Villeneuve-sur-Lot (Lot-et-Garonne), Centrale d’Eysses, 23 février 1944

Par Fabrice Bourrée, Dominique Tantin

À l’issue de la révolte des détenus politiques de la centrale d’Eysses intervenue le 19 février 1944, douze résistants furent condamnés à mort par une cour martiale du régime de Vichy et fusillés le 23 février par un peloton de GMR et de gendarmes.



La centrale d’Eysses et la politique pénale de Vichy.


La centrale d’Eysses, installée en 1803 dans les bâtiments d’une ancienne abbaye bénédictine, est située sur la commune de Villeneuve-sur-Lot, à vingt kilomètres d’Agen, dans le département du Lot-et-Garonne. D’abord destinée aux longues peines, elle devint une maison d’éducation surveillée pour mineurs de 1895 à 1940. Le régime de Vichy décida d’y incarcérer de nouveau des adultes, d’abord principalement des prisonniers de droit commun. La situation changea radicalement à l’automne de 1943. Les faiblesses du système carcéral français suscitaient l’inquiétude de Vichy et les critiques des Allemands. Les évasions de détenus politiques étaient nombreuses, notamment des maisons d’arrêt mal gardées. Vichy décida donc le 15 septembre 1943 de reprendre en main l’administration pénitentiaire en la rattachant à l’Intérieur, puis de regrouper une grande partie des prisonniers politiques dans la centrale d’Eysses plus fortement surveillée. Les premiers furent des détenus de la zone sud, en application d’une circulaire en date du 26 octobre 1943 signée par René Bousquet, secrétaire général de la police ; celui-ci ordonna le transfert des condamnés par les sections spéciales, les tribunaux militaires de la zone sud et le tribunal d’État de Lyon, pour « menées communistes, terroristes, anarchistes ou subversives » (Jaladieu, Lautissier, p. 19). Au cours des mois suivants, ils furent rejoints par des détenus de zone nord. « Eysses devient la principale centrale de regroupement des résistants condamnés ». (Jaladieu, Lautissier, p. 19). Ainsi, alors que « le 30 septembre 1943, la prison ne compte que 10% de politiques, les 18 février 1944, quand le plafond de population carcérale est atteint (1430 détenus) elle est devenue à 90% une prison de résistants. » (Jaladieu, Lautissier, p. 25).


La centrale d’Eysses, foyer de résistance.


Un collectif de résistance s’organisa au sein de la prison. Il obtint immédiatement du directeur, M. Lassalle, un régime politique, c’est-à-dire un régime assoupli pour les quelque 1200 détenus résistants, et ce jusqu’en février 1944. Un rapport de M. Chartroule, successeur par intérim de M. Lassalle, en date du 31 décembre 1943, décrit les concessions accordées par son prédécesseur : « M. Lassalle tolérait que les détenus assurent eux-mêmes leur police sans intervention du personnel et lui présentent périodiquement un cahier de revendications. Les fouilles des dortoirs et le sondage des barreaux aux fenêtres n’étaient plus pratiquées, les détenus ayant donné leur parole de rester calmes et disciplinés. M. Lassalle ne se conformait pas aux instructions restrictives qu’il avait reçues pour la réception des colis par les détenus, la correspondance et les visites. L’usage du tabac était toléré. Les locaux occupés par les détenus étaient ornés d’inscriptions et de décorations diverses ayant un motif patriotique. Les détenus étaient autorisés à virer les sommes portées à leur pécule au nom de personnes habitant la localité, lesquelles utilisaient ces sommes pour leur procurer des vivres dont ils faisaient bénéficier l’ensemble de leurs codétenus. Les instruments de musique étaient autorisés et une scène de théâtre et ses accessoires étaient installés par les détenus. La veille de Noël M. Lassalle avait laissé les détenus organiser une fête et y avait même assisté… » Une université populaire fut même organisée, dans laquelle enseigna notamment le physicien Georges Charpak.
Parmi les surveillants, les détenus pouvaient au moins compter sur la bienveillance, voire l’aide d’une minorité, les 14% organisés au sein d’un Front national du personnel à l’instigation des résistants détenus. La presse clandestine circulait dans la centrale ; les détenus eux-mêmes publièrent des journaux, « Le Patriote enchaîné » et « L’Unité ». Des armes furent introduites, et bientôt fut constitué un bataillon FFI clandestin, ce que l’on appela le « bataillon d’Eysses ».
Les 8, 9 et 10 décembre 1943, - Les « Trois Glorieuses » - le bataillon d’Eysses s’opposa avec succès, malgré l’intervention de gardes mobiles et de GMR, au transfert d’une partie des détenus dans des camps ou prisons de la zone Nord, où ils auraient été directement sous la menace des Allemands. En définitive, ils furent dirigés vers Sisteron (Basses-Alpes, Alpes-de-Haute-Provence) le 22 décembre 1943. Le 3 janvier 1944, une évasion collective fut organisée par l’Intelligence service, le réseau Buckmaster et le mouvement Franc-Tireur. 54 détenus parvinrent à s’échapper en bénéficiant de la complicité de deux gardiens. Alertés par ces évènements et par le rapport du 31 décembre, les autorités de Vichy limogèrent le directeur, M. Lassalle, et le remplacèrent par un ami personnel de Darnand, M. Schivo, ex chef départemental de la Milice dans les Bouches-du-Rhône, lequel prit ses fonctions le 21 janvier. Eysses devint une prison milicienne, alors que les détenus s’apprêtaient à organiser une gigantesque évasion collective pour rejoindre les rangs de la Résistance dans le sud-ouest.

La tentative d’évasion collective du 19 février 1944.

Le 19 février 1944, Eysses fut le théâtre d’une tentative d’évasion collective sans équivalent sous l’Occupation, puisqu’il s’agissait ni plus ni moins de permettre à l’ensemble des détenus politiques de s’échapper. Si, dans un premier temps, les opérations tournèrent à l’avantage des détenus, puisque dans l’après-midi la direction fut capturée et que les résistants parvinrent à prendre le contrôle de la centrale à l’insu des autorités extérieures, vers 17h l’alerte fut donnée par une corvée de droit commun. La centrale fut alors assiégée par les forces de l’ordre de Vichy que de violents combats opposèrent aux détenus qui tentèrent vainement de forcer le passage. Vers 21h, un détachement des troupes d’occupation prit position et, vers 3h du matin, les Allemands menaçant de pilonner la centrale, les insurgés se rendirent, Schivo ayant donné sa parole d’officier qu’il n’y aurait pas de représailles. A 4h du matin, les autorités de Vichy, Milice et GMR, avaient repris le contrôle de la centrale.

La répression

Enquête


Se trouvant à Vichy, Joseph Darnand, Secrétaire général au maintien de l’ordre, fut averti dans la nuit de cette situation exceptionnelle. Il se rendit d’urgence à Eysses, où il arriva dans l’après-midi du 20 février. Il dirigea alors en personne la répression, donnant l’ordre de renforcer la garde extérieure et d’introduire des forces de police dans la centrale, ce afin d’organiser une fouille générale des locaux et des détenus. Il repartit pour Vichy le lundi 21 février dans la matinée, après avoir exigé « cinquante têtes ». L’enquête menée par les brigades mobiles de Limoges et de Toulouse – la première, à l’inverse des Toulousains, se conduisant avec une extrême brutalité - permit de désigner les prétendus meneurs de la mutinerie. Les détenus étant tous rassemblés dans les préaux, ceux qui furent désignés et mis à l’écart furent conduits au quartier cellulaire. Seize personnes furent immédiatement mises en cause - « comme meneurs actifs et armés de la mutinerie » :
Auzias Henri, avec neuf témoins à charge, dont trois l’ayant vu porteur d’un revolver, les autres « donner des ordres et parlementer au téléphone » ;
Stern Joseph, vu armé d’une mitraillette par quatre surveillants ;
Bernard François, mis en cause, en tant que « chef à qui les autres détenus demandaient des instructions » par le directeur et son garde du corps, et en tant que blessé ;
Chauvet Jean et Brun Roger mis en cause par le premier surveillant Dupin, qui affirma les avoir vus participer à la mutinerie avec une arme ;
Sero Jaime, Marqui Alexandre, Sarvisse Félicien et Serveto Bertran, tous les quatre blessés, le dernier par une grenade. Parmi eux, seul Serveto reconnut avoir transporté des matelas pour attaquer le mirador, les autres nièrent toute participation active. ;
Vigne Jean, Guiral Louis et Pelouze Gabriel, tous trois mis en cause par le détenu L., Vigne et Pelouze pour avoir commandé l’attaque du mirador, le dernier donnant des ordres et Guiral pour avoir défoncé le plafond de la lingerie et jeté des grenades sur le mirador ;
Canet Jean, légèrement blessé au bras ;
Fieschi Pascal, accusé par le surveillant-chef d’avoir agressé le directeur ;
Brinetti Henri, accusé par le surveillant-chef d’être l’agresseur de l’inspecteur et, par un surveillant, de l’avoir menacé d’un revolver.
Seuls deux des principaux responsables, Auzias et Bernard, ont donc été mis en cause. Le seul détenu « dénonciateur », était un blessé : Lucien L., lequel, sans doute dans l’espoir de voir sa vie épargnée, se déclara immédiatement disposé à raconter tout ce qu’il savait sur les événements du 19 février. Parmi les mille deux cents détenus interrogés, c’est le seul qui parla, et ses déclarations furent lourdes de conséquences...



Les condamnations à mort par une cour martiale du régime de Vichy


Le mercredi 23 février, à quatre heures du matin, une cour martiale se réunit pour l’examen de quatorze procès-verbaux, parmi les seize initialement choisis. Les cours martiales ont été créées par la loi du 20 janvier 1944 pour suppléer au laxisme supposé des autres juridictions face au développement de la lutte armée contre les Allemands et le régime de Vichy. « Ces juridictions – écrit l’historienne Virginie Sansico, art. cit. – ont très tôt été qualifiées de « cours martiales de la Milice », alors qu’il aurait fallu parler des « cours martiales du secrétariat général au Maintien de l’ordre (SGMO) ». La nuance est de taille : seule la mise en évidence du rattachement au SGMO permet de saisir le caractère centralisé et étatique de l’organisation des cours martiales, et donc de comprendre la signification réelle de ces juridictions. Au contraire, les considérer, comme c’est encore parfois le cas, comme des instances dépendant de la Milice – et non de l’Etat – tend à minimiser l’importance politique qu’a revêtue leur création, et à classer les dizaines de condamnations à mort qu’elles ont prononcées parmi les innombrables exactions miliciennes, généralement perçues (bien souvent à tort, là encore) comme désordonnées et hors du cadre légal. Or, le texte de la loi du 20 janvier 1944 portant création des cours martiales ne comporte aucune référence à la Milice. Son article premier stipule que « le secrétaire général au Maintien de l’ordre est autorisé à créer par arrêté une ou plusieurs cours martiales ». Certes, Joseph Darnand est le fondateur de la Milice, et sa nomination au poste de secrétaire général au Maintien de l’ordre marque l’entrée de cette dernière au gouvernement. Mais « l’Etat milicien » qui se met en place au début de l’année 1944 ne se résume pas à la Milice. Et le SGMO, bien que composé de nombreux miliciens, est avant tout le pilier central du gouvernement de Vichy en matière répressive : c’est dans ce cadre-là que sont créées les cours martiales, et on ne peut en saisir toute la signification sans prendre en considération l’ensemble de ces paramètres. »
Deux détenus échappèrent de justesse à la cour martiale : le dénonciateur en contrepartie de ses révélations, et Brinetti, mis hors de cause par l’inspecteur qui ne reconnut pas en lui l’homme désigné comme son agresseur. Notons que Pascal Fieschi, accusé d’avoir capturé le directeur, fut lui amené à comparaître car il avait été formellement reconnu par ce dernier comme étant son assaillant. Les témoignages recueillis auprès du personnel furent donc déterminants. Les procès-verbaux furent remis à la cour martiale qui délibèra à huis clos. Les « juges » de la cour ne purent être identifiés. Ni défense, ni recours. Douze détenus sur quatorze furent condamnés à mort, les deux autres, Fieschi et Canet devant être présentés devant le procureur de la République afin d’être poursuivis par la section spéciale de la cour d’appel. A dix heures, le président de la cour martiale, assisté de deux juges, lut la sentence aux condamnés. Une heure plus tard ils tombaient sous les balles.

L’exécution de douze résistants


Henri Auzias, né le 9 avril 1912 à Villevieille (Basses-Alpes, Alpes-de-Haute-Provence).
Fernand Bernard, né le 10 juin 1906 à Perpignan (Pyrénées-Orientales).
Roger Brun, né le 31 août 1922 à Peschadoires (Puy de Dôme)
Jean Chauvet, né le 11 septembre 1921 à Nîmes (Gard)
Louis Guiral, né le 8 février 1908 à Mondragon (Tarn)
Alexandre Marqui, né le 8 juin 1914 à Lourdes (Hautes-Pyrénées)
Gabriel Pelouze, né le 8 janvier 1910 à Carcassonne (Aude)
Félicien (Émile) Sarvisse, né le 9 juin 1922 à Ouveillan (Aude)
Jaime Sero-Bernat, né le 10 janvier 1920 à Lérida (Espagne)
Domènec Servetó Bertran, né le 4 août 1904 à Terrassa [Tarrasa] (Espagne)
Joseph Stern, né le 19 avril 1916 à Chisinau (Bessarabie)
. Jean Vigne, né le 19 mars 1912 à Boisset-Gaujac (Gard)



Ils furent fusillés par un peloton français mercredi 23 février 1944 à 11h dans la cour d’étendage de la prison. Les poteaux avaient été plantés à deux mètres du mur avec derrière eux des panneaux pour éviter les ricochets des balles. L’intendant de police Hornus désigna le lieutenant Martin qui, depuis janvier 1944, était à la tête de la garde extérieure de la centrale pour commander le peloton. Les hommes désignés d’office pour le composer – 6 fusilleurs pour un condamné - appartenaient au GMR Gascogne, au 5e régiment des gardes mobiles de Toulouse et à la gendarmerie de Villeneuve-sur-Lot. Il y eut, semble-t-il, des réticences, mais tous finirent par obéir aux ordres…
L’attitude courageuse des condamnés frappa les témoins. Selon le témoignage de C. Robert, l’un des douze surveillants désignés pour les accompagner avec un pasteur et un curé, aumôniers de la prison : « Après la sentence, les condamnés ont entonné la Marseillaise, tout le monde était au garde à vous, et les gardes mobiles ont présenté les armes. Auzias a pris la parole déclarant notamment : « Nous allons mourir en braves pour vous tous, pour sauver la liberté et surtout pour la libération de la France ». A nouveau ils ont chanté des chants patriotiques puis ils ont demandé d’écrire (enchaînés). Le lieutenant leur a donné cinq minutes montre en main pour terminer. Auzias a demandé à parler à Schivo et lui reproché de ne pas avoir tenu parole. Chauvet a fait remarquer au GM et aux GMR le crime qu’ils allaient commettre en tirant sur des Français. Ils ont refusé qu’on leur bande les yeux disant qu’ils savaient mourir en Français et en regardant leurs assassins. » Les fusillés furent inhumés au cimetière Sainte-Catherine d’Eysses, sous surveillance policière pour empêcher toute manifestation.

De la centrale d’Eysses à Dachau

Outre les deux « rescapés » de la cour martiale, Canet et Fieschi, dix-neuf autres dossiers devaient être soumis à la section spéciale. Les détenus visés étaient tous suspectés, soit d’avoir participé activement à la mutinerie (sept détenus), soit d’avoir joué un rôle dans l’organisation clandestine des prisonniers (douze détenus). Au total, vingt et un dossiers furent renvoyés devant la section spéciale d’Agen ; ces hommes ont été envoyés au quartier cellulaire avec une trentaine d’autres détenus contre lesquels aucune charge particulière n’était retenue, mais qui avaient été mis de côté lors de la sélection du 20 février, soit en raison de leur insubordination, soit après avoir été désignés par le personnel. Le quartier cellulaire devint alors pour les détenus et la Résistance extérieure le « quartier des otages ». Trente six détenus du quartier cellulaire furent transférés vers la prison de Blois le 18 mai avant de rejoindre Compiègne pour être déportés. Les autres -1121 - furent livrés par Vichy aux autorités allemandes, en l’occurrence les SS de la division Das Reich, le 30 mai 1944 et déportés à Dachau.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article177538, notice Villeneuve-sur-Lot (Lot-et-Garonne), Centrale d'Eysses, 23 février 1944 par Fabrice Bourrée, Dominique Tantin, version mise en ligne le 25 décembre 2015, dernière modification le 22 novembre 2022.

Par Fabrice Bourrée, Dominique Tantin

SOURCES : Corinne Jaladieu, La prison politique sous Vichy. L’exemple des centrales d’Eysses et de Rennes, L’Harmattan, 2007. — Corinne Jaladieu, Michel Lautissier, Centrale d’Eysses, Douze fusillés pour la République, Récits historiques et témoignages, Association pour la mémoire d’Eysses, Conseil général du Lot-et-Garonne, juin 2004. — Amicale des Anciens d’Eysses présente Eysses contre Vichy 1940-…, Paris, Éditions Tirésias, Michel Reynaud, 1992. — Virginie Sansico, France, 1944 : maintien de l’ordre et exception judiciaire. Les cours martiales du régime de Vichy, Histoire@Politique. Politique, culture, société, N°3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr. — Fabrice Bourré, articles sur la révolte d’Eysses dans le Musée de la Résistance en ligne.
Pages Internet consultées en décembre 2015 :
-  Site officiel de l’Association nationale pour la mémoire des résistants et patriotes emprisonnés à Eysses
-  Musée de la Résistance en ligne, les 12 fusillés d’Eysses
-  Musée de la Résistance en ligne, Arrêt de la cour martiale
-  Musée de la Résistance en ligne,rapport anonyme sur la cour martiale et les exécutions
-  Exposition virtuelle sur Eysses (Corinne Jaladieu)

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