouvrage Des sociétés en mouvement. La ressource des institutions intermédiaires. Dans ce livre, conçu comme un essai, il affina et affirma encore sa lecture de l’entreprise comme institution intermédiaire située entre l’État d’une part et la famille ou l’éducation d’autre part ; il élargit également la perspective en prenant en compte d’autres sortes d’organisations productives (en particulier les associations et les administrations). Il indiqua à quel point ces institutions intermédiaires sont indispensables et capables d’invention dans le cadre d’une société ébranlée par la crise où la question du lien social ne cesse de se poser.

Jusqu’à la fin de sa vie, Renaud Sainsaulieu diffusa inlassablement non seulement ses analyses mais aussi une pratique professionnelle originale. Celle-ci avait pour caractéristique de rendre poreuses les frontières entre le monde de la recherche et celui de l’entreprise, tout en reposant sur des convictions fortes : la démarche d’enquête et l’exigence de l’investigation scientifique sont essentielles, le changement dans les organisations est possible ; l’acteur détient les clés de celui-ci. Si ces travaux, porteurs d’une sociologie de l’acteur, inspirèrent toute une génération de sociologues, la posture qu’il incarna a diffusé bien au-delà des frontières académiques. Elle constitue toujours un modèle pour tous ceux qui cherchent à articuler réflexion sociologique et action, à penser le social et à le transformer.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article174839, notice SAINSAULIEU Renaud, Marie, Joseph, Luc par Laurence Servel, version mise en ligne le 30 juillet 2015, dernière modification le 14 décembre 2021.

Par Laurence Servel

Renaud Sainsaulieu
Renaud Sainsaulieu

ŒUVRE : Avec Joseph Tiffin et Ernest J. Mc Cormik, Psychologie industrielle, Éd. et trad. par Renaud Sainsaulieu, PUF, 1967. — Les relations de travail à l’usine, Éditions des Organisations, 1973. — L’identité au travail, Les effets culturels de l’organisation, Presses de la FNSP, 1977. — « Apprentissage culturel dans le travail », Psychologie du travail, Éditions EME, Paris, 1978. — Avec Pierre-Éric Tixier et Marie-Odile Marty, La démocratie en organisation, Librairie des Méridiens, 1983. — Sociologie de l’organisation et de l’entreprise, Presses FNSP-Dalloz, 1987. — L’entreprise une affaire de société (dir.), Presses de la FNSP, 1992. — Avec Françoise Piotet, Méthodes pour une sociologie de l’entreprise, Presses de la FNSP et ANACT, 1994. — Avec Isabelle Francfort, Florence Osty, Marc Uhalde, Les mondes sociaux de l’entreprise, Desclée de Brouwer, 1995. — Sociologie de l’association, (codirection avec Jean-Louis Laville), Desclée de Brouwer, 1997. — Sociologie de l’entreprise, Presses de la FNSP et Dalloz, 1997. — Sociétés en mouvement. La ressource des institutions intermédiaires, Desclée de Brouwer, 2001. — L’entreprise en débat, (codirection avec Blaise Ollivier), Presses de Sciences Po, 2001. — L’intervention sociologique en entreprise, (préface et contribution, dirigé par Marc Uhalde), Desclée de Brouwer, 2001. — Pourquoi j’irais travailler, (codirection avec Frank Bournois et Jérome Duval-Hamel), Eyrolles, 2002.

SOURCES : Norbert Alter, Préface à la quatrième édition de L’identité au travail, Presses de Sciences Po, 2014. — Norbert Alter, Jean-Louis Laville, « La construction des identités au travail », Sciences humaines, 149, mai 2004. — Jean-Philippe Bouilloud, Devenir sociologue ; histoires de vie et choix théoriques, Eres, 2009. — Guy Jobert, « In memoriam », Éducation permanente, octobre 2002. — Frédéric Lemaître, « Renaud Sainsaulieu, sociologue d’entreprise », Le Monde, 4 août 2002. — Françoise Piotet, « Renaud Sainsaulieu », Sociologie du travail, 44, 2002. — Denis Segrestin, « In memoriam, R. Sainsaulieu », Revue française de sociologie, 43-4, 2002. — Alexandre Paulange-Mirovic, « Nous avons réinventé la sociologie. L’Association pour le développement des sciences sociales appliquées : genèse sociale d’une entreprise académique (1968-1975) », Revue française de science, vol. 63, 2013/3. — Entretien avec Liliane Sainsaulieu le 12 juin 2015.

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