TREMPÉ Rolande, Renée, Lucie

Par Michelle Perrot

Née le 31 mai 1916 à Fontenailles (Seine-et-Marne), morte le 12 avril 2016 à Paris (XVe arr.) ; professeure des Universités ; résistante ; historienne du mouvement ouvrier et de la Résistance.

Rolande Trempé attribuait à l’origine alsacienne de sa famille paternelle un type plutôt germanique qui lui aurait facilité les circulations dans la France occupée. Elle n’a jamais connu son père, René, François, Raphaël Trempé (1888-1918), mort à la guerre à trente ans. Ce jeune homme, né le 12 septembre 1888 à Préfontaine (Loiret ), était ouvrier boulanger itinérant. C’est ainsi qu’il avait rencontré Lucie Aveline Venet, repasseuse dans la campagne briarde. Le jeune couple avait eu un fils, de cinq ans plus âgé que la fille, Rolande, qui n’a jamais cessé de vénérer ce père inconnu. « C’était un bel homme, un rebelle indépendant et séducteur, qui s’est- hélas !- comporté en héros pendant la guerre ». Il avait toujours rêvé d’aventures et l’avait tentée en Afrique du Nord. Il avait un grand courage physique. Sergent dans la 5è compagnie du 9e régiment de marche des zouaves, blessé à Verdun, lors de la première bataille de la Marne, il avait refusé de se replier à l’arrière à la boulangerie militaire qu’on lui proposait ; il avait voulu retourner au front ; il fut tué le 19 juillet 1918, On n’a jamais retrouvé son corps. Irrémédiable absence qui a pesé sur toute la vie de Rolande. La mère avait donné naissance à un garçon (Marcel, Lucien, René), le 22 octobre 1917 et qui mourut le 6 décembre 1917.
La famille fut séparée. Tandis que le garçon restait avec la mère, Rolande fut élevée par ses grands-parents maternels, ouvriers agricoles en Brie, et notamment par sa grand-mère Arline, elle aussi orpheline de guerre : Arline avait perdu son père, victime des « Prussiens », lors de la guerre de 1870 ; placée dans un orphelinat de religieuses, dont elle avait détesté la discipline, elle en avait conçu un anticléricalisme transmis à sa petite-fille. Elle avait ensuite servi dans un château et appris les « bonnes manières ». De cette enfance rurale, pauvre, mais aimante, libre et gaie, Rolande a gardé le souvenir des courses en forêt avec son grand-père que, manquant l’école, elle aidait pour le bûcheronnage, et des veillées où elle lisait à ses grands-parents quasi illettrés Le Petit Journal Illustré. Fille d’un héros reconnu et décoré, pupille de la Nation (jugement du tribunal civil de Melun, 1er mai 1919), Rolande a bénéficié de bourses (l’une comme pupille, l’autre par concours) qui ont permis à la bonne élève qu’elle était de gravir les échelons de l’école. La « méritocratie républicaine » a d’autant mieux fonctionné que sa mère, devenue infirmière lingère à l’école normale d’instituteurs de Melun, encouragée par l’intendant de l’école, rêvait de voir normalienne cette fille avec laquelle elle s’entendait pourtant médiocrement. Le Primaire supérieur était alors la filière accessible aux classes populaires. Rolande s’y engagea résolument, passa avec succès le brevet supérieur, puis le concours d’entrée de l’École normale d’institutrices en 1934, de justesse en raison de piètres résultats à l’épreuve de couture ! L’ École normale, c’était l’internat, que Rolande, éprise de grand air et de liberté, n’appréciait guère. Sortir, avoir des nouvelles de l’extérieur l’obsédaient et elle fugua parfois. Elle fut successivement à Melun, Rennes et, de 1936 à 1938, à Rouen dont la directrice était une disciple de Félix Pécaut, le fondateur de l’École Normale supérieure de Fontenay, temple de la laïcité. Reçue au concours de professeur des EPS (Écoles primaires supérieures), Rolande demanda une affectation pour l’Algérie- sur les traces de son père ?- et fut nommée à Constantine. Elle aimait la Méditerranée, découverte grâce à la colonie de vacances des pupilles de la Nation, à Nice, où elle avait passé des jours heureux, expérimentant sa première voiture, immatriculée dans les Alpes-Maritimes. La conduite automobile fut une des passions de cette sportive qui avait rêvé d’être pilote d’avion : une tentative à Rennes s’était heurtée au machisme du milieu. Ni le professorat ni l’Histoire ne l’attiraient vraiment. A l’enseignement de l’histoire-géographie, elle préférait celui de l’éducation physique. Le goût de l’Histoire serait pour plus tard.
Elle ne devait jamais rejoindre Constantine. Elle était à la terrasse d’un café à Vence, début septembre 1939, quand elle apprit la déclaration de guerre de la France à l’Allemagne. Un choc. Un souci : sa mère, qu’elle ne voulait pas laisser seule en France, d’autant plus que son frère était mobilisé. Elle renonça par devoir à son affectation algérienne et obtint une nomination dans les Ardennes, à l’école primaire supérieure de filles à Charleville-Mézières. Son arrivée au volant de sa Ford ne passa pas inaperçue. « Je fus considérée comme une curiosité », se souvenait-elle avec amusement. L’École devait placer des bons pour la défense nationale. La directrice désigna Rolande pour cette tâche. Elle fit avec succès des conférences dans tous les établissements, sans renoncer à ses convictions pacifistes, ce qui était une gageure. Son talent oratoire lui valut les compliments du secrétaire général de la préfecture des Ardennes, Bonneau-Delamarre, médiéviste à ses heures ; il lui délivra un laissez-passer qui lui permit de circuler en voiture dans tout le pays.
Peine perdue. Ce fut la défaite, l’exode. C’est par le train, que, évacuée d’office vers la Vendée, le 10 mai 1940, elle gagna Nantes, et s’arrêta chez une amie à Vertou. Autre choc, décisif : sa première vision de l’armée allemande, martiale, magnifique, terrible dans la glorieuse lumière d’un clair de lune de juin. Elle pensa à son père, au héros de Verdun. C’était une blessure « intolérable, insupportable », qui décida de son engagement. Résister s’imposa à elle comme une évidence. Mais comment ?
Le premier contact s’établit par l’Institut de géographie à Paris où Rolande avait décidé de poursuivre ses études en vue d’une agrégation du secondaire. Elle rencontra André Cholley, et se lia avec le futur inspecteur général René Clozier, ancien combattant et gazé de la Grande Guerre. Affectée à l’enseignement par correspondance, Rolande s’ennuya quelque peu à corriger des copies, soulagée d’être affectée à l’éducation physique et sportive et se réjouit presque d’être rappelée en 1942 par l’inspection d’académie des Ardennes. A Mézières, elle retrouva Andrée Larouquette, rencontrée en 1939, et compagne de toute sa vie. Les Ardennes étaient en zone interdite. Les Allemands y menaient une politique d’occupation des terres qu’ils faisaient cultiver par des travailleurs polonais réquisitionnés. La population leur était résolument hostile, mais la résistance s’y développa tardivement. Rolande se connecta de diverses manières : par un instituteur détaché à l’inspection académique, Ulysse Dominé, et par un certain César, militant communiste du Nord, dont elle découvrit plus tard qu’il était mineur, sans jamais connaître son nom. C’est dans la clandestinité que cette rebelle à tout parti adhéra au Parti communiste ardennais. Elle-même ne fut jamais clandestine et exerça ses diverses activités sous le couvert de son métier, voire du Secours national, dont elle soutenait l’action sociale, l’aide aux prisonniers par exemple, ayant même obtenu de garder sa voiture et bénéficiant de laissez-passer qui lui permettaient d’être un agent de liaison particulièrement efficace, tant pour les FTP que pour le Parti.
La fabrication du matériel de propagande était particulièrement délicate. Rolande et Andrée, en 1943, demeuraient dans le logement de l’école d’Houldizy, chez l’institutrice communiste et résistante Yvette Dauby. Les trois femmes formaient une cellule très efficiente, en dépit d’instruments défectueux. Elles disposaient d’un petit bureau et d’une ronéo médiocre. Un jour qu’elles faisaient sécher des tracts trop imbibés d’encre, on vint leur annoncer l’arrivée d’une compagnie qui allait occuper le village et l’école. Elles n’eurent que le temps de replier le matériel au grenier, au nez et à la barbe des Allemands dont le responsable a peut-être fermé les yeux. On était toujours sur la corde raide et plus encore dans les liaisons avec le nord ou avec Paris, voyages risqués, semés d’incidents, auxquels Rolande ne renonça jamais.
Ces implications multiples – enseignement, action sociale, résistance - donnèrent à Rolande Trempé une connaissance remarquable du terrain ardennais, notamment parmi les femmes. Elle créa les bases de ce qui allait devenir à la Libération l’Union des femmes françaises, organisation de masse du Parti communiste. Celui-ci lui en confia officiellement la responsabilité comme secrétaire générale du département et elle y déploya une débordante activité, notamment pour l’accueil aux prisonniers et aux déportés. Devenues électrices, les femmes étaient un enjeu. Pour nombre d’entre elles, Rolande était leur candidate naturelle. Le Parti la souhaitait sur sa liste en raison de sa popularité, mais en position inéligible, car il redoutait l’aura de cette militante indocile et critique. Il entreprit alors une campagne de dénigrement systématique, comme il en avait le secret. Rolande était indisciplinée. N’avait-elle pas fait du marché noir ? ne vivait-elle pas avec une femme ? Et pire que tout, elle avait refusé de désapprouver un camarade trotskiste. Le Parti insinuait le venin au lycée comme dans la ville. « Je trouvais cela intolérable. J’ai refusé de reconnaître les erreurs que je n’ai pas commises. Je n’ai pas été exclue mais j’ai été mise sur la touche. Du coup, prise de colère, j’ai rendu toutes mes responsabilités, même à l’UFF, et j’ai quitté les Ardennes » pour toujours. Rupture douloureuse, car l’expérience ardennaise a été décisive dans la vie militante, politique, professionnelle, personnelle de Rolande Trempé.
Désireuse de changer de lieu et de statut, Rolande avait passé le concours de l’ENNA (École Normale d’Apprentissage, fondée en 1946). Elle débarqua à Toulouse à l’automne 1947 pour enseigner la pédagogie à la section féminine de l’École Nationale d’Apprentissage de Toulouse où elle fut nommée officiellement le 1er janvier 1948. Par ailleurs, les perspectives professionnelles avaient changé. La filière du Primaire supérieur avait été supprimée en 1941 par Carcopino et des équivalences donnaient accès à l’Université. Rolande s’y employa, obtint sa licence et décida de faire un diplôme d’études supérieures (maîtrise). Elle demanda un rendez-vous au doyen Jacques Godechot qui raconte, dans la préface qu’il donna à sa thèse, près de vingt après : « Un jour de novembre 1952, une jeune professeur à l’École normale nationale d’apprentissage de Toulouse frappa timidement à la porte de mon bureau à la Faculté des Lettres : c’était Rolande Trempé ». Rencontre décisive : le grand historien de la Révolution l’oriente vers Jaurès et les archives départementales du Tarn. Elle découvre leur richesse et celle du mouvement ouvrier. Le social l’attire plus que le politique. Elle travaillera sur les mineurs de Carmaux. D’abord pour un diplôme réalisé en deux ans (mention T.B) ; puis pour une thèse à laquelle l’encourage vivement Godechot. Cet intellectuel juif, républicain, résistant, lié aux grandes familles industrielles du Languedoc (sa femme appartenait à celle des verriers du Bousquet d’Orb, où Rolande fut souvent reçue), appréciait la personnalité de Rolande, son énergie, et l’intelligence novatrice de son travail. Il la soutint constamment. Les archives se révélaient surabondantes, surtout du côté de l’entreprise : le marquis de Solages, ex-concessionnaire des mines nationalisées en 1946, les ouvrit largement à Rolande. Les sources syndicales furent plus décevantes, mais permirent néanmoins de saisir des personnalités comme celle de Jean-Baptiste Calvignac, dont elle devait plus tard publier les « mémoires ». Mais leur dépouillement exigeait beaucoup de temps, difficilement conciliable avec un enseignement assez lourd à l’ENNA. En 1964, elle est nommée assistante à l’Université, dont la structure hiérarchique lui pèse, ce qui l’incite à achever sa thèse pour conquérir enfin son indépendance. Elle l’aurait soutenue en 1968, si les « évènements », auxquels elle participa activement, mais de manière distanciée, ne l’en avaient empêchée. Partie remise : le 21 juin 1969, un jury prestigieux décerna à Rolande Trempé le titre de docteur d’État, avec la mention « très honorable » et les félicitations du jury. Ernest Labrousse, grand maître de l’histoire économique et sociale en France, avait salué avec enthousiasme cette grande thèse d’histoire ouvrière, « vivante illustration des premiers chapitres du Capital ». C’était une nouvelle étape dans la carrière de Rolande. Maître de conférences au moment de sa soutenance, Rolande Trempé est nommée en 1970 (11 juin) professeur « sans chaire » dans une maîtrise « Histoire du travail et des travailleurs » à laquelle elle donna une impulsion décisive jusqu’à sa retraite en 1983.
Rompue à des milieux et à des enseignements divers, Rolande fut une professeure innovante, dans le contenu comme dans les méthodes pédagogiques. Très bonne oratrice, elle ne répugnait pas à l’exposé magistral, à condition qu’il soit accompagné de débats par lesquels les étudiants pouvaient s’exprimer et s’emparer du savoir. Elle favorisait les méthodes actives, l’utilisation de documents, les enquêtes de terrain, notamment et de plus en plus, le recours aux entretiens pour faire surgir la parole des sans-voix, mais aussi l’incorporation de l’actualité, convaincue comme Marc Bloch des liens indissolubles entre passé et présent. Très populaire parmi les étudiants, elle refusait toute démagogie, ainsi en 1968. Celle que certains appelaient « la vieille pétroleuse » comprenait leur protestation, mais était sceptique devant les « illusions révolutionnaires » de jeunes gens qui lui paraissaient parfois bien légers, réticente devant leur critique d’une société de consommation dont ils étaient les enfants gâtés, réservée devant un anticommunisme qu’elle se refusait à partager. Cette libertaire a toujours parlé du « Parti » avec respect. N’était-il pas celui de la classe ouvrière ? Les conflits pourtant s’aggravèrent et, après la répression soviétique en Tchécoslovaquie, elle rendit sa carte.
Elle investit son énergie dans la réforme universitaire et dans la recherche. A Toulouse d’abord. Avec son assistant, Rémy Pech, elle développa des cours construits avec les étudiants, qu’elle entraîne dans la visite des sites industriels régionaux et nationaux. Elle dirigea de nombreuses maîtrises et thèses sur le mouvement ouvrier, comme celle de Rémy Cazals sur les délaineurs de Mazamet ; elle les encourage à recueillir la mémoire locale, écrite ou orale. Elle est une des premières à utiliser la vidéo pour des entretiens filmés. A partir de mars 1982, elle participe à un Groupement de recherche coopérative (Greco) sur le thème « Travail et travailleurs aux XIXè et XXè siècles », aux côtés de Madeleine Rebérioux et Antoine Prost, avec Michel Verret, Olivier Kourchid, Françoise Cribier. Elle voyagea aussi : un peu partout en Europe (l’Espagne, c’est la porte à côté de Toulouse), au Québec où elle présenta une communication sur le syndicalisme minier français, aux États-Unis où la police lui fit des misères à l’entrée sur le territoire, ce qui ne l’empêcha pas d’aimer New York, son architecture et son « melting pot ». Le Mexique surtout la séduisit. A Toulouse, elle accueillit nombre de chercheurs (Joan Scott par exemple pour sa thèse sur les verriers de Carmaux) et d’étudiants étrangers, chinois ou péruviens, qui, lors de la fête organisée à Castres pour ses quatre-vingt ans, lui rendirent de vibrants et poétiques hommages. De Montpalach, sa « bergerie » du Causse (près de Caylus), tapissée de livres, et dont elle aimait tant cultiver le jardin, elle fit avec Andrée un lieu de rencontre ouvert et chaleureux.
L’œuvre de Rolande Trempé s’est développée dans plusieurs directions. Dans l’histoire du travail, la mine et les mineurs, dont elle est devenue une spécialiste incontestée, occupent une place centrale. Première grande thèse d’histoire ouvrière, fondée sur des archives considérables, sur un travail statistique rigoureux, autant que sur les textes et les témoignages de toutes sortes largement cités, cette monographie se voulait « histoire globale » d’un groupe socio-professionnel en formation, saisi dans tous ses aspects : économiques, culturels, sociologiques, psychologiques, sans déterminisme d’aucune sorte. Comment les paysans étaient-ils devenus des paysans-mineurs, des mineurs-paysans, puis des mineurs tout court ? Par quelles stratégies la compagnie minière avait-elle constitué une profession stable et reproductible ? Mais l’était-elle vraiment ? Avait-elle résisté à l’emprise de la discipline ? Et contrainte à la prolétarisation, avait-elle fabriqué pour autant une « conscience de classe » ? Quatre parties structurent l’ouvrage :1/L’entreprise ; 2/La prolétarisation des mineurs ; 3/ Le mouvement revendicatif ; 4/ Syndicalisme et socialisme. Dans une ample conclusion, l’auteure dégage les grandes lignes : la profondeur des mutations, la transformation des modes de vie (« L’armoire a pris la place du coffre, les chaises celle du banc et la machine à coudre se généralise ») dont l’amélioration n’empêche pas la paupérisation relative des mineurs. Elle souligne leur intégration à la République, sensible dans leur réformisme et dans leur mobilisation ordonnée de l’été 1914. « Il y a loin de ces mineurs mobilisés et disciplinés du 2 août 1914 aux mineurs paysans de 1850 ». Carmaux n’est pas un cas isolé. Il témoigne sur la classe ouvrière française dont la Grande Guerre achève en quelque sorte la nationalisation.
Au Mouvement Social, la revue fondée par Jean Maitron en 1960, dont elle a été une fidèle collaboratrice à partir de mi-1961, Rolande Trempé a donné, de 1963 à 1990, une dizaine de contributions, la plupart sur les mineurs. On citera notamment la publication des « Mémoires d’un militant mineur : Jean-Baptiste Calvignac, maire de Carmaux » (n° 43), rare témoignage qui informe « sur la psychologie des militants, tout particulièrement sur la manière dont ils interprètent les évènements qu’ils vivent ». Élargissant son propos, dans Les trois batailles du charbon (1936-1947), Rolande Trempé montre comment interagissent patronat, syndicats ouvriers et État affrontés aux crises charbonnières de 1936, de l’Occupation et de la Libération. Son expertise s’est exercée dans la recherche universitaire, mais aussi syndicale ; la nationalisation des houillères, puis la fermeture des puits s’accompagnaient d’un versement d’archives considérables et de la « patrimonialisation » d’une mémoire de la Mine. À tout cela, Rolande Trempé a été étroitement mêlée, notamment aux côtés de la CGT. Avec Achille Blondeau, elle a collaboré à la création de l’Institut d’histoire sociale de la mine, associant anciens mineurs et universitaires. Elle-même a déposé une partie de ses archives aux Archives nationales du monde du Travail à Roubaix. Lorsqu’elle prit sa retraite, ouvriers et ouvrières du Tarn lui offrirent d’affectueuses « dédicaces » (Cf. Militantisme et histoire, p.46). Elle était très proche des « gens », soucieuse de faire entendre leurs voix, de recueillir leur mémoire. Elle le faisait avec tact, laissant d’abord parler ses interlocuteurs, longuement, sans jamais pourtant perdre le fil de son questionnement. Dans l’enquête orale, sourd l’inattendu : lors des premiers congés payés, les travailleurs de Decazeville et Mazamet disent leur désarroi d’« être payés à ne rien faire » ! (Mouvement Social, n° 150 ). Après un long détour par les mines, Rolande a retrouvé Jean Jaurès, député du Tarn, homme de Carmaux, auquel elle a consacré de nombreuses communications et articles, principalement dans les publications de la Société d’études jaurésiennes, dont elle est devenue vice-présidente, puis présidente d’honneur.
Second domaine de recherche, développé surtout après sa retraite en 1983 : la Résistance. Dans trois directions : la région Midi-Pyrénées, les étrangers, les femmes. Elle avait des liens particuliers avec des réfugiés espagnols, comme Vicente Lopez Tovar (1909-1998) républicain devenu FFI et organisateur de l’invasion du Val d’Aran contre les forces de Franco en 1944. À partir des témoignages, Rolande Trempé a constitué une considérable banque de données (orales et visuelles) et réalisé plusieurs films (dont l’un sur les FTP-MOI (1992) et un autre sur le camp de femmes de Rieucros (1994). « Où sont passées les Résistantes dans la mémoire nationale ? », se demandait-elle avec Marie-France Brive (Militantisme et Histoire, p. 19-25). Elle savait combien les femmes avaient été efficaces, discrètes et minorées.
Ce silence l’a confortée dans la très ancienne conscience qu’elle avait d’une domination masculine éprouvée dans les systèmes éducatifs (des religieuses aux institutrices) et jusque dans le PCF. A la Libération, la tonte des femmes, à Charleville, la révolta : « J’ai protesté à ma manière, je me suis fait couper les cheveux très courts ». Lors du premier vote des femmes en 1945, elle constatait dans les Ardennes la sujétion de femmes auxquelles leurs maris dictaient quasiment leur vote. Les familles de mineurs sont très patriarcales elles aussi et capter la voix des femmes n’est pas évident. Toutes ces raisons l’ont convaincue du bien-fondé d’une histoire des femmes dont l’Université de Toulouse-Le Mirail est devenue, dans les années 1980, autour d’elle, de Marie-France Brive et d’Agnès Fine, un centre particulièrement actif ; elles fondèrent le GRIEF, matrice du « groupe Simone », qui accueillit le premier et fameux colloque de 1982, Femmes, féminisme et recherche, et en 1989, un autre sur « les femmes et la Révolution française ». Elle participa à la direction de l’ATP « Femmes » du CNRS, mais se consacra surtout par la suite au recueil de la mémoire des femmes dans la Résistance. Très sollicitée, elle donna de nombreuses interviews, notamment lors du soixante-dixième anniversaire du premier vote des femmes (1945). Féministe, Rolande ? Elle s’en défendait, irritée par les divisions des féministes et dans son souci prioritaire du social. Mais en l’occurrence les mots comptent moins que les actes. Et le mouvement des femmes la revendique comme une de ses créatrices. Cette rebelle, généreuse, joyeuse, ouverte, dépourvue de tout préjugé, engagée sans emphase, critique sans acrimonie, fut une pionnière éprise de liberté dont le rire fraternel traverse notre temps.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article179921, notice TREMPÉ Rolande, Renée, Lucie par Michelle Perrot, version mise en ligne le 15 avril 2016, dernière modification le 2 novembre 2022.

Par Michelle Perrot

ŒUVRE CHOISIE : Les mineurs de Carmaux, 1848-1914, 2 volumes, Paris, Éditions ouvrières, 1971. — La JOC (avec Pierre Pierrard et Michel Launay), Paris, Éditions ouvrières, 1984. — Les trois batailles du charbon (1936-1947), Paris, La Découverte, 1989. — Solidaires : les Bourses du travail, Scanéditions, 1993. — Participation à : Claude Willard (sous la direction), La France ouvrière, Les Éditions sociales.
Principaux articles publiés dans Le Mouvement social : « Les administrateurs des mines de Carmaux », « Mémoires d’un militant mineur : Jean-Baptiste Calvignac, maire de Carmaux », n° 43, avril-juin 1963 ; compte-rendu du colloque « Jaurès et la nation », n° 49, octobre-décembre 1964 ; « Le réformisme des mineurs français à la fin du XIXè siècle », communication au colloque de Londres (avril 1966), « Avec ou sans l’État ? », n° 65, octobre-décembre 1968 ; présentation du numéro spécial, « Naissance de la classe ouvrière » , n° 97, octobre-décembre 1976 ; « Sur le permanent dans le mouvement ouvrier français », n° 99, avril-juin 1977 ; « Histoire ouvrière et centrales syndicales : la CGT », n° 100, juillet-septembre 1977 ; « Travail à la mine et vieillissement des mineurs au XIXe siècle », n° 124, juillet-septembre 1983 ; « Les premiers congés payés à Decazeville et à Mazamet » (avec Alain Boscus), n° 150, janvier-mars 1990. — « Les caractéristiques du syndicalisme minier français et son apport au mouvement ouvrier français », Historical Papers/Communications historiques, vol. 16, n° 1, 1981, p. 144-154. — Films dont Rolande Trempé est scénariste, conseillère scientifique ou directrice : Un capitoul nommé Jaurès : juillet 1890-janvier 1893, France 3 Toulouse, 29 novembre 1977. — Films en 16mm réalisés à partir de 1979 : Carmaux 48, 1979. Les paysans de la vallée d’Aspe, les réfugiés espagnols de la région de Toulouse, les patrons et les ouvriers du textile en pays d’Omex ; Mémoire de résistance : FTP-MOI, 1992 ; Camps de femmes, 1994 ; Paroles données, 1996 ; Résistantes, de l’ombre à la lumière, 2005.

SOURCES : Didier Bigorgne, correspondant du Maitron dans les Ardennes, notice préparatoire au Maitron. — Patrick Fridenson, « Vivre au pays noir », Critique, mars 1975, p. 349-358. — Marie-Danielle Demelas et Alain Boscus (dir.), Militantisme et Histoire, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2000 (ouvrage collectif particulièrement riche). — Clair Juilliet, « Rolande Trempé, une historienne dans son siècle », 16 mars 2015 Site Mondes sociaux. — Entretiens : « Mémoires du siècle », France Culture, 29 août 1994 ; « La ronde des femmes », France Culture, 21 août 2000 ; « La fabrique de l’Histoire », France Culture (Emmanuel Laurentin), 24 mars 2014. — « Parcours historiens et mai 1968 » : entretien avec Nicolas Hatzfeld, 15 janvier 2008, Le Mouvement social, n° 223, avril-juin 2016, p. 26-29 (à compléter par le témoignage de B. Bennassar, in Militantisme et Histoire, p.109-114). — Rolande Trempé, « Souvenirs et Histoire, la traversée du siècle », entretien avec Marianne Debouzy, Patrick Fridenson, Ingrid Hayes, Michel Pigenet, enregistré le 27 janvier 2016, Le Mouvement social, avril-juin 2016, n° 255 (le plus complet à ce jour, incorporant de larges extraits des entretiens enregistrés à France Culture). — Filmographie : films où Rolande Trempé est une des personnes interviewées : Entretien avec Rolande Trempé, historienne, 2000 ; Le Val d’Aran : les guérilleros espagnols en France, 2000 ; Fernand Pelloutier et les bourses du travail, 2008 ; Bernard Baissat, Travelling féministe, femmes exemplaires, 3 avril 2015. — « Entretien avec Rolande Trempé, historienne », film de Jorge Amat, 2000.

rebonds ?
Les rebonds proposent trois biographies choisies aléatoirement en fonction de similarités thématiques (dictionnaires), chronologiques (périodes), géographiques (département) et socioprofessionnelles.
Version imprimable