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Les origines urbaines du mouvement révolutionnaire et la victoire du communisme dans les campagnes

La marque du 4 mai et l’intervention soviétique
Ouvriers et paysans : de l’agitation traditionnelle au mouvement révolutionnaire
Échec du modèle russe et « gauchisme » urbain (1927-1931)
Renaissances rurales et victoire militaire du communisme (1928-1949)



La part très faible prise par le mouvement ouvrier dans la révolution chinoise est largement compensée par l’excroissance rurale, militaire, puis étatique du parti — le P.C.C. — qui a conduit cette révolution à son terme avant de s’identifier encore plus étroitement, sous le régime communiste, à tous les aspects de la société chinoise. Il était impossible de résumer une telle évolution en quelques dizaines de pages. Le lecteur trouvera dans cette introduction des repères chronologiques, quelques analyses sur les rapports du P.C.C. avec les « masses » (ouvriers, paysans) et avec le pouvoir, sur le communisme des origines urbaines (celui du 4 mai 1919) ou rurales (celui de la guérilla), sur l’échec du modèle russe appliqué par le Komintern dans les années 1920, sur le maoïsme, etc. [1]

La marque du 4 mai et l’intervention soviétique

Après avoir mis fin aux jours séculaires de la dynastie mandchoue (1644-12 février 1912) ainsi qu’à ceux, millénaires, de l’Empire chinois, la révolution républicaine meurt étranglée dès 1913. Sun Yat-sen (孫逸仙), son principal inspirateur, a dû céder la présidence de la République à Yuan Shikai 袁世凱 en février 1912. Celui-ci, général à poigne, instaure sa dictature en 1913 grâce à la puissance de l’Armée Beiyang. Après sa disparition (1916), le Beiyang vole en éclat. Localement et régionalement, le pouvoir se fragmente aux mains d’une foule de seigneurs de la guerre (junfa ou warlords) grands et petits dont le règne — une décennie sanglante et moyenâgeuse (1917-1927) — plonge la Chine dans une meurtrière anarchie. Les forces sociales dont la désaffection bien plus que l’action des mouvements révolutionnaires a causé la chute de l’Empire (essentiellement celles des notables urbains issus de la gentry rurale, car la bourgeoisie chinoise, encore embryonnaire, se différencie mal, sauf à Shanghai et à Canton, de l’élite traditionnelle en mutation) sont incapables de prendre la relève en assurant la sauvegarde de l’État et de l’unité nationale.

Ainsi, la crise chinoise du XXe siècle n’est pas seulement celle d’une nation humiliée par les puissances étrangères (Europe, Amérique du Nord, Japon), et celle d’une société en proie aux retards et aux tensions économiques du sous-développement. Ce sombre tableau d’une Chine « semi-coloniale et semi-féodale » (suivant la formule bien connue de Mao Tse-tung (毛澤東), qui provient en fait du Komintern), il faut encore le noircir d’une crise des élites et de l’État. Par suite, les révolutionnaires devront se substituer aux premières afin de reconstruire le second tout en menant à bien la révolution. Sun Yat-sen (孫逸仙) comprend la nouveauté et l’importance du paradoxe au lendemain de son échec. Il comprend aussi que la militarisation du contexte politique fera de cette reconstruction une entreprise essentiellement guerrière, qu’il nomme Expédition du Nord (Beifa) puisque c’est à partir de Canton (son fief politique) et en alliance avec des militaristes du Sud qu’il tente à maintes reprises de la mener à bien.

Seule l’alliance avec l’Union soviétique, à laquelle l’indifférence des Occidentaux et du Japon le décide en 1922 après trois échecs répétés, donnera consistance et victoire à la Beifa. Mais non point sous Sun Yat-sen (孫逸仙), qui meurt en 1925. C’est Chiang Kai-shek 蔣介石 qui refera l’unité du pays, tout d’abord allié aux communistes et à Moscou puis, après le sanglant revirement de Shanghai (12 avril 1927), pour son propre compte et contre eux. Retranchée au fin fond des campagnes pendant que Chiang Kai-shek s’essaie à une entreprise de reconstruction-modernisation qui d’ailleurs s’enlise et tourne vite au conservatisme (Décennie de Nankin, 1927-1937), la révolution communiste se militarise et se territorialise à son tour, allant jusqu’à créer, au Jiangxi (1928-1934), et plus encore dans le Nord à la faveur de la guerre sino-japonaise (1937-1945), de véritables proto-États communistes dans l’État nationaliste. Aussi, le dernier acte de la révolution — la guerre civile de 1946-1949 qui met aux prises les alliés du Front uni anti-japonais de 1937-1945 — est-il à double face. D’un côté, la révolution agraire balaie l’ancien régime dans les campagnes tenues par les communistes, tandis que la propagande révolutionnaire rallie par larges pans une opinion urbaine rebutée par l’immobilisme conservateur du régime nationaliste ou désorientée par son effondrement. Mais d’un autre côté, la révolution communiste est une conquête du Sud par le Nord, et l’application au continent chinois des méthodes d’encadrement et de gouvernement mises au point dans les bases communistes des années 1940. En sorte que c’est dans ce communisme des années 1940 (dit communisme de Yan’an du nom de la capitale des « zones libérées »), indépendant de Moscou et dominé par Mao Tse-tung (毛澤東), qu’il faut chercher les grands traits du régime qui se met en place en 1949 et qui, la nation chinoise rétablie dans ses droits et l’unité refaite, entreprend à son tour, en suivant au départ le modèle de développement soviétique, de moderniser la Chine.

Par la ruralisation, la militarisation et l’étatisation, la dimension fondamentale de la révolution chinoise est le développement de ce que Lénine appelait les « facteurs subjectifs » — mais à un point insoupçonné du théoricien de l’« avant-garde prolétarienne »... et des premiers communistes chinois. Car, parallèlement à l’évolution que nous venons de brosser à grands traits, et avant même l’intervention soviétique (qui fut un peu moins aveugle), le mouvement révolutionnaire s’est renouvelé dans les grandes villes à la fin des années 1910 en se croyant capable, sous l’impulsion d’un modernisme échevelé qui est la marque essentielle du 4 mai, d’officier en liaison avec les forces socio-économiques nouvelles liées à la croissance de l’économie urbaine. Le communisme, qui chevauche la crête la plus haute et la plus avancée de ce raz de marée moderniste, en porte la marque au point de s’être fermé à toute autre stratégie que l’organisation d’un mouvement ouvrier révolutionnaire. C’est ainsi qu’entre 1920 et 1923 (les activités ouvrières des premiers communistes précèdent la fondation officielle du Parti en juillet 1921) moins d’une centaine d’intellectuels hyper-radicalisés ne voient l’avenir qu’à travers le maigre million et demi de prolétaires d’un pays qui compte quelque 400 millions de paysans. Il y avait là une puissante illusion (à laquelle la Révolution d’Octobre n’a pas peu contribué), une « maladie infantile » d’une espèce particulière dont seule l’intervention soviétique guérira le P.C.C. Celle-ci est donc doublement bénéfique puisque tout en réorganisant et en armant le G.M.D. de Sun Yat-sen (孫逸仙) elle tire le communisme autonome mais par trop mimétique des origines d’une voie sans issue.

Les germes sociaux et intellectuels du renouveau se sont implantés dans les foyers de modernisation et d’occidentalisation des « ports ouverts ». Développés depuis la seconde moitié du XIXe siècle autour de la présence étrangère, ceux-ci échappent non seulement au cancer militariste (ou du moins à ses plus redoutables effets), mais connaissent, en raison du retrait européen pendant la Grande Guerre, une croissance accélérée, un « miracle économique » qui est une paradoxale et trompeuse « prospérité dans le chaos » (M.-C. Bergère) [2]. Trompeuse parce qu’elle ne sera guère durable (le marasme s’installe après une crise des filatures dès 1923- 1924), et surtout parce que la croissance du secteur moderne abuse les intellectuels révolutionnaires sur la dynamique profonde du Béhémoth chinois. Il n’est pas indifférent en effet que la population de Shanghai, citadelle d’une reproduction en miniature des sociétés modernes d’Occident, croisse de 150 % dans la décennie qui sépare la chute de l’Empire de la fondation du P.C.C. (1911-1921) ni que dans le même temps les effectifs ouvriers fassent plus que doubler, passant de 600 000 au million et demi dont nous parlions plus haut. Chiffre dérisoire dans l’absolu mais, vue de Shanghai, accélération impressionnante.

C’est dans cette conjoncture d’expansion, à la frange urbaine et occidentalisée d’un pays rural et sous-développé, que renaît la révolution chinoise. La croissance urbaine, toutefois, ne produit qu’un environnement — des symboles (usines, machines, grèves, etc.) — favorables à l’explosion moderniste. Celle-ci procède bien davantage de l’évolution intellectuelle. Ce ne sont point en effet les « prolétaires » chers à Marx ni même une bourgeoisie désormais mieux affirmée face aux notables dans ses enclaves urbaines qui prennent l’initiative du renouveau, mais l’élite intellectuelle formée dans les écoles ouvertes par la dynastie après 1901 à l’exemple des missions ainsi qu’outre-mer (en particulier au Japon). A la fin des années 1910, cette intelligentsia — le plus beau cadeau de l’Empire à la révolution — accélère brusquement le rythme et l’agressivité d’un mouvement d’occidentalisation jusqu’alors très progressif et voué aux synthèses Chine-Occident.

Le patriotisme, bien sûr, est le premier des facteurs d’accélération : de 1915 à 1919, le grignotage japonais (21 Demandes de 1915, occupation partielle du Shandong, clauses politiques et militaires des prêts consentis au gouvernement « dépendant » de Pékin, officialisation de la présence au Shandong par la conférence de Versailles en 1919) est un aiguillon permanent, qui incite à « sauver la patrie » au moyen de remèdes plus radicaux que les emprunts partiels des générations antérieures à la culture occidentale. D’autres facteurs vont dans le même sens. Chen Duxiu (陳獨秀), l’apôtre du nouvel et radical occidentalisme à partir de 1915 (« A bas la boutique de Confucius ! Vive la science et la démocratie ! » seront les mots d’ordre de la révolution culturelle avant la lettre qu’il lance dans les colonnes de La Jeunesse puis à Beida, l’Université de Pékin, avec Li Dazhao (李大釗), Hu Shi 胡适, Lu Xun (魯迅), etc.), considère que l’emprise des mentalités traditionnelles est la cause essentielle des échecs de 1912-1913. Le « mouvement pour la nouvelle culture » qui se développe parmi l’intelligentsia de 1915 à 1919 est surtout une critique intellectuelle de l’ordre confucéen en même temps qu’une initiation aux valeurs libératrices les plus radicales de l’Occident (libre pensée, individualisme, initiative personnelle, etc.). L’acquis le plus spectaculaire de cette première phase du « mouvement du 4 mai » (suivant la chronologie de l’historien Chow Tse-tung) est la répudiation du langage classique (wenyan) et des formes littéraires traditionnelles au profit du vernaculaire (baihua) et d’une nouvelle littérature dont les maîtres seront Lu Xun (魯迅), Ba Jin (巴金), Mao Dun (矛盾), Lao She (老舍), Guo Moruo (郭沫若), Ding Ling (丁玲), etc. Mais dès 1918, certains « maîtres penseurs » ne se satisfont plus d’une critique purement intellectuelle. Cherchant à appliquer l’esprit du mouvement au terrain politique et social, ils trouvent dans les idéologies occidentales des solutions à la crise chinoise. Le premier de ces pionniers de la repolitisation est aussi celui qui, d’emblée, va le plus loin en préconisant, à la lumière de la victoire bolchevique en Russie, une solution marxiste : il s’agit de Li Dazhao (李大釗), « converti » en 1918.

Troisième facteur d’accélération, cette dérive idéologique (combattue par Hu Shi dans une célèbre polémique, dite « querelle des ismes  », avec Li Dazhao (李大釗)) bénéficie grandement du « mouvement du 4 mai » au sens étroit du terme. De courte durée (mai-juin 1919), ce mouvement est un sursaut patriotique qui embrase tout d’abord les milieux étudiants des grandes villes (Pékin, Shanghai, Tientsin, Canton, etc.) puis gagne la bourgeoisie et la classe ouvrière. Il s’en faut que le choc de la trahison des Occidentaux (coupables de cautionner l’impérialisme japonais), accru d’autant par la politique altruiste des soviets (qui renoncent, eux, aux privilèges « impérialistes » acquis par la Russie tsariste...), ne profite qu’au marxisme. Le socialisme (au sens le plus vague), la démocratie (même remarque), l’anarchisme, connaissent leurs plus belles heures à l’époque du 4 mai. Russell et Dewey, venus sur place prêcher l’évangile coopérativiste, font de nombreux adhérents. A vrai dire, l’heure est à l’enthousiasme éclectique, à la synthèse idéaliste. Pourtant, le léninisme (plus encore que le marxisme, qui fait figure d’appendice, c’est la formule bolchevique de l’émancipation des peuples opprimés et arriérés, ainsi que celle du parti fortement organisé qui font recette) ne tarde pas à s’imposer à gauche tout en accentuant le clivage avec la « droite » du mouvement, dont le refus est incarné par le libéralisme d’un Hu Shi.

Des multiples associations créées depuis 1918 et surtout en 1919 se détachent, en 1920-1921, des noyaux marxisants ou « petits groupes » communistes (xiaozu) dans lesquels l’éclectisme (idéologique) et l’ouverture (organisationnelle) propres à la phase antérieure le cèdent très vite à la fermeture et à la raideur dogmatique. D’inlassables discussions couronnées en 1921 par la polémique de Chen Duxiu (陳獨秀) (converti au marxisme en 1920) avec l’anarchiste Ou Shengbai (歐勝白), il ressort que l’ancienne référence idéologique de la gauche révolutionnaire — l’anarchisme (vainqueur d’un premier « round » idéologique à la fin des années 1900, après que les cercles d’exilés à Tokyo se furent penchés une première fois sur les différents socialismes européens, dont le marxisme, qui fut alors rejeté pour excès de modernisme), est disqualifié par le modèle russe et par le nouveau climat moderniste. C’est en effet vers les seuls ouvriers (le « monde du travail » ou laodong jie) que l’avant-garde marxiste se tourne, tandis que l’ancien mouvement révolutionnaire, et singulièrement le courant anarchiste, visaient le « peuple », les « masses » et ne répudiait nullement la paysannerie. Il n’y a pas eu de populisme structuré et raisonné en Chine comme en Russie, mais on peut estimer que l’explosion moderniste du 4 mai ruine un crypto-populisme au profit des idéologies du progrès, dont la mieux articulée est le marxisme, tout comme la dernière décennie du XIXe siècle russe avait consacré les utopies du progrès (et là encore le marxisme en tout premier lieu) contre celle du passé. [3]

Le sectarisme, toutefois, s’affirme mieux que la rigueur dogmatique : il est plus aisé d’exclure en pratique la paysannerie et toutes les classes urbaines hormis le prolétariat (en ne militant que dans les faubourgs ouvriers des grandes villes et des centres industriels), que de justifier cette préférence en théorie compte tenu de la situation chinoise dans son ensemble. Chez ses meilleurs théoriciens (cas d’un Cai Hesen (蔡和森), qui se forme alors en France), le tout premier communisme chinois, sous la pellicule assez fragile d’un enthousiasme sans borne pour le modèle bolchevique (qu’on pourrait appeler le volontarisme de l’imitation), n’est que contradictions et contorsions. Parfois même — cas de Li Dazhao (李大釗) — le substrat populisant ne prend pas la peine de se cacher, tout comme d’ailleurs chez les membres de l’entourage de Sun Yat-sen (孫逸仙), protagonistes des débats de 1905-1907 sur le socialisme (avec Zhu Zhixin (朱執信), Hu Hanmin 胡漢民, Liao Zhongkai (廖仲愷), etc.) et brillants traducteurs-propagateurs du marxisme à l’époque du 4 mai. Seule l’intervention directe du Komintern par l’intermédiaire de Maring (1922-1923) mettra fin au flou idéologique qui accompagne toute la phase prolétarienne comme une sorte de retour du refoulé (et rançon de l’autonomie). [4]

Mais ce flou, largement compensé par le volontarisme mimétique de l’action, n’embarrasse nullement nos intellectuels des xiaozu, qui enquêtent parmi la population ouvrière, créent des écoles du soir, des clubs ouvriers et, déjà, tentent d’organiser un autre type de grèves... Le paradoxe est d’autant plus éloquent qu’à de rares exceptions près la plupart d’entre eux sont étrangers à ce milieu, qu’ils découvrent pour ainsi dire en même temps que la « théorie révolutionnaire ». Intellectuel nationaliste et occidentaliste issu des couches aisées, voire lettrées, de la société rurale : tel est le portrait-robot du militant communiste des origines et, par voie de conséquence, du (futur) dirigeant communiste, puisque si la sociologie du P.C.C. évolue à la faveur de la ruralisation, de la militarisation et de l’étatisation ultérieure (sans oublier la prolétarisation des années 1925-1927), sa hiérarchie, elle, porte durablement l’empreinte élitiste des commencements.

Autre trait durable, la structure très lâche qui prévaut jusqu’au début des années 1930 (c’est-à-dire pendant toute la période urbaine) perpétue celle des xiaozu. Mais si leur fédération en juillet 1921 dans un Parti communiste de Chine (Zhongguo gongchandang 中国共产党) ne parvient pas à réaliser l’idéal de la centralisation léninienne, l’événement met fin à un autre trait, avec lequel le communisme chinois ne renouera qu’à l’époque de sa maturité maoïste : l’autonomie. En effet, la fondation du Parti coïncide avec la mainmise du Komintern. Les prédécesseurs de Maring (Voitinsky et avant ce dernier le mystérieux Hohonovkine dont Peng Shuzhi a révélé l’existence) s’étaient contentés de distribuer des conseils, des subsides, et de planter quelques jalons (telle l’École des langues étrangères de Shanghai où Yang Mingzhai (楊明齋) put initier au russe ceux des intellectuels-militants qui voulaient allier se perfectionner en Union soviétique). Maring, en revanche, prend en main l’organisation du nouveau parti, dont il systématise l’orientation prolétarienne en créant le Secrétariat du travail sous Zhang Guotao (張囯燾) et Deng Zhongxia (鄧中夏). Mais il prend langue aussi (en décembre 1921) avec Sun Yat-sen (孫逸仙) afin de négocier une alliance qui lui tient à cœur (il en a donné le prototype à Java dès 1916) et qu’il a mission, depuis le IIe congrès du Komintern (1920), de réaliser en Chine. En 1921-1922, Sun est d’autant plus enclin à considérer l’offre moscovite que ses projets militaires s’enlisent dans le Sud et que le parti qu’il a créé au lendemain du 4 mai 1919 (le Zhongguo Guomindang 中國國民黨, Parti nationaliste de Chine) est — tout comme le P.C.C. — un cénacle d’intellectuels dépourvu de base populaire et de moyens d’action. Mais conduits par les responsables du mouvement ouvrier (Zhang Guotao (張囯燾), Li Lisan (李立三)) ou par des idéologues (Cai Hesen), la plupart des militants communistes se cabrent : il faut que Maring leur impose de vive force la double alliance (Canton-Moscou, G.M.D.-P.C.C.) en quoi consiste le premier Front uni (1923-1927).

Il est vrai que suivant l’esprit de la Déclaration Sun-Joffé (26 janvier 1923), le P.C.C. devient l’otage idéologique et organisationnel du G.M.D. Pourtant, la crise de reconversion (à la faveur de laquelle des théoriciens comme Qu Qiubai (瞿秋白) et Chen Duxiu (陳獨秀) mettent fin au flou antérieur en balisant le développement du capitalisme chinois et en produisant, bien avant Mao, la première analyse des classes de la société chinoise, y compris à la campagne) est aussi brève que brutale. Les bienfaits du Front sont si éloquents qu’une minorité seulement s’y oppose résolument avant la grande crise de 1927. Pour la majorité des militants, le modèle russe et la politique imposée par Moscou via l’internationale coïncident désormais. [5]

Ces bienfaits, que les désastres de 1927 feront oublier, sont de tous ordres. Au G.M.D. qu’ils réorganisent en 1923-1924, les sovetniki (conseillers soviétiques, dirigés par Borodine pour les civils, Blücher-Galen pour les militaires) donnent les moyens militaires et la base territoriale dont l’absence ou la précarité avaient entravé la reconquête nationaliste. L’Académie militaire de Huangpu (Whampoa), à la tête de laquelle un poulain de Blücher — Chiang Kai-shek — s’impose sans tarder, est le plus beau fleuron de ce prototype des interventions soviétiques dans le Tiers monde. Elle est aussi l’une des institutions par quoi les années 1920 pèsent sur toute la révolution, et dans les deux camps, puisque ses cadets, colonne vertébrale de l’Armée nationale-révolutionnaire qui soustrait Canton au bon vouloir des militaristes avant de conquérir le Guangdong (1925) puis la Chine (1926-1928), peupleront le commandement de l’Armée rouge et celui de Chiang Kai-shek, dont le pouvoir reposera en grande partie sur la fidélité de la « clique de Huangpu ».

Aux communistes, le Front procure un « parapluie » politique ainsi qu’un soutien idéologique : leur implantation syndicale progresse à la faveur du premier dans le Guangdong ; le second — l’effet d’entraînement de la « lutte anti-impérialiste » — accroît leur audience et leur capacité d’intervention lorsque le mouvement du 30 mai 1925 soulève les ouvriers de Shanghai puis, par ricochet, des villes du Centre et du Sud. A la veille de cette lame de fond, le Syndicat général pan-chinois (fondé en mai 1925 à Canton) rassemble quelque 500 000 ouvriers. Un an plus tard, les effectifs ont plus que doublé (1,2 millions) et l’influence communiste s’est affirmée contre celle des « anarcho-syndicalistes » et des nationalistes.

Au cours de cette phase d’essor, la « question nationale » ne bride guère la « question sociale » : aux yeux de certains (c’est le cas de Qu Qiubai), la dynamique qu’entraîne leur conjonction garantit même l’équivalence russe de la Chine, puisqu’elle suscite une différenciation sociale, un mouvement populaire comparables à 1905. Le Parti communiste des années 1920 a sans doute perdu l’indépendance de ses origines. Mais grâce à l’efficacité initiale du modèle que lui a imposé (et appris) l’Internationale [6], il a gagné une première maturité : le club d’intellectuels dont les mémoires de Zhang Guotao (張囯燾) et de Peng Shuzhi (彭述之) soulignent la grande pauvreté organisationnelle et le recrutement presque exclusivement étudiant [7] est devenu un parti de masse (fort de presque 60 000 militants au printemps 1927) en prise directe sur le mouvement révolutionnaire. Comme l’indique la prolétarisation de ses rangs (54 % d’ouvriers en 1927), ce parti continue de regarder en priorité vers le monde ouvrier. C’est cette obstination (exempte désormais de sectarisme) qui fait du P.C.C. des années 1920 le seul avatar du communisme chinois à s’être identifié pleinement au « modèle » : le P.C.C. de la phase « orthodoxe » est tout naturellement un parti urbain. Quoique les années 1920 voient aussi l’éclosion du mouvement paysan révolutionnaire, une poignée de militants seulement transgressent le tabou jeté par Lénine sur l’organisation des paysans in situ. Reste que les inventeurs de la stratégie rurale — Peng Pai (澎湃), Fang Zhimin (方志敏), Luo Qiyuan (羅綺園), Mao, Ruan Xiaoxian (阮嘨仙), Yun Daiying (惲代英), etc. — font l’expérience pleine et entière mais en petit de conditions qui seront celles du communisme rural à plus grande échelle des années 1930- 1940. Comme celle des militants ouvriers, cette expérience montre qu’en dehors de la concurrence nullement négligeable des Nationalistes, les traditions de l’agitation populaire, en ville et dans les campagnes, étaient loin d’être spontanément favorables à une révolution communiste.

Ouvriers et paysans : de l’agitation traditionnelle au mouvement révolutionnaire

Ce que les communistes de Shanghai en 1920 nomment « monde du travail » (laodongjie) est plus étendu et plus ancien que la « classe prolétarienne » (wuchan jieji) [8]. Aux ouvriers d’industrie, classe récente apparue en même temps que l’industrialisation [9], il faut ajouter en effet les effectifs plus nombreux de la plèbe urbaine : artisans, dockers, portefaix, manutentionnaires (coolies), mineurs (ces derniers se rattachant davantage au monde rural). Les ouvriers d’usine eux-mêmes ne forment pas une classe homogène. Les ouvriers qualifiés constituent une élite privilégiée au sein d’une main-d’œuvre largement sous-qualifiée (souvent féminine et enfantine au surplus). Cette aristocratie ouvrière est issue des artisans qualifiés recrutés dans les provinces méridionales (Guangdong, Zhejiang) aux tout premiers temps de l’industrialisation. Bien qu’elle tende à se perpétuer (la qualification et l’emploi se transmettant de père en fils), ses privilèges (stabilité d’emploi, salaires, conditions de travail) s’érodent à mesure que l’industrialisation, en plein essor après 1895 et surtout après 1915, fait appel à une main-d’œuvre non qualifiée issue de la plèbe urbaine et des campagnes.

Quoiqu’il échappe aux catégories de l’ordre confucéen, ce « monde du travail » est fortement structuré, à l’image de la société chinoise et plus encore du monde rural, auquel il tient par de multiples attaches et auquel il ressemble par plus d’un trait. Aux guildes traditionnelles qui encadraient les professions artisanales, il faut ajouter les amicales régionales (bangkou, tongxiang, banghui) et les sociétés secrètes. C’est dans ces structures que se coule l’action des contremaîtres et entrepreneurs de main-d’œuvre (baogongtou, bao tou), qui plus encore que les patrons capitalistes (souvent eux-mêmes représentés par les compradores chinois s’il s’agit d’entreprises étrangères), sont les suzerains immédiats du monde ouvrier (qu’ils recrutent, paient, logent, organisent). Le système enveloppe les rapports censément « modernes » engendrés par le capitalisme naissant d’un réseau typiquement traditionnel, tissé par les liens de dépendance personnelle, l’amicalisme régional, l’emprise des sociétés secrètes et celle de la pègre.

Aussi l’agitation spontanée des milieux ouvriers est-elle fort proche, dans les comportements et dans l’encadrement, de l’agitation rurale spontanée. Sporadique et violente (brèves et durement réprimées, les grèves sont ponctuées d’émeutes, de « bris de machines » (dachang), l’agitation ouvrière répond en général aux modifications d’un statu quo d’extrême misère : baisse des salaires, refus des primes, brutalités de contremaîtres étrangers. Elle dresse aussi les ouvriers d’un même métier, ou plus souvent d’une même région à l’intérieur d’une même entreprise, contre leurs congénères : ces « conflits horizontaux » sont presque aussi nombreux que les conflits de classe (« verticaux ») jusqu’en 1905 au moins. Enfin et surtout, elle n’est pas seulement l’agitation des ouvriers, mais celle d’un ensemble, d’un bloc sociologique : tels les « maîtres » (oyokata) dont l’intervention après 1890 a créé le mouvement ouvrier japonais par réaction aux techniques modernes qui menaçaient leurs privilèges traditionnels, les contremaîtres et les sociétés secrètes encadrent, suscitent même, les « fureurs » ouvrières. Et président aux négociations avec les autorités qui mettent fin à ces conflits (il n’est pas rare que des notables locaux, dont les intérêts sont menacés par telle ou telle grève, interviennent aussi à ce stade) : « les meneurs sont souvent les médiateurs » (A. Roux).

Comme pour le mouvement paysan, ce trait explique en partie la manière dont les mouvements révolutionnaires ont pris la relève de l’encadrement traditionnel. Situant leurs revendications « dans un ensemble plus vaste qui leur donne une plus grande chance de succès (les ouvriers) cherchent des appuis extérieurs, des médiateurs politiques ou des intercesseurs sociaux » (A. Roux). Les grévistes du 4 mai 1919 à Shanghai se conçoivent comme partie intégrante des « milieux industriels » (gongjie), dont ils s’attribuent l’arrière-garde (houdun). Aussi, lorsque les premières initiatives syndicales des ouvriers qualifiés brisent le cadre traditionnel des guildes, les associations ouvrières n’échappent guère au corporatisme, dont l’Association des mécaniciens à Canton et la Fédération des milieux industriels de Shanghai donnent de bons exemples. Il n’est pas surprenant qu’à Shanghai encore, le patronat philanthrope et avide d’harmonie sociale qui se dégage de la gangue conservatrice et compradore à la faveur du « miracle économique » approuve ces efforts, quand il n’en prend pas lui-même l’initiative. Constantes depuis l’époque de la Ligue Jurée (Tongmenghui) fondée en 1905, les tentatives ouvrières de Sun Yat-sen (孫逸仙) ne se conçoivent pas en dehors des structures corporatistes même si, progressivement, elles renoncent aux guildes pour mettre l’accent sur des formes plus spécifiquement syndicales. Bien qu’elles tentent d’imposer un projet politique étranger à l’agitation ouvrière spontanée (mais le patriotisme est un terrain d’entente favorable), elles se plient à ses structures traditionnelles, les sociétés secrètes du Sud ayant souvent servi d’intermédiaire. A vrai dire, le syndicalisme modéré, partenaire méfiant puis adversaire irréductible du syndicalisme communiste, qui résulte de ces initiatives repose sur et reproduit durablement une osmose entre traditions ouvrières et traditions sunyatséniennes. Avec un Zhu Xuefan (朱學範), un Ma Chaojun (馬超俊), un Lu Jingshi (陸京士) ou un Zhou Xuexiang (周学湘), le type caractéristique du « patron ouvrier » (du « boss » syndical) protégé de tel ou tel puissant (y compris d’un maître de l’« underworld » comme Du Yuesheng 杜月笙 à Shanghai) et considérant le syndicat comme sa chose, connaîtra un bel avenir dans le giron nationaliste.

Dès qu’ils élisent le « monde du travail » pour seul terrain d’action (c’est-à-dire dès 1920), les communistes s’opposent naturellement à une telle osmose, en accord d’ailleurs avec les militants anarchistes ou anarchisants [10]. Ils doivent cependant se plier eux aussi aux structures traditionnelles — un Li Qihan (李啓漢) adhérera à la Bande Verte de Shanghai afin de forcer le milieu impénétrable des ouvriers du textile —, et font eux-mêmes figure de notables : tout comme les agitateurs paysans du P.C.C., les militants du Secrétariat du travail sont des « lettrés » auxquels leur prestige confère une autorité certaine ainsi qu’une certaine immunité auprès des pouvoirs locaux. Et comme celle de l’intervention communiste dans les campagnes, la réussite ouvrière du P.C.C. dépend moins des « conditions objectives » (il n’y a pas de corrélation nette entre crises économiques et flambées d’agitation) que de l’habileté des agitateurs et du niveau de la répression, c’est-à-dire, au sens large, du contexte politique. Tout comme le revirement du seigneur de la guerre Chen Jiongming 陳炯明 met fin aux premières associations paysannes créées par Peng Pai (澎湃) en 1924, celui de Wu Peifu 吳佩孚, tout d’abord favorable aux activités communistes parmi les cheminots du Jing-Han (le Pékin-Hankou), y met un terme brutal par le massacre du 7 février 1923. La stratégie de Front uni répond en grande partie à cet impératif stratégique.

Tout en mettant à profit le « parapluie » qu’elle leur fournit, les responsables du mouvement ouvrier nourrissent un projet différent : c’est une stratégie de la grève conforme au modèle et aux ambitions de Lénine qu’ils s’efforcent d’ensemencer dans la classe ouvrière. Enquêtes sociologiques et efforts pédagogiques ne sont que la propédeutique d’un projet plus résolument modernisateur et bien plus radical que celui du G.M.D. Avant le point d’orgue de 1923 et l’atonie quasi générale d’un an qui lui fait suite, leur rôle est nul ou négligeable : « c’est plutôt la grève qui les instruit, qui leur apprend la réalité ouvrière » (A. Roux). Puis, couplé en une dialectique consciente avec la formation à Moscou, cet apprentissage sur le tas donne naissance à un « art de la grève » (A. Roux) dont les premiers résultats sont sensibles dès l’époque du 30 mai 1925. Cet « art » ne diffère pas des fureurs spontanées qu’il s’efforce de réorienter par les seules exigences de modération que la discipline du Front lui impose jusqu’en 1927. Il en remanie profondément la panoplie tactique et les structures. Suivant l’analyse d’A. Roux, « la stratégie de la grève d’inspiration européenne substitue des structures à trois niveaux pour conduire syndicats et grèves — Assemblée générale, comité élu, qui élit à son tour un comité exécutif permanent — aux structures traditionnelles des guildes (Assemblée générale et exécutive de douze membres avec une présidence mensuelle) » [11]. Elle encourage et utilise également la différenciation d’une nouvelle « aristocratie ouvrière » (métallurgistes, cheminots, etc.), fraction minoritaire d’un prolétariat demeuré très proche (suivant les propres termes de Deng Zhongxia (鄧中夏)) « des pauvres urbains et du lumpenproletariat, base des gangs ». Ajoutée à l’implantation très inégale du P.C.C. en milieu ouvrier, ce trait élitiste explique la résurgence des formes anciennes de fureur plébéienne (tels les bris de machines) lors des « journées » shanghaïennes de 1926-1927.

Le mythe de la « bourgeoisie nationale » illustre bien l’inadéquation globale à la réalité chinoise du modèle « russe » des années 1920. On voit que sur le terrain pourtant privilégié de la classe « élue » l’écart, de nature plus anthropo-sociologique que vraiment sociale (puisque les grèves se font plus aisément contre les patrons étrangers que contre les patrons chinois), n’est pas moindre. Il s’accentue après 1927 dans la mesure où les restes urbains du P.C.C. radicalisent et rigidifient la stratégie antérieure, dont ils cherchent à tirer un parti immédiatement insurrectionnel. Notons avec A. Roux que les efforts déployés en sens inverse par le G M D ne sont pas moins en porte-à-faux puisqu’ils reposent sur un même type d’emprise organisationnelle : « Jusqu’à un certain point et pour quelques années le G.M.D., afin de contrôler le mouvement ouvrier, se met à la place Prévue par les communistes pour le stimuler, l’orienter, l’encadrer. [12] » Reste que l’héritage, toujours suivant la même analyse, n’est pas entièrement négatif. Au contact des communistes et du modèle importe par l’I.C., les ouvriers chinois ceux de Shanghai à tout le moins — ont appris à maîtriser et à manipuler tous les ressorts tactiques de la grève. Il se pourrait bien que cette expérience (au double sens du terme) explique leur combativité sous le régime nationaliste ainsi que le processus d’« autonomisation » en regard du pouvoir politique (réel avec le G.M.D., éminent avec le P.C.C.) qui se précise, en particulier à Shanghai, pendant la guerre civile entre 1946 et 1948. [13]

L’apparition d’un mouvement paysan révolutionnaire (tant nationaliste que communiste) dans les années 1920 rompt avec une longue tradition non pas d immobilisme — les campagnes chinoises sont agitées de « fureurs » récurrentes et souvent dévastatrices — mais d’impuissance [14]. De manière classique, les paysans n’échappent à leur passivité misérable qu’a l’occasion de soulèvements brefs et de peu d’ampleur pour la plupart. Loin de menacer les fondements du système d’exploitation cette agitation s en prend de préférence aux manifestations du pouvoir ainsi qu a ses représentants locaux. Comme dans l’Europe moderne les émeutes antifiscales l’emportent nettement (pour autant qu’on puisse sérier des données fragmentaires et souvent peu comparables) sur celles qui opposent la paysannerie aux propriétaires fonciers, même s’il arrive qu’un mouvement tout d’abord « ciblé » sur le gabelou, le collecteur d’impôt ou la soldatesque dégénère en conflit de classes en s’en prenant aux riches propriétaires, la contagion s’expliquant par le rôle que jouent ces notables dans le maintien de l’ordre, l’administration locale, la levée de l’impôt, de même que par le contrôle qu’ils exercent sur le crédit (usure) et sur les denrées (spéculation). Tel est le cas exemplaire du mouvement antifiscal de Yangzhong au Jiangsu en 1932, tout d’abord encadré par des notables (voir Dai Shifu (戴實夫)) puis radicalisé par des meneurs paysans (voir Dai Zhongxuan (戴中選)). Ajoutée aux mécanismes classiques de ce que E. Labrousse nommait « l’imputation au pouvoir », la structure clanique émousse le contour des classes et érode les conflits « verticaux ». En revanche, elle multiplie les conflits « horizontaux » (entre villageois et villages), à un degré inconnu en Europe. Quelle que soit la cible ou l’ampleur du mouvement, la cause immédiate semble toujours dériver d’une réaction d’autodéfense du groupe contre tout ce qui compromet son équilibre précaire, autrement dit contre toute atteinte au statu quo (qu’il s’agisse d’une « nouveauté » d’ordre humain — augmentation de l’impôt, passage de la soldatesque, rapine des bandits, corvée, etc. — ou bien d’ordre naturel — mauvaise récolte, inondation, sauterelles, typhons, causes de disette et de famines).

Autodéfense du groupe contre toute espèce de res novae plutôt que lutte d’une classe contre un système socio-économique : ce caractère fondamental fait de l’agitation rurale traditionnelle non point un « mouvement », mais une myriade de mouvements rarement coordonnés et/ou coalisés, non point la chose des seuls paysans mais l’affaire de la communauté dans son ensemble et singulièrement des « cadres » traditionnels de cette communauté (sociétés secrètes, notables). Pour être désorganisée et dépourvue de projet global, elle n’est pas, en effet, sans organisation dans le détail ni privée de toute idéologie. A certaines époques (chute de telle ou telle dynastie, guerre des Taiping, des Nian dans les années 1850-1860), ces cadres lui ont même permis de dépasser ses limites traditionnelles en s’érigeant en contre-pouvoir rival de l’ordre confucéen et de l’Empire. Rien de tel pourtant sous la République, même si la société secrète des Hongxianghui (Piques rouges) tient tête aux plus puissants junfa dans la grande plaine de Chine du Nord en 1926-1927.

Bien que la misère de l’immense majorité de la paysannerie, ainsi que l’ubiquité de cette misère, aient facilité l’action des Communistes, il ne semble pas qu’une aggravation tendancielle des causes « objectives » de cette misère — rente, usure, pression fiscale, concentration foncière — ait contribué à déclencher la révolution dans les campagnes. On a eu tendance, à la suite des communistes chinois eux-mêmes — Mao, Chen Boda (陳伯達) — ou à celle de sympathisants (Chen Hansheng (陳翰笙)), à postuler une telle aggravation ainsi que le passage direct de la misère à la révolution. Or il n’y a eu de mouvement paysan révolutionnaire que dans la mesure où la paysannerie a été mobilisée et encadrée par des agitateurs venus des villes — de la révolution urbaine. Suivant le mot de L. Bianco, les paysans eux-mêmes n’auront été que « la piétaille » d’une révolution qu’ils n’auront ni voulue ni conduite et dont les fins ultimes leur sont imposées (comme au reste de la société) par la petite élite révolutionnaire qui a su capter et canaliser leur potentiel de fureur aveugle et dispersée.

La révolution paysanne a donc dépendu de la présence communiste (les Nationalistes changeant de camp en 1927), autrement dit de facteurs « subjectifs » ou encore de la mise au point et de l’application d’une stratégie rurale. Contrairement au mythe explicatif (forgé par les révolutionnaires communistes à leur usage propre et contre le régime nationaliste) ainsi qu’à l’attente des théoriciens de Moscou, ce facteur détermine une corrélation inverse avec les foyers de modernisation du pays. En effet, si l’implantation initiale des agitateurs ruraux a tout d’abord ensemencé le mouvement paysan dans des provinces (Guangdong, Hunan, Hubei) relativement riches, leurs migrations ultérieures (aux confins montagneux de ces mêmes provinces, puis dans le Nord-Ouest encore plus déshérité au lendemain de la Longue Marche) l’ont développé (tout en l’éteignant dans ses foyers d’origine) dans quelques-unes des régions les plus reculées, les plus closes, les plus immobiles de la Chine « traditionnelle » mais par là beaucoup plus favorables à l’éclosion d’une guérilla rurale et au maintien du « pouvoir rouge ».

Trait commun à la stratégie ouvrière et à la stratégie paysanne, l’action prépondérante, sélective même, du contexte stratégique (militaire, politique) joue à tous les niveaux, y compris à celui du district et du village, où elle suggère aux premiers agitateurs la nécessité d’instaurer un pouvoir protecteur. Dans les années 1920 au cours desquelles la stratégie rurale s’élabore, cette évolution, encore au stade microscopique et dispersé, donne lieu à de multiples incidents avec les autorités locales du Guangdong tandis qu’à Canton celles du G.M.D. adoptent une attitude ambiguë. Or sans l’action protectrice et coordinatrice du pouvoir révolutionnaire, le mouvement n’est pas seulement vulnérable, il est dispersé et impuissant. Cette dispersion (ou, sous l’angle « subjectif », la défaillance organisationnelle du P.C.C. dans les campagnes et celle du G.M.D. en tant que pouvoir révolutionnaire) fait la faiblesse et la perte du mouvement potentiellement puissant des années 1926-1927 au Hunan et au Hubei. Acquis par la reconversion rurale du P.C.C. au cours des années 1930-1940, le nécessaire passage au pouvoir n’est pas instauration d’un double pouvoir dans un même lieu (au sens léninien du terme, qui a brouillé la vision des stratèges soviétiques en 1927). Dans la mesure même où il s’effectue en marge des concentrations urbaines du pouvoir en privilégiant de surcroît les campagnes qui en sont le plus éloignées, il entraîne la création de « zones libérées » (dites soviets avant 1937, « régions-frontières » (bianqu) par la suite) entièrement dominées et administrées par le « pouvoir rouge » : de proche en proche, la ruralisation se fait passage à l’État, les communistes redécouvrant à l’occasion d’un détour inattendu la vocation « constructrice » et gouvernementale que Sun Yat-sen (孫逸仙) avait assignée à la révolution chinoise à partir de son détour militaire.

Si ce passage a fait problème, c’est paradoxalement plus après la rupture de 1927-1928 que lors du changement de modèle. A cette date, quelques isolés (dont Mao, qui, n’est pas plus l’auteur unique de ce renversement-là que de la stratégie rurale des années 1920) improvisent la guérilla et fondent les premières « bases rouges » sur les décombres de la révolution urbaine dans l’indifférence générale. Puis lorsque Moscou a reconnu l’importance de leurs initiatives, il leur faut en défendre la spécificité contre les hommes de Moscou qui, tel Li Lisan (李立三) en 1930, cherchent à capter les forces de la révolution des campagnes afin de ressusciter celle des villes. C’est d’ailleurs contre Li Lisan (李立三) que Mao fait œuvre originale en précisant la stratégie et les méthodes de la « guerre révolutionnaire » dans les campagnes. Pourtant, c’est après la défaite de Li Lisan (李立三) que le problème du lien entre la révolution agraire, Faction de l’Armée rouge et l’implantation territoriale se pose dans toute son acuité.

Tandis que l’arrivée au Jiangxi (en 1931-1932) des dirigeants shanghaïens pourchassés pas le G.M.D. (Zhou Enlai (周恩來) et les Vingt-huit Bolcheviks), lui confère toute l’animosité d’une intense lutte factionnelle, la consolidation par [Mao>184368] des bases rouges du Jiangxi contre les trois premières « campagnes d’annihilation » nationalistes et l’évolution de la stratégie adoptée par Chiang Kai-shek (qui privilégie l’encerclement et la guerre d’usure au cours des deux ultimes campagnes en 1932-1933 et 1934) soulèvent la question de la pertinence d’un « modèle » maoïste encore dans l’enfance puisqu’il se confond alors avec la stratégie et la tactique de la guérilla. Mettant l’accent sur la mobilité d’une armée soigneusement sélectionnée sans liens directs avec le territoire sur lequel elle opère (ces opérations comportant d’ailleurs de nombreux coups de main contre des villes d’importance moyenne à fins de ravitaillement, d’équipement... et de recrutement), la guérilla donne la priorité à la sauvegarde de l’instrument militaire sur celle du territoire et de la population. En accord avec certains généraux hostiles à Mao (tels Peng Dehuai (彭德懷) et Liu Bocheng (劉伯承)), les nouveaux-venus se réclament d’une logique diamétralement opposée pour laquelle la base territoriale, prioritaire, doit étoffer l’armée (au moyen d’une large conscription faisant appel au recrutement sur place et souvent forcé d’un grand nombre de paysans : près de 200 000 en 1934), la mission principale de cette armée étant de défendre l’enclave soviétique contre toute pénétration ennemie, soit au moyen d’une « bataille de l’avant » (4e contre-campagne en 1932-1933), soit par une guerre de position (5e contre-campagne, 1934). Cette stratégie l’emporte après la conférence de Ningdu (Jiangxi, août 1932), qui détermine la mise à l’écart de Mao jusqu’à ce que l’écrasement de toute façon imparable des soviets à l’automne 1934, en provoquant le recours à la fuite (dite Longue Marche, octobre 1934-octobre 1935 pour celle des troupes venues du Jiangxi), redonne tout son sens aux méthodes de la guérilla. Et toute son autorité à leur défenseur : Mao reprend la tête de l’armée et prend celle du Parti lors d’une halte à Zunyi, dans le Guizhou (janvier 1935) [15]. Par la suite, dans les régions-frontières du Nord-Ouest, il admettra d’autant mieux la logique de la territorialisation (notamment dans le recrutement des soldats) qu’il en sera devenu le maître et qu’il ne renoncera en rien à la souplesse tactique de la guérilla : Yan’an, capitale de guerre du P.C.C. (dans la province du Shenxi) sera évacuée en 1947...

Protecteur et coordinateur, le pouvoir révolutionnaire doit être également mobilisateur. Car si la spontanéité paysanne n’entraîne pas la révolution au plan global, dans le détail — au niveau local des xian (sous-préfectures) et dès villages — c’est l’attentisme plutôt que l’engagement qu’elle favorise, même en présence des communistes. Le paysan ne s’engage vraiment à leurs côtés que lorsqu’ils l’ont impliqué dans l’ordre nouveau (en lui faisant prendre parti dans le partage des terres et la terreur « rouge »), et s’il a le sentiment que leur pouvoir est fait pour durer. Mais une fois vaincu l’attentisme initial, c’est une lame de fond niveleuse et une violence déchaînée qui soulèvent la « base » paysanne. Face à cette dynamique aveugle, qui peut contrecarrer la stratégie d’ensemble du Parti s’il s’agit (comme en 1926-1927) de ménager telle ou telle catégorie de propriétaires fonciers, ou (en 1948-1950) les paysans « moyens » et même riches, le pouvoir doit être capable d’endiguer les fureurs qu’il a déchaînées. Incitation et contrôle : tels sont les deux volets de la mobilisation dont le maoïsme des années 1940, avec la « ligne de masse » (qunzhong luxian), fait un grand art, également destiné à perpétuer la dynamique « révélée » une fois passé le séisme révolutionnaire et, plus généralement, à dialectiser les rapports de l’État avec la société civile. Bien que cette volonté mobilisatrice soit un aspect original et substantiel du « communisme de guerre » à la chinoise (dû sans doute au fait que le passage de l’agitation révolutionnaire à la gestion gouvernementale s’accomplit en plein cœur d’une révolution largement ouverte par son nationalisme et sa modération), il reste que tous les pouvoirs de l’élite révolutionnaire confluent en un pouvoir d’État utilisant la paysannerie comme assise « matérielle » (économique, démographique) d’un État et d’une armée qui répondent à d’autres fins que celles de la révolution paysanne, s’installent dans les villes et adoptent un modèle de développement prélevant sans contrepartie le surplus agricole. Politiquement, la stratégie rurale sui generis du P.C.C. ruralisé et étatisé des années 1930-1940 n’est donc guère plus adéquate que la stratégie ouvrière mise au point sous l’empire du modèle russe des années 1920. Mais un raffinement technique bien supérieur a fait d’elle le solide pivot d’une « alliance inégale » (L. Bianco), la pierre de touche du nouvel Empire.

Si la stratégie rurale mûre des années 1930-1940 a deux étapes (guérilla, étatisation) et deux visages (mobilisation, canalisation), elle se présente au départ, dans les années 1920, sous un double aspect. Il lui faut d’une part s’affirmer au sein d’une stratégie à prépondérance urbaine ; d’autre part, elle est mise au point des techniques de mobilisation et d’encadrement indispensables à la pénétration et au contrôle de la paysannerie.
<:br>Nécessité d’une approche pragmatique, concrète, respectant les préoccupations immédiates et les superstitions des paysans : de la découverte des réalités paysannes (comparable à celle que les militants urbains font des réalités du « monde du travail ») en 1922-1923 au vertige des soviets ruraux et de la terreur rouge (hiver 1927-1928), cette mise au point est l’œuvre pionnière de Peng Pai (澎湃) dans les districts de Haifeng et Lufeng à l’est du Guangdong. L’exception qui confirme la règle : Peng est en effet le seul communiste d’importance à passer directement de la révolution intellectuelle et idéaliste du 4 mai à l’agitation paysanne (dont un Li Dazhao (李大釗), par atavisme populisant, ne fait que l’expérience intellectuelle dans un bureau pékinois). Sans doute l’art de la révolution rurale n’est-il pas sa chose exclusive. En 1924 Yun Daiying (惲代英) (ex-anarchiste qui avait parcouru les campagnes du Sichuan à l’été 1921 avant de se rallier au P.C.C. et à l’orientation urbaine des communistes) élabore une sorte d’ABC du communisme rural dont les préceptes recoupent l’expérience de Peng Pai. Renouant (la même année) avec la tradition agraire du sunyatsénisme, le G.M.D. ouvre un Bureau paysan (Nongminbu) ainsi qu’un Institut des cadres du mouvement paysan chargés, respectivement, de coordonner l’action des militants dans les campagnes et de former ces militants. En 1925-1926, tandis que les associations paysannes (nongmin xiehui) se multiplient dans le Guangdong (où plus de 600 000 paysans sont fermement organisés à l’abri du pouvoir nationaliste), des émules de Peng Pai (澎湃) — Mao Tse-tung (毛澤東) au Hunan, Fang Zhimin (方志敏) au Jiangxi — élargissent le mouvement aux provinces périphériques (mais leur action, dépourvue de « parapluie » politique, n’est rien comparée au raz de marée qu’entraînera l’arrivée des armées nationalistes à l’automne 1926). Toutefois, c’est à Haifeng et à Lufeng que l’expérience est le plus continue et surtout qu’elle va le plus loin : jusqu’au partage « terroriste » des terres et à l’instauration d’un mini-État communiste, le « premier gouvernement soviétique de Chine » (Shinkichi Eto). Suivant le mot de L. Bianco, l’apanage du devancier de Mao est bien la « matrice » de la révolution rurale à venir.

Mais rien de plus que la matrice. Tout comme son équivalent nationaliste (qui d’ailleurs lui sert de couverture officielle), le mouvement paysan communiste n’est qu’un microcosme négligé et dépourvu dans le macrocosme ouvrier et bourgeois d’un Front uni centré sur les villes. En théorie et en paroles, la « question paysanne » (nongmin wenti) s’est pourtant imposée sur un pied d’égalité. Dès 1923, le choc théorique du Front uni lui donne droit de cité, comme nous l’avons vu, dans les spéculations communistes ; en 1924 Sun Yat-sen (孫逸仙) fait de la réforme agraire l’une des priorités programmatiques du G.M.D. ; en 1925-1926, le Komintern (sous l’influence de N. Boukharine et de sa nouvelle N.E.P.) la déclare au « centre » de la « question chinoise » [16]. En pratique, toutefois, c’est l’inverse : aucun des deux partis (G.M.D. et P.C.C.) ne parvient à constituer une organisation rurale à la hauteur de ses ambitions déclarées, l’ironie voulant que chacun (mais aussi l’I.C. pour le compte du P.C.C.) compte sur l’autre afin de combler cette lacune. De part et d’autre, seuls les minoritaires du « courant paysan » qui travaillent en symbiose jusqu’en 1926 mais n’en sont pas moins rivaux se refusent à abandonner à la « concurrence » (communiste ou nationaliste) la force sociale et le terrain dont ils ont deviné le caractère décisif [17]. Comme l’agitation sociale qu’ils provoquent au Guangdong par leur obstination déborde le cadre du Front (union nationale avec les propriétaires patriotes, limites étroites d’une réforme agraire très modérée), le P.C.C. est vite menacé de débordement tant par une base paysanne mal tenue que par un encadrement (surtout s’il provient des Jeunesses communistes) souvent indifférent aux consignes de modération venues d’en haut. Bien qu’elle engendre d’incessants conflits locaux — dans lesquels se forge l’expérience stratégique dont nous avons parlé [18] — cette menace est supportable (et supportée) tant que le mouvement paysan demeure un phénomène marginal. Mais à partir de l’automne 1926 l’arrivée de l’Expédition du Nord lui confère au Hunan, au Hubei et (accessoirement) au Jiangxi une ampleur sans commune mesure avec les prodromes cantonais [19]. La « question paysanne » devient bien alors dans les faits la « question centrale » de la révolution chinoise. Mais s’il contraste avec l’immémoriale agitation spontanée des campagnes, le mouvement paysan communiste de 1927 n’est en rien la « répétition générale » de celui qui précède la victoire de 1949 : son caractère incontrôlé et dispersé souligne au contraire la réussite des années 1940 puisque (avant le tournant radical de 1946) le maoïsme s’est édifié, mais avec d’autres moyens, sur une réforme agraire aussi modérée que celle à laquelle les paysans mal encadrés de 1927 n’ont pas voulu se plier dans la mouvance communiste ni se rallier au-dehors.

Échec du modèle russe et « gauchisme » urbain (1927-1931)


C’est toute la révolution manquée de 1927 qui appelle une remarque identique. Marquée par la conjonction de la Beifa (déclenchée en juillet 1926 sous Chiang Kai-shek, l’ultime Expédition du Nord conquiert le sud du Yangzi à l’automne, le bas Yangzi au printemps 1927 puis s’enlise une année durant pour cause de dissensions internes, Pékin tombant en juin 1928) et du mouvement paysan « induit » dans les provinces du Centre, elle annonce bien par ses aspects militaires et paysans ceux de 1949, mais en creux : les communistes, qui ne contrôlent pas l’instrument militaire, s’en font écraser sans savoir troquer leurs rares concentrations urbaines (qui leur sont de peu d’utilité contre les armées) pour les campagnes, où le soulèvement paysan « dérape » et se dissipe en pure perte. En situant l’épicentre du drame à Shanghai, H. Isaacs (La Tragédie de la révolution chinoise) et A. Malraux (La Condition humaine) n’ont fait que flatter nos habitudes historiques, celles mêmes que la rencontre entre la modernité chinoise et le bolchevisme conquérant d’Octobre avait semblé valider pour la Chine au lendemain du 4 mai. Le débordement rural et militariste du modèle urbain compte bien plus que l’écrasement des piquets de grève communistes de Shanghai le 12 avril 1927. Ce débordement est la preuve même que le modèle était inadéquat non seulement dans sa manière de délimiter et de traiter telle ou telle classe, mais dans son aveuglement aux particularités d’ensembles du champ politique et social chinois. La bourgeoisie n’était pas seulement « mince », « faible » et dévorée de « féodalisme » : elle n’était présente que dans quelques enclaves géographiques où, à la rigueur (à supposer fondée la vocation révolutionnaire que lui prêtait un autre mythe, celui de la « bourgeoisie nationale »), elle lirait pu prendre la tête de la révolution paysanne, comme en 89 ; mais celle-ci bat son plein dans d’autres enclaves... Prendre Shanghai, ce n’était pas ipso facto (comme avec la prise de l’Hôtel de Ville ou des Tuileries) prendre une option sur la Chine : devenue claire avec le 12 avril, celle de Chiang Kai-shek reposait sur des assises militaires et territoriales bien plus larges. Encore le généralissime ne contrôlait-il qu’une zone et une armée tout juste assez puissantes pour lui permettre d’imposer sa loi aux grands feudataires absorbés plutôt que vaincus par la Beifa. Funeste aux communistes dont elle fait éclater le modèle, la contamination militariste est par elle-même une dimension éclatée... tant des conflits de 1926-1928 que du régime qui en résulte : l’unité rétablie devra être complétée et défendue sans relâche par Chiang Kai-shek jusqu’à l’invasion japonaise de 1937 qui la fait voler en éclats... Du côté communiste, évanouies les illusions de la modernité, l’entreprise révolutionnaire s’est lovée dans le vieux fond chinois en s’enclavant, en se militarisant — en se développant sous l’angle « subjectif » comme nous l’avons vu : le maoïsme n’est rien d’autre qu’une adaptation réussie à cette situation après la brutale mutation — éclatement du modèle et perte des villes — du printemps et de l’été 1927.

Souvent rendu responsable de l’échec pour s’être « mis à la remorque du G.M.D. et de la bourgeoisie » (accusation trotskyste reprise par H. Isaacs), le Komintern a lui aussi tenté d’adapter sa stratégie aux nouveautés de 1927, mais il s’est arrêté en chemin [20]. Paradoxalement, l’adaptation consistait à ne pas rompre avec le G.M.D. en dépit de claires menaces de « trahison ». Acquis dès le printemps 1926 à la suite d’un premier coup de force de Chiang Kai-shek (Canton, 20 mars 1926), puis matérialisé dans l’alliance du P.C.C. avec la gauche nationaliste de Wang Jingwei (汪精衛) au sein d’un gouvernement anti-Chiang installé à Wuhan à la fin de l’année 1926, ce calcul (qui d’ailleurs n’excluait pas Chiang) reposait sur un constat réaliste faisant du G.M.D. l’intermédiaire des communistes auprès des forces armées et le cadre grâce auquel ils pourraient « tenir » la révolution rurale. En réalité, sous un flot rhétorique nécessité par les attaques trotskystes (7e et 8e plénum du C.E.I.C., novembre 1926, mai 1927), Moscou sacrifiait la paysannerie à la collaboration militaire puisque le G.M.D., aussi mal loti que le P.C.C. en tant qu’organisation révolutionnaire capable de piloter un soulèvement paysan, virait à droite (en « normalisant » les campagnes) tout d’abord dans le mouvance de Chiang au Guangdong et au Jiangxi (dès l’automne 1926) puis, sous l’impulsion des généraux, dans celle de la gauche nationaliste au Hunan et au Hubei (printemps 1927). En théorie (boukharinienne, relayée par N.M. Roy et Qu Qiubai (瞿秋白) à Wuhan), le P.C.C. était chargé de faire la révolution à l’intérieur des « appareils » afin que le G.M.D. et, à travers lui, l’armée, fissent la révolution dans le pays. Incapable de concilier sur le terrain les exigences contradictoires de cette dialectique, Borodine fit toutes les concessions qu’imposait l’impératif prioritaire à ses yeux de la collaboration. Mais ces concessions, vigoureusement dénoncées en Chine avant, pendant et après le Ve congrès du P.C.C. (Wuhan, avril-mai 1927) par une phalange très critique (Chen Duxiu (陳獨秀), Peng Shuzhi (彭述之), Cai Hesen (蔡和森), Qu Qiubai (瞿秋白), Zhang Guotao (張囯燾), Li Lisan (李立三), Mao Tse-tung (毛澤東), Roy) ne purent empêcher la rupture, tout d’abord œuvre de Chiang à Shanghai (12 avril 1927) puis de Wang Jingwei (汪精衛) à Wuhan (juillet).

On voit que sous le vernis socio-économique d’un discours volontairement intangible, Moscou s’écarte du « pur » modèle de 1917 — afin de faire droit tant à l’expérience acquise pendant la guerre civile russe qu’aux particularités de la situation chinoise — mais seulement par G.M.D. interposé. Ces limites à la militarisation et à la ruralisation de la stratégie officielle étaient d’autant plus graves que le médiateur choisi était pourvu (en sus d’une aide appréciable en experts et en matériel) d’une organisation conforme au modèle organisationnel bolchevique, qui l’a rendu d’autant moins manœuvrable. La théorie a été chargée de démontrer par l’analyse du développement économique et des luttes de classes le bienfondé d’une formule dont le maintien était rendu nécessaire par l’absence d’une solution de rechange purement communiste. Cette solution de rechange ne s’impose qu’à partir du moment où les différentes factions nationalistes ont rompu l’alliance en chassant le P.C.C. des villes. Comme elle sert avant tout à masquer l’échec du Komintern au moment où Staline et Boukharine se défont de Trotsky (été-hiver 1927), son impréparation et son radicalisme débridé (passage à l’« étape socialiste », soviets) lui confèrent le caractère artificiel d’une fuite en avant, d’un véritable « délire » du modèle. Mais pour être aventurés, les soulèvements (qui sont autant d’échecs) de Nanchang (début août), de la Moisson d’automne (Hunan, Hubei, septembre), de la Commune de Canton (décembre), des soviets de Hailufeng (novembre 1927-février 1928) ne sont pas entièrement irréalistes. La nouvelle stratégie est ostensiblement centrée sur ce que l’ancienne n’avait concédé qu’indirectement (et honteusement) à la réalité chinoise : les armées, les campagnes. Reste que son objectif est la reconquête des grandes villes, afin d’y faire rebondir la révolution. Tout en reconnaissant l’utilité des moyens hétérodoxes qui feront le maoïsme, Moscou n’envisage nullement l’innovation stratégique essentielle qui va séparer les deux modèles : il n’est pas question d’un détour entièrement rural, d’une révolution dans les campagnes sans révolution dans les villes.

Moscou n’a donc pas ignoré et/ou rejeté la ruralisation (comme on l’a souvent dit), mais l’a sollicitée en l’intégrant à sa perspective traditionnelle, l’élargissement des assises de la révolution allant de pair (comme dans le cadre des Fronts unis des années 1920 ou 1930) avec un recul de l’échéance révolutionnaire. Ce tournant important est pris à l’été 1928 (VIe congrès de l’I.C. et du P.C.C.) [21]. Auparavant deux réalités nouvelles se sont imposées sur le terrain.

La première est la codification en Chine même des « insurrections armées » de 1927 en un gauchisme urbain cherchant à ressusciter tout de suite et en grand la révolution chinoise au moyen de grèves insurrectionnelles dans les grandes villes couplées avec des offensives militaires (en provenance des bases rurales) sur ces mêmes centres urbains (en général ceux du moyen Yangzi). Condamné en 1928 par l’I.C. (l’esbrouffe des « insurrections armées » n’ayant plus lieu d’être dès lors que le blâme est tombé sur les exécutants chinois [22] et que Trotsky a été mis à l’écart), ce « putschisme » est systématisé par Li Lisan (李立三) en 1929-1930 après avoir été théorisé par Lominadzé, Neumann et Qu Qiubai (瞿秋白) en 1927-1928. Plus importante, la seconde nouveauté est la naissance — discrète, comme nous avons vu — d’une petite diaspora rurale à la suite non tant des échecs de Shanghai et de Wuhan que des mouvements de repli nécessités par les défaites de l’été et de l’automne 1927. C’est en refusant d’attaquer Changsha puis en cherchant refuge aux confins sous-peuplés et sous-administrés du Hunan et du Jiangxi (les monts Jinggang) que Mao « invente » la guérilla et les « bases » rurales. Mais d’autres « cendres dispersées par la défaite » (C.M. Wilbur), soumises aux mêmes conditions, rompent de même avec l’horizon urbain : Fang Zhimin (方志敏), He Long (賀龍), Xu Haidong (徐海東), Liu Zhidan (劉志丹), etc., sont les coauteurs d’une mutation technique riche d’avenir, auxquels Mao n’hésite d’ailleurs pas à rendre hommage lorsque la polémique qui l’oppose à Li Lisan en 1929-1930 lui donne l’occasion d’esquisser un modèle stratégique entièrement nouveau [23].

La rencontre décisive entre gauchisme urbain et révolution rurale naît moins cependant de la « ligne Li Lisan » elle-même que de ses ruines. Les dirigeants des bases du Jiangxi ont pu se dérober, pour l’essentiel, à la grande offensive décrétée par Li (été 1930), mais ils ne peuvent esquiver l’arrivée au Jiangxi de leurs supérieurs légitimes du B.P. dès 1931-1932. Envenimée par l’intervention directe de Pavel Mif et de Wang Ming (王明), chefs de file des Vingt-huit Bolcheviks, la lutte des factions shanghaiennes du P.C.C. engendrée par la succession de Li Lisan (李立三) a été telle que les organisations clandestines du Parti se sont effondrées en 1931. Tout en abandonnant le mouvement ouvrier aux syndicats officiels, cette deuxième perte de Shanghai détermine l’exode des nouveaux adversaires de Mao : Zhou Enlai (周恩來), Xiang Ying (項英), Qin Bangxian (秦邦憲) (alias Bo Gu), Wang Ming (王明) représentant le P.C.C. à Moscou jusqu’en 1937 (il n’en est pas moins l’éponyme, avec Qin Bangxian (秦邦憲) de la « ligne Wang Ming-Bo Gu » des annales maoïstes). Mais comme nous l’avons vu, la querelle factionnelle des années 1932-1934 se nourrit d’une polémique stratégique qui porte moins sur l’opposition villes/campagnes (encore qu’au début de l’année 1932 cette opposition joue, les nouveaux venus tentant de ressusciter la ligne Li Lisan sur une échelle plus modeste) que sur la manière de construire l’armée, de gérer la révolution agraire et de défendre les soviets. Tandis qu’en attendant la reconquête partielle de l’opinion publique à la faveur de la résistance antijaponaise le P.C.C. n’est plus présent à Shanghai qu’à travers les débats élitistes de la Ligue des écrivains de gauche, les campagnes sont bien devenues, y compris aux yeux des « hommes de Moscou », le centre de gravité du mouvement révolutionnaire.

Renaissances rurales et victoire militaire du communisme (1928-1949)

La migration rurale de la révolution et du communisme à partir de 1928 sanctionne la minceur socio-économique de la modernité chinoise. Encore faut-il écrire le mot migration (ou celui de renaissance) au pluriel, car la première expérience de la révolution rurale, celle des soviets du Jiangxi (1928-1934), se solde par une débâcle militaire presque fatale — la glorieuse Longue Marche des annales légendaires — qui transplante le mouvement du Sud-Est au Nord-Ouest (dans le Shenxi) d’octobre 1934 à octobre 1935. C’est alors que l’histoire sollicite les guérilleros par le biais de l’invasion japonaise (été 1937) : ils se font les porte-parole et les maîtres d’œuvre d’un nationalisme devenu paysan, retrouvant ainsi le ciment national qui avait rendu possible la révolution urbaine des années 1920. Mais tout en permettant au P.C.C. de concurrencer le G.M.D. auprès de l’opinion urbaine, ce nationalisme n’est plus le fait d’une élite ; il prend les allures d’une immense lame de fond populaire (paysanne) : c’est en se confondant avec la résistance paysanne que la seconde renaissance rurale du communisme change l’échelle du mouvement [24]. Au terme de la guerre sino-japonaise (1937-1945), le P.C.C. qui a décuplé ses effectifs et ceux de son armée (chacun approchant ou franchissant le seuil du million) est un parti-État régnant sur quelque cent millions de paysans en Chine du Nord : il s’est donné les moyens, en luttant contre le Japon, de gagner la guerre civile contre le G.M.D. (1946-1949).

S’il change d’échelle en changeant de lieu (en passant de la ville à la campagne), le communisme chinois change aussi de structures. Ses dirigeants forgent une stratégie et une idéologie qui s’écartent sensiblement du précédent urbain de même que de l’héritage révolutionnaire européen et marxiste, relayé par l’exemple soviétique. L’innovation la plus décisive n’est ni la découverte de la paysannerie comme « classe » révolutionnaire, ni la militarisation de la stratégie rurale, choses acquises dès les années 1920, mais la rupture avec la prééminence de la base urbaine, le rétrécissement du cadre géographique et l’allongement de la perspective révolutionnaire conduisant, de proche en proche, à la constitution d’un pouvoir étatique dans les campagnes. Le nouveau modèle, toutefois, n’altère en rien la nature profonde du mouvement. En tuant la révolution rurale au jiangxi mais en laissant échapper une petite phalange de « professionnels » réduits à l’errance aux confins du monde chinois, la demi-victoire de Chiang Kai-shek en 1934 a donné la preuve « expérimentale » de cette continuité : la sociologie de la révolution compte moins, à la limite, que sa géographie, et sa géographie que son organisation, si bien qu’en dépit de sa profonde originalité, l’expérience chinoise ne trahit pas l’essentiel de son héritage — de son apprentissage — léniniste. Dans la formule maoïste, ce qui compte avant tout, c’est le rôle et la pérennité de l’appareil.

La réussite même de cette formule, pendant la guerre sino-japonaise (1937-1945), finit pourtant par écarter la « voie chinoise » de son modèle. A Yan’an plus longtemps et plus complètement qu’au Jiangxi, le P.C.C. fait l’expérience du gouvernement dès avant la prise (nationale) du pouvoir, si fiien que l’élite révolutionnaire change de nature, bureaucrates, cadres et officiers (sans oublier les policiers) l’emportant dès lors sur les personnages types de l’intellectuel, du militant ouvrier et du « guerillero ». En cela pourtant le P.C.C. n’abandonne Lénine que pour imiter plus étroitement Ï’U.R.S.S. stalinienne, encore que ces retrouvailles avec l’évolution structurelle du communisme soviétique soient l’occasion d’affirmer une double et durable originalité. Dans les méthodes tout d’abord, puisque la volonté mobilisatrice, résultat d’une conjonction entre étatisation et révolution qu’il ne faut pas idéaliser [25], se substitue quand même à la folie répressive du stalinisme en attendant de servir de référence privilégiée, vingt ans après, aux folies extra-staliniennes du maoïsme pendant la Révolution culturelle.

Dans la fonction ensuite, puisque le maoïsme mûr des années 1940 est l’idéologie d’un communisme national dont les emprunts sont volontaires et dont les dirigeants, qui n’ont jamais compté parmi les favoris de Moscou, ont combattu l’influence idéologique de la « faction internationaliste » lors d’un grand « mouvement de rectification » (dit zhengfeng) au début des années 1940. Tout en donnant l’équivalent maoïste de la purge et le premier exemple développé des futures campagnes de masse, cette opération a parachevé la prise du pouvoir commencée à Zunyi (1935). Acquise grâce à la catastrophe de 1934, la primauté de Mao était précaire : Zhang Guotao (張囯燾) la remit en cause au cours même de la Longue Marche, puis Wang Ming (王明) revint à la charge de 1935 à 1938 à l’occasion des négociations conduisant au second Front uni (dont l’accord est signé en septembre 1937, après l’invasion japonaise de juillet).

Appliquant les résolutions du VIIe congrès de l’I.C. (1935), Wang Ming souhaitait un Front large, englobant Chiang Kai-shek, au prix de concessions communistes qui eussent permis en retour la réinstallation du Parti dans les villes. L’intervention directe de Staline lors de l’incident de Xi’an (décembre 1936) [26] contraignit Mao à admettre Chiang à la tête du Front (en échange de sa liberté, le Généralissime renonçait à la guerre civile contre les communistes et promettait d’opposer une résistance plus ferme au Japon). Toutefois, les négociations de 1937 permirent aux maoïstes d’éviter les aspects néfastes du premier Front uni : le P.C.C. conservait toute son indépendance territoriale, militaire, organisationnelle et opérationnelle sous des concessions de pure forme. De retour en Chine à la fin de l’année 1937, Wang Ming (王明) tenta d’appliquer sa propre conception à Wuhan. Mais le mauvais vouloir des Nationalistes et l’avancée des troupes japonaises firent échouer cette tentative. En octobre 1938, une résolution condamnait sans appel le dernier avatar de la stratégie urbaine. Si l’on excepte l’affaire Gao Gang (高崗)-Rao Shushi (饒漱石) (1953-54), à vrai dire sans grande portée, la suprématie de Mao ne sera plus ouvertement contestée pendant vingt ans, jusqu’à l’affaire Peng Dehuai (彭德懷) (1959), c’est-à-dire jusqu’aux déchirements de la pré-Révolution culturelle. C’est donc en conso-lidant son indépendance à l’égard de Chiang Kai-shek que le P.C.C. a conquis son autonomie en regard de Staline et s’est durablement soumis à Mao.

Bien qu’à long terme l’autonomisation se soit avérée plus durable que la maoïsation, les deux processus sont indissociablement liés dans le creuset des années 1940. La primauté et la « pensée » du « Staline chinois » s’affirment clairement au-dessus d’une équipe dans laquelle l’ascendant de Liu Shaoqi (劉少奇), désormais second de Mao, traduit le rôle croissant des cadres, « venus de l’extérieur », c’est-à-dire non plus de Moscou mais de la révolution urbaine. Plus riche de techniciens, d’experts en toutes sortes, d’intellectuels et d’artistes que de militants ouvriers, cet apport renouvelle l’encadrement en étoffant les gouvernements des zones libérées avant de constituer le noyau des administrations centrale et régionale de la Chine populaire sous Zhou Enlai (周恩來) (rallié à la faction maoïste depuis Zunyi). Quant aux militaires, le VIIe congrès du Parti (avril 1945) ouvre aux plus importants les portes du Comité central. La victoire de 1949 n’altérera ni les structures ni le personnel mis en place au cours des années 1940 : contrairement à l’organisation léninienne, le parti de Mao Tse-tung et de Liu Shaoqi est parvenu à maturité avant d’avoir achevé sa conquête.

Œuvre de la guerre civile (1946-1949), cet achèvement est bien une conquête militaire. Retardé jusqu’au printemps 1946 par la médiation américaine, l’affrontement sanctionne la dégradation des rapports P.C.C.-G.M.D. intervenue dès avant la défaite japonaise : après l’incident de la 4e Armée nouvelle (janvier 1941), l’union n’avait survécu que dans la mesure où les deux camps étaient séparés géographiquement (encore qu’une nombreuse armée nationaliste fît le blocus des arrières communistes au grand dam des conseillers américains de Chiang Kai-shek) et parce que la rhétorique patriotique en imposait les apparences face à une occupation étrangère. Trois grandes phases dans l’ultime conflit : après avoir reculé jusqu’au printemps 1947, l’Armée rouge contre-attaque en Mandchourie et en Chine du Nord à partir de l’été 1947, l’offensive se développant en 1948 à mesure que le matériel et les hommes pris à l’ennemi permettent de livrer des batailles de plus grande ampleur. Lin Biao (林彪) s’empare de la Mandchourie à l’automne 1948, Liu Bocheng (劉伯承) et Chen Yi (陳毅) écrasent le gros des forces nationalistes entre le fleuve Jaune et le Yangzi (bataille de Huaihai, novembre 1948-janvier 1949). Ces victoires ouvrent les portes du Yangzi et du Sud, conquis sans difficulté d’avril à octobre 1949. La République populaire de Chine est proclamée le 1er octobre à Pékin, le régime nationaliste se réfugie à Taiwan.

Des facteurs non militaires expliquent ce succès foudroyant. L’Armée rouge est une armée révolutionnaire dont l’arrière est soulevé par une gigantesque révolution agraire : même s’ils sont encadrés et manipulés suivant la dialectique que nous avons vue, des millions de paysans s’affranchissent d’un joug millénaire en participant, dans chaque village, à la « liquidation » de l’Ancien régime [27]. Parallèlement, le G.M.D. s’effondre, la désagrégation militaire qui prend toute son ampleur en 1948 (désertions et capitulations font dès lors boule de neige) reflétant et amplifiant la décomposition politique du régime. Tandis que l’immobilisme et la répression aliènent les étudiants, les intellectuels et les petits partis libéraux de la « troisième force » (qui, au départ, étaient loin d’être pro-communistes), l’hyper-inflation, la corruption et l’impéritie indisposent les « couches moyennes » de la société urbaine. Alors que les campagnes non contrôlées par ses armées ne s’agitent nullement, le P.C.C. tire parti de ce pourrissement urbain en ouvrant un « second front » dans les villes. Mise au point dès les années 1940, l’habile propagande de la Nouvelle démocratie rallie les éléments détachés du G.M.D. à une solution patriotique, pluraliste et modérée dans laquelle le Parti sait se faire passer pour l’agent « national » (affranchi de Moscou et luttant contre l’emprise américaine) non point d’un projet socialiste, mais d’une entreprise de salut public visant à moderniser le pays : nombre d’intellectuels jadis hostiles à l’extrémisme agraire s’y résignent en se persuadant que la décapitation de la société rurale ne prélude pas à celle de la société urbaine. Loin d’être unanime (Taiwan pourra se targuer d’un véritable exode en direction de Hong Kong et des mers du Sud, d’un afflux de réfugiés et d’exilés prestigieux), le ralliement des élites urbaines (source de désillusion après 1949, lorsque des coups de froid successifs dissiperont les brumes unanimistes de la Nouvelle démocratie) compense largement l’indifférence ouvrière quand le P.C.C. décide (en 1948-1949) de mettre fin au détour rural en réintégrant les villes.

Ce rééquilibrage fait de l’achèvement de la conquête une étape importante alors que les moyens sont en place depuis les années 1940 et que les politiques dureront jusqu’au milieu des années 1950. Car si l’ouverture réformiste de la Libération (jiefang) est une contrainte légère et vite oubliée, le recentrage urbain va poser au projet communiste lui-même un dilemme redoutable : celui du « développement socialiste » d’une société pré-industrielle surpeuplée à partir d’un « secteur moderne » sous-développé. Parvenu à Pékin, Mao n’a pas songé à être Pol Pot, mais les dérives ultérieures de son « modèle » rachèteront au centuple la sagesse de 1949.

Vers la Partie II - Suite de l’introduction

[1Pour un panorama plus détaillé et plus continu, nous l’invitons à consulter quelques ouvrages de synthèse publiés en français : Bianco (1967), Chevrier (1983), Guillermaz (1968 et 1972) et Roux (1980).

[2Sur la croissance économique de la Chine des « ports ouverts » à la faveur de la Première Guerre mondiale et sur l’extinction de la bonne conjoncture dans les premières années 1920, voir M.-C. Bergère (1980), in Revue historique, CCXLI, avril-juin 1969, Revue d’histoire moderne et contemporaine, XVI, avril-juin 1969

[3Carr, Bolshevik Revolution (I, p. 16 sq) souligne ce lien pour le marxisme russe. Voir également Perrie (1976) et A. Walicki, Studies in the Social Philosophy of the Russian Populists : The Controversy Over Capitalism (Oxford, 1976).

[4Sur l’évanescence du populisme chinois, l’éclectisme du marxisme issu du 4 mai et la genèse de l’orthodoxie à la faveur de la crise ouverte par l’alliance avec le G.M.D., voir Chevrier in Extrême-Orient, Extrême-Occident, no. 2, 1983.

[5Sur l’intervention soviétique des années 1920 et les crises dans le P.C.C. qui l’accompagnent, voir Gliinin in Ulyanovsky (1979)

[6L’un des relais essentiels du modèle bolchevique-soviétique dans les années 1920 est constitué par les écoles : école des langues étrangères ouverte sous les auspices de Voitinsky et Yang Mingzhai (楊明齋) dès 1920 à Shanghai ; universités communiste des Travailleurs de l’Orient (Dongda) et Sun Yat-sen (孫逸仙) à Moscou, université de Shanghai (Shangda), Académie militaire de Huangpu près de Canton…

[7Peng Shuzhi (cf. Cadart/Cheng, 1983) s’abuse moins de mots que Zhang Guotao (Chang Kuo-tao, I, 1971) : suivant son témoignage, Shanghai ne compte à l’été 1924 qu’une quarantaine de militants communistes et deux cellules et demie (celles des Presses commerciales, de l’Université de Shanghai et celle (en cours de constitution) de l’usine de cigarettes Nanyang).

[8Chesneaux (1962) demeure l’étude fondamentale sur la formation du prolétariat et sur le mouvement ouvrier des années 1920. A compléter et à préciser cependant par Roux (1970) et in Extrême-Orient, Extrême-Occident, no. 2, 1983.

[9Chronologie : quelques entreprises modernes (arsenaux, etc.) dans le cadre du programme de modernisation officiel des années 1860-1880 ; 1895 : les étrangers obtiennent le droit de construire des usines dans les concessions des ports ouverts ; fin des années 1910- début des années 1920 : le « miracle économique » (localisé dans ces mêmes « ports »). Géographie : les enclaves de la Chine « ouverte » (où domine le textile) ; le réseau ferré, « ossature de la pénétration communiste » (Deng Zhongxia)... comme en Russie tsariste ; mineurs et fondeurs des industries lourdes du Centre (« combinat » de Hanyeping à Pingxiang-Anyuan (Jiangxi) ; mines de la Kailan Mining Administration (K.M.A.) à Kaiping (Hebei) ; marins, dockers, mécaniciens de la frange côtière, en particulier du pôle Hong Kong-Canton.

[10Il faut peut-être éviter d’appliquer le schéma européen de l’anarcho-syndicalisme aux éléments anarchistes qui, tels ceux de l’Association des Travailleurs du Hunan en 1920-1921 (Huang Ai et Pang Renquan), veulent interdire aux gens « qui ne sont pas ouvriers et n’ont pas de conscience ouvrière » d’être les porte-parole des ouvriers (certains des dirigeants de l’Association appartiennent en effet au patronat). Voir McDonald (1978) et Shaffer (1982).

[11A Roux, art., cité, p. 120.

[12Ibid. p. 125.

[13Cette hypothèse peut être éclairée par la biographie d’un militant comme Xu Yamei (徐阿美) à cheval sur nationalisme et communisme dans le Shanghai des années 1930. Sur le mouvement ouvrier à l’époque de la guerre civile (1946-1949), et sur l’attitude du P.C.C. à son égard, voir Pepper (1978).

[14Sur les caractères traditionnels de l’agitation rurale, sur la condition paysanne et son évolution sous la République, sur les formes de l’intervention communiste et sur le rôle des sociétés secrètes, voir les travaux de L. Bianco : Bianco (1967), chap. IV ; in Politique étrangère, no 2, 1968 ; The Journal of Peasant Studies, vol. II, no. 3, avril 1975 ; in Chesneaux (1970) , in Cambridge History of China, vol. 13 (à paraître).

[15Sur les controverses stratégiques du Jiangxi et la conférence de Zunyi, voir Hu Chi-hsi (1982) et les biographies de Luo Ming (羅明) et Otto Braun.

[16Sur l’évolution « paysanne » du Komintern et sur celle du modèle appliqué à la révolution chinoise, voir Chevrier in Extrême-Orient, Extrême-Occident, no. 2, 1983.

[17Ce calcul est tout autant celui d’un Liao Zhongkai (廖仲愷) ou d’un Gan Naiguang (甘乃光) au sein du G.M.D. que d’un Peng Pai (澎湃) ou d’un Mao Tse-tung (毛澤東) au sein du P.C.C.

[18Sur ces conflits, voir Hofheinz (1977).

[19Le célèbre Rapport d’enquête sur le mouvement paysan dans te Hunan (mars 1927) témoigne de ce « bond en avant », tant qualitatif que quantitatif, dans la province natale de Mao, mais d’une manière visionnaire qui reflète plus l’optimisme du révolutionnaire volontariste et la situation de quelques districts particulièrement agités que celle de toute la province ou, à plus forte raison, de toute la Chine rurale

[20La crise de 1927 a suscité d’innombrables interprétations, pour la plupart trop partielles et trop esclaves des thèses trotsko-isaaciennes. Nous avons développé (art. cit., et Chevrier (1983)) celle qui suit à partir d’intuitions fort justes de B. Schwartz (1951).

[21Thornton (1969) établit clairement ce point.

[22Accusé d’« opportunisme de droite », Chen Duxiu (陳獨秀) a été démis de ses fonctions de secrétaire général du P.C.C. le 7 août 1927 lors d’une conférence expéditive convoquée par Lominadzé.

[23Cette polémique, comme nous l’avons dit, permet à Mao de creuser un sillon plus original en théorisant sous l’angle rural les conditions et les pratiques de la guérilla : caractère fragmenté de la scène politique et militaire, le « pouvoir rouge » pouvant « exister » aux interstices d’une société semi-féodale arriérée et éclatée ; fait nouveau d’une révolution Progressant non plus à égalité dans les villes et dans les campagnes (Moscou) ou par vagues arges et rapides (Li Lisan (李立三)), mais lentement et par petites poches enclavées (aux accrocs du issu rural). Ces considérations, auxquelles Mao s’est bien gardé de donner tout leur prolongement, suffisaient à ériger un modèle révolutionnaire différent. Plus disert sur un aspect d’apparence (mais d’apparence seulement) technique, le Mao des Problèmes stratégiques de guerre révolutionnaire (1936) ira plus loin dans l’opposition de sa doctrine (la guérilla) aux aspects militaires du modèle russe repris par ses adversaires de 1932-1934 (voir Hu Chi-hsi (1982), p. 76)

[24Suivant la thèse classique de Johnson (1962), la nature du mouvement est également changée, le facteur national l’emportant sur le social dans la mobilisation des paysans tout en contribuant à affranchir les « communismes partisans » (ou « nationalismes communistes ») — maoïsme et titisme — de la tutelle soviétique. Il semble que Johnson trahisse par excès une observation assez juste, mais difficilement généralisable (puisque les Japonais n’occupaient pas toutes les zones contrôlées par le P.C.C., à commencer par celle de Yan’an). Dans tous les cas, la mobilisation paysanne met en jeu des facteurs sociopolitiques, à travers les médiations organisationnelles que nous avons analysées plus haut : ainsi, la réforme agraire est édulcorée pendant toute la durée de la guerre sino-japonaise et du second Front uni. L’autonomisation du parti obéit également à d’autres facteurs, antérieurs et intérieurs, tout en allant de pair avec un volontaire mimétisme structurel : les paragraphes qui suivent éclairent quelques-uns de ces points.

[25Cette idéalisation est le défaut de bien des analyses de la « voie yan’anaise » : voir Selden (1971) et a contrario, pour une approche plus critique, Hua Chang-ming (1981), Aubert, Cheng et Leung in Annales E.S.C. no. 3, mai-juin 1982.

[26Alors que Chiang Kai-shek pratiquait une politique très impopulaire donnant la priorité à la lute anticommuniste, les appels à l’union lancés par le P.C.C. allaient au devant du mécontentement de l’opinion urbaine (réveillée en 1935 par le mouvement étudiant du 9 décembre) et de nombreux officiers. Tombé aux mains de celui qui commandait le blocus anticommuniste à Xi’an, Chiang fut peut-être sauvé par l’intervention du Kremlin qui dénonça l’« incident » comme un complot pro-japonais : les communistes (que les rebelles s’étaient empressés de consulter) furent bien obligés de recommander la clémence et de négocier avec Chiang (voir Bianco (1968) et Wu Tien-wei (1976)).

[27Sur la révolution rurale (radicalisée à partir du printemps 1946), voir l’irremplaçable témoignage de Hinton (1966).

Par Yves Chevrier

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