TILLION Germaine

Par Julien Blanc

Née le 30 mai 1907 à Allègre (Haute-Loire), morte le 19 avril 2008 à Saint-Mandé (Val-de-Marne) ; ethnologue ; résistante et déportée en Allemagne ; créatrice des Centres sociaux pendant la guerre d’Algérie.

D’origine bourguignonne par son père et auvergnate par sa mère, Germaine Tillion vit le jour en 1907 à Allègre, petite ville de Haute-Loire. Elle grandit dans un milieu bourgeois, intellectuel et catholique. Son père magistrat mourut d’une pneumonie en 1925 laissant à sa femme Emilie la charge de leurs deux filles, Germaine et Françoise, sa cadette de deux ans. Emilie Tillion travailla alors aux Editions Hachette où elle créa et dirigea la collection des Guides bleus sur les régions de France et les pays d’Europe.

Au terme de ses études secondaires, Germaine Tillion s’intéressa d’abord à la préhistoire, à l’archéologie et à la psychologie. Elle se tourna ensuite vers l’ethnologie en suivant les cours de Marcel Mauss qui l’orienta vers le monde berbère et lui conseilla de suivre l’enseignement de l’islamologue Louis Massignon lequel devint son co-directeur de thèse. En 1934, à l’âge de vingt-sept ans et grâce à une bourse de l’International Institute of African Languages and Cultures, elle partit en compagnie de Thérèse Rivière pour une première mission d’étude au cœur du massif montagneux de l’Aurès dans l’Est algérien. Les deux jeunes ethnologues choisirent de s’installer dans le Douar le plus pauvre et le plus isolé de l’Ahmar Khaddou, à quatorze heures de cheval du premier poste administratif français. Dans le cadre de sa thèse d’ethnologie qui portait sur les systèmes de parenté, les mythes et la vie sociale d’une tribu Chaouïa, les Ah-Abderrahman, Germaine Tillion effectua trois missions scientifiques successives entre 1934 et 1940, entrecoupées en 1938 d’un séjour en France où elle fréquenta assidûment la bibliothèque du nouveau musée de l’Homme dirigée par Yvonne Oddon avec qui elle se lia d’amitié.

En mai 1940, au terme de sa dernière mission, elle quitta l’Algérie et rentra en métropole. Elle rejoignit donc Paris le 9 juin 1940 en pleine débâcle. Bouleversée par l’effondrement du pays, elle refusa immédiatement l’armistice et chercha tout de suite à « faire quelque chose ». Ce fut en se rendant au siège parisien de la Croix Rouge qu’elle entendit parler de Paul Hauet, colonel en retraite de soixante-treize ans qui brûlait lui aussi d’agir. Ensemble, ils décidèrent de reprendre en main une association d’entraide, l’UNCC (Union nationale des combattants coloniaux), spécialisée dans l’assistance aux prisonniers de guerre originaires d’outre-mer. Depuis le siège de l’association situé rue Bréguet dans le XIe arrondissement de Paris, Germaine Tillion recensa les camps de prisonniers, expédia lettres et colis, recruta des marraines de guerre qui visitèrent les détenus. Très vite, derrière cette façade légale, se développa un actif centre de résistance qui mit sur pied des filières d’évasion, tenta de contrer la propagande allemande dans les milieux indigènes ou encore collecta des renseignements militaires.

Véritable « tête-chercheuse » de la Résistance pionnière en zone occupée, bien introduit dans des milieux variés, elle tissa des liens avec de multiples noyaux aussi bien à Paris qu’en province (Metz, Bordeaux, Blois et les Pays de Loire). Dès l’automne 1940, l’UNCC entra en contact avec des groupes fédérés par Maurice de La Rochère, colonel lui aussi et vieux camarade de Paul Hauet, et avec une cellule active au Musée de l’Homme autour d’un trio composé du linguiste Boris Vildé, de l’anthropologue Anatole Lewitsky et d’Yvonne Oddon. Entre ces trois « secteurs » à l’origine distincts (secteur Tillion-Hauet, secteur La Rochère, secteur Vildé) s’ébaucha alors une coopération, surtout dans le domaine du renseignement militaire. Une « nébuleuse » qui sous le nom après-guerre de « réseau du musée de l’Homme », prit forme mais cette construction fut rapidement mise à mal par la répression.

Après les coups de filet qui décimèrent les pionniers du palais de Chaillot au printemps 1941, les groupes La Rochère furent touchés à l’automne. Dans les deux cas, ce fut l’action d’agents doubles infiltrés qui fut cause des arrestations. Germaine Tillion se dépensa sans compter pour venir en aide à ses camarades du musée emprisonnés. En vain ; jugés par une cour militaire allemande en février 1942, dix d’entre eux furent condamnés à mort et sept finalement exécutés. Dans le même temps, elle diversifia ses activités clandestines. Élargissant ses connexions à de nouvelles organisations (les mouvements Valmy et Ceux de la Résistance –CDLR -, le réseau anglais Gloria SMH…), elle continua à jouer un rôle essentiel « d’interface ». Alors qu’elle préparait l’évasion de Pierre de Vomécourt, elle fut victime de la trahison de l’abbé Robert Alesch, vicaire de la Varenne et agent de l’Abwehr infiltré au sein de Gloria SMH.

Arrêtée le 13 août 1942 à la gare de Lyon, d’abord incarcérée à la prison de La Santé pendant deux mois, elle fut ensuite transférée à Fresnes où elle resta un an. Elle y apprit en janvier 1943 que sa mère Émilie avait été arrêtée. Grâce à son amie d’enfance Marcelle Monmarché qui lui fit parvenir du linge et des colis, elle reçut des informations sur le cours de la guerre qu’elle transmit à ses codétenues, communiqua à l’extérieur les nouvelles de la prison et fit passer des directives. Cinq chefs d’inculpations furent retenus contre Germaine Tillion (parmi lesquels espionnage et aide aux ennemis de l’Allemagne) mais elle fut finalement déportée sans jugement au camp allemand de Ravensbrück où elle arriva le 31 octobre 1943 comme prisonnière NN (Nacht und Nebel). Sa mère (née le 19 février 1876 à talizat, cantal) la rejoignit le 31 janvier 44 et fut assassinée le 2 mars 1945 dans la chambre à gaz du camp à la suite d’une sélection. Durant les dix-sept mois qu’elle passa en déportation, elle enquêta sans relâche pour comprendre de l’intérieur le fonctionnement de la machine de mort nazie. Elle dressa ainsi organigrammes et listes, rédigea des fiches individuelles, interrogea les déportées, collecta et camoufla des documents, en particulier des photos des expériences médicales menées par les médecins SS sur des cobayes humains. « Ethnologue au camp de concentration » selon la formule de sa compagne de déportation Anise Postel-Vinay, elle donna à ses camarades une conférence clandestine en mars 1944, convaincue que seule une connaissance fine du système oppressif permet de le combattre. En rédigeant Le Verfügbar aux Enfers, une opérette-revue en trois actes qui mettait en scène la vie des détenues et dont elle fit la lecture le soir à ses camarades, elle utilisa l’humour et le rire comme arme de Résistance. Le 23 avril 1945, elle fit partie d’un convoi de 300 françaises libérées par Heinrich Himmler et remises à la Croix-Rouge suédoise. Après quelques semaines passées en Suède où elle poursuivit ses investigations sur le camp, elle fut rapatriée en France par avion le 11 juillet 1945.

Seul chef de secteur encore en vie, elle prit en charge la liquidation administrative de son organisation de Résistance qu’elle « homologua » sous le nom de « réseau musée de l’Homme-Hauet-Vildé », réseau reconnu par la France Combattante.
Pendant près de dix ans, elle consacra l’essentiel de son temps à constituer une abondante documentation sur la Résistance et la déportation et à témoigner. Membre fondatrice de l’Association des anciennes déportées et internées de la Résistance (ADIR), elle participa à la Commission du livre blanc sur l’histoire de l’internement et de la déportation (1945) et assiste aux procès de Hambourg (1947) puis de Rastadt (1949-1950) qui jugeaient les responsables nazis de Ravensbrück. Considérant que « la justice et la vérité comptent plus que n’importe quel intérêt politique », elle représenta aussi l’ADIR au sein de la Commission internationale contre le régime concentrationnaire (CICRC), fondée par David Rousset en 1949 pour enquêter sur tous les camps, y compris soviétiques.

En 1954, les événements tragiques d’Algérie la ramenèrent dans un pays qu’elle avait quitté en 1940. Pendant trois ans, chargée de mission au cabinet de Jacques Soustelle, Gouverneur général à Alger, elle consacra son énergie à lutter contre la « clochardisation » galopante de la société algérienne en mettant en place, à travers la création des Centres sociaux, des structures de soins et d’éducation pour enfants et adultes. En 1962, à la veille de l’indépendance, cent-vingt de ces centres, animés par plus de mille moniteurs et monitrices, fonctionnaient à travers toute l’Algérie, aussi bien dans les zones rurales pauvres que dans les bidonvilles. A partir de 1957, alors que la lutte pour l’indépendance faisait rage avec son cortège de violences, elle participa à une commission d’enquête sur les camps et les prisons ce qui l’amenèrent à dénoncer l’usage de la torture, l’arbitraire et les exactions, d’où qu’elles venaient.

Directrice d’études à l’École Pratique des Hautes Études (EPHE) à partir de 1959, elle publia de nombreux ouvrages aussi bien sur la guerre d’Algérie (L’Algérie en 1957 et Les Ennemis complémentaires qui date de 1960), l’univers concentrationnaire (Ravensbrück dont les trois éditions paraissent en 1946, 1973 et 1988) et l’ethnologie (Le Harem et les Cousins en 1966 et Il était une fois l’ethnographie en 2000). Elle poursuivit ses engagements en développant l’enseignement dans les prisons puis à la toute fin de sa vie en militant en faveur des sans-papiers.

Avec sa mort en 2008 à Saint-Mandé où elle résidait à l’âge de cent ans –elle futinhumée à Saint-Maur-des-Fossés - disparut une actrice et un témoin majeur du siècle passé. C’était pour rendre hommage à ce parcours hors du commun que le Président de la République François Hollande choisit de la faire entrer au Panthéon le 27 mai 2015 en même temps que Geneviève Anthonioz-de Gaulle, Pierre Brossolette et Jean Zay.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article179187, notice TILLION Germaine par Julien Blanc, version mise en ligne le 13 mars 2016, dernière modification le 18 avril 2021.

Par Julien Blanc

ŒUVRE CHOISIE : Germaine Tillion, La Traversée du mal ; Entretien avec Jean Lacouture, Arléa, 1997 – Germaine Tillion, À la recherche du vrai et du juste. À propos rompus avec le siècle, Le Seuil, 2001. — Germaine Tillion, Le Verfügbar aux Enfers. Une opérette à Ravensbrück, Éditions de La Martinière, 2005.

SOURCES : Arch. privées Germaine Tillion (BnF) – Arch. Service Historique des Armées – Arch. Nat. 72 AJ 51 et 72 AJ 66 - « Les vies de Germaine Tillion », Esprit, février 2000 - Nancy Wood, Germaine Tillion, une femme-mémoire, Editions Autrement, 2003 – Jean Lacouture, Le Témoignage est un combat. Une biographie de Germaine Tillion, Le Seuil, 2000 – Julien Blanc, Au commencement de la Résistance. Du côté du musée de l’Homme, Le Seuil, 2010.

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