BROUTIN Charlemagne

Par Madeleine Singer

Né le 17 juin 1884 à Carvin (Pas-de-Calais), mort le 26 février 1963 à Hellemmes (Nord) ; secrétaire général de l’Union régionale, puis départementale des Syndicats libres du Nord (1921-1947) ; vice-président de la CFTC (1945-1947).

Charlemagne Broutin
Charlemagne Broutin

Issu d’une famille ouvrière de sept enfants, Charlemagne Broutin travailla à l’âge de 14 ans, tout en suivant des cours du soir. En 1903, il entra à la Compagnie des chemins de fer du Nord, à Hellemmes, comme ajusteur, et s’intéressa aussitôt au syndicalisme : dès cette date, il fréquenta les Cercles d’études d’Hellemmes qui, organisés par l’abbé Six, avaient une portée sociale. L’année suivante, il adhéra au Syndicat des cheminots, affilié à la CGT, le seul existant alors dans la profession. Très vite il présida les conférences contradictoires où l’abbé Six prenait la parole et alla à travers la région défendre ses idées face aux orateurs socialistes. Il devint l’un des principaux collaborateurs de l’hebdomadaire Le Peuple qui depuis 1900 portait en sous-titre « journal démocratique chrétien". Ce journal publiait les communiqués de l’Union démocratique du Nord et de divers syndicats non-cégétistes tels que l’Union syndicale des vrais travailleurs (Wattrelos) ou l’Union ouvrière syndicale de l’industrie textile (Lille). Il assista à la plupart des congrès régionaux du Sillon et prit la parole dans les banquets de clôture.

Dès 1907 il participa aux Semaines sociales : son cours à Saint-Étienne en 1911 sur les « conditions de fonctionnement d’un véritable syndicat » remporta un grand succès. Après la grève générale des cheminots en 1910, ses camarades et lui-même se sentaient de moins en moins à l’aise dans la CGT. Le 10 mars 1912, à Hellemmes, il annonça publiquement avec trois camarades leur démission car, dit-il, leurs efforts « pour détourner le syndicat de l’ornière politique dans laquelle il vient de s’embourber » avaient été vains. Ils fondèrent aussitôt le premier Syndicat professionnel des cheminots dont Broutin fut nommé secrétaire permanent.

À la mobilisation, il gagna le front avant d’être affecté à l’usine de De Dion-Bouton à Puteaux (Seine), où il fonda bientôt un syndicat libre des métallos ainsi que des cours techniques qui feront ensuite place à une école d’apprentissage ; il jeta en outre les bases, sous la forme d’un Syndicat national, de la future Fédération des cheminots de France. Depuis 1917 il faisait partie du Comité de rédaction de L’Âme française.

En novembre 1919, il prit part à la fondation de la CFTC où il plaida en faveur de l’épithète « chrétienne » qu’il préférait à celle de « catholique » afin de rassembler le maximum de travailleurs. Répondant à l’appel d’hommes comme Louis Blain* qui avaient lancé la CFTC dans le Nord, il regagna Lille en février 1921. L’Union régionale des syndicats libres (Nord, Pas-de-Calais, Somme, Aisne et Ardennes) avait été constituée le 25 avril 1920 ; le conseil de cette union confia aussitôt à Broutin le poste de secrétaire général qu’il garda jusqu’à sa retraite en 1947. Mais les unions départementales ayant pris chacune leur autonomie, il ne restait plus de l’Union régionale, en 1939, que l’Union départementale du Nord dont il demeura le secrétaire général. Sous son impulsion la CFTC se développa rapidement comme le montrent les bilans qu’il donnait lors des congrès de l’Union régionale : les syndicats passèrent de 9 en 1920, à 47 en 1925, puis à 102 en 1931, pour finir à 240 en janvier 1937. Même croissance du nombre des permanents : de 3 à 8, puis à 20, enfin à 50. Le Nord social du 3 janvier 1937 signale qu’en six mois, la CFTC dans le Nord a triplé ses effectifs et atteint près de 100 000 adhérents.

Dès son retour à Lille, Broutin avait pris en mains Le Nord social qui se présentait comme le porte-voix du syndicalisme chrétien dans toute la région du Nord : mensuel, puis bimensuel, enfin hebdomadaire (1933), il tirait à 62 000 exemplaires en 1937. Broutin participa à la formation des militants au sein de l’École normale ouvrière qu’il avait créée en 1925 avec le concours de professeurs des facultés catholiques et de l’abbé Six ; il développa les relations avec les autres syndicats chrétiens d’Europe (Belgique, Autriche, etc.). Les grèves de mai 36 montrèrent la vitalité de la CFTC dans la région : selon Le Nord social du 9 août 1936, elle mena parallèlement « la conclusion des contrats collectifs de travail, l’action vigilante pour le respect des conquêtes ouvrières et le développement des services syndicaux". Le 6 mai1937, lors de la célébration à Lille du cinquantenaire du syndicalisme chrétien, 25 000 syndiqués défilèrent ; ils furent nombreux à se rendre à Paris pour le jubilé, le 27 juin 1937, au Parc des princes où Charlemagne Broutin qu’on avait surnommé « l’Empereur du Nord » présida la séance de clôture. Cela n’empêcha pas toutefois la contestation car en 1937 deux jeunes jocistes du textile et du gaz tentèrent en vain d’être admis au bureau de l’Union locale de Lille : celle-ci, bien tenue en mains par Charlemagne Broutin et Georges Torcq*, invoqua d’abord la nécessité d’une modification des statuts (acquise en février 1938), puis utilisa des artifices de procédure permettant aux anciens de conserver le pouvoir. Les jeunes tinrent réunion à part et remirent en avril une pétition au siège de la Confédération. L’affaire se régla au printemps 1939 par l’entrée des deux jocistes au bureau de l’Union locale.

Le bureau confédéral CFTC était à l’origine composé de Parisiens qui y admettaient quelques représentants des fédérations. C. Broutin y siégea à ce titre de 1923 à 1929, puis y revint en 1936 à l’occasion d’un nouveau mode d’élection et y resta jusqu’à sa retraite (1947) avec évidemment l’interruption de la guerre. Le Nord était alors la seconde grande région du syndicalisme chrétien après la région parisienne. Dès les origines, Broutin fit prévaloir au sein du conseil de l’Union régionale la nécessité d’entretenir des rapports étroits avec la Centrale et il insista pour qu’on payât les cotisations dues par la région à la CFTC alors que certains voulaient défendre la santé financière de leur Union : cela permettait aux Nordistes de parler haut et fort à Paris. Régulièrement délégué à tous les congrès CFTC, il y présenta divers rapports : en 1925, « la main-d’œuvre étrangère » ; en 1927, « les caisses de chômage » ; en 1933, « les quarante heures » ; en 1936, « l’unité ouvrière et l’organisation corporative ». Également rapporteur à de nombreuses reprises dans les congrès de la Fédération française des syndicats professionnels de la métallurgie, il en assura la vice-présidence lors de la fondation en 1921, puis la présidence (1925-1946), ainsi que la vice-présidence de la Fédération internationale de la métallurgie (1925-1939).

Mais son rôle essentiel se situa probablement pendant la Seconde guerre mondiale, lorsque le gouvernement de Vichy mit en place la Charte du travail. La loi du 16 août 1940 avait dissous les confédérations, ne laissant subsister que les fédérations, les unions départementales et les syndicats. L’année 1941 fut marquée par la préparation active de la Charte du travail ; les syndicats du Nord ne purent y participer car ils n’avaient de représentants ni au sein des organisations syndicales de la zone sud, ni au sein du groupe parisien animé par Jean Pérès. Ils décidèrent donc d’adresser le 20 juillet 1941 un rapport au maréchal Pétain. Pour lui donner plus de poids, C. Broutin écrivit le 15 juillet au cardinal Liénart : il sollicitait pour Georges Torcq et lui-même une audience et envoyait à l’avance le texte au cardinal. Au nom des 150 000 travailleurs chrétiens des cinq départements, ils exposaient en neuf pages les raisons qui militaient pour la liberté de l’adhésion et le pluralisme syndical, montrant que celui-ci était parfaitement compatible avec l’unité de l’organisation professionnelle. Les syndicats chrétiens luttant depuis cinquante ans pour la liberté syndicale n’en accepteront jamais la disparition. Par une lettre d’accompagnement, le cardinal s’associa pleinement à leur démarche auprès du maréchal Pétain.

La loi du 4 octobre 1941 ayant institué le syndicalisme unique et obligatoire, les syndicats CFTC des deux zones furent conviés à une réunion à Paris le 4 novembre : Gaston Tessier* condamna la participation aux organismes de la Charte, participation que J. Pérès défendit au contraire, estimant qu’il fallait tenter l’expérience. Dès son retour à Lille, Charlemagne Broutin écrivit au maréchal Pétain le 19 novembre : la mise en place d’un syndicat unique ruine plusieurs dizaines d’années d’efforts pour lutter contre le marxisme ; "c’est le syndicalisme lui-même que la Charte du travail a vidé de sa substance » Dès le 5 décembre, l’Union départementale du Nord adressait une circulaire confidentielle à tous les militants des unions locales : si des syndiqués libres étaient pressentis pour entrer dans des Comités sociaux, qu’ils demandent à réfléchir et consultent leur syndicat. Lors d’une grande réunion à Lille, le 21 décembre 1941, dans les locaux de la rue Saint-Genois, cinq unions départementales, 30 unions locales, 275 syndicats d’ouvriers et d’employés étaient représentés. À l’unanimité les participants approuvèrent les deux dossiers envoyés au maréchal Pétain et demandèrent des modifications de la Charte telles que le rétablissement du pluralisme syndical : tant qu’ils n’auraient pas satisfaction, ils s’abstiendront de participer aux organes mis en place par la loi du 4 octobre 1941.

Aussi le 11 février 1942, l’Union départementale du Nord envoya à François Lehideux, secrétaire d’État à la Production industrielle, un document dans lequel elle précisait à quelles conditions ses membres accepteraient de participer à la Charte : ils exigeaient notamment des garanties de liberté syndicale ainsi qu’un équilibre entre la représentation ouvrière et la représentation patronale au sein des organismes de la Charte. Si la même intransigeance se retrouve dans la résolution votée à Paris le 15 mars 1942 par les délégués CFTC des deux zones, c’est que les relations entre les syndiqués chrétiens de la France entière avaient fait des progrès, notamment grâce à C. Broutin qui avait préconisé l’ouverture d’une enquête sur les moyens de regrouper les cadres du syndicalisme chrétien.

Le 6 juillet 1942, les représentants de tous les syndicats furent convoqués au ministère du Travail en vue de trouver un terrain d’entente pour l’application de la Charte. La réunion n’ayant pas abouti, l’Union départementale du Nord envoya le 25 août 1942 un mémoire de sept pages au Secrétaire d’État au Travail, déclarant que ses membres refuseraient toute participation aux Syndicats uniques dont la réalisation semblait imminente : le décret parut en effet en septembre 1942. Le 13 septembre 1942, les syndicats chrétiens du Nord se réunirent à Lille et se prononcèrent massivement contre la participation. Charlemagne Broutin conclut ainsi son rapport : « Nous avons sauvé la liberté syndicale en 1936, nous la sauverons de nouveau en 1942 et par là même nous aurons sauvé l’âme de la CFTC et accompli notre devoir de syndiqués, de chrétiens, de français ».

Cette attitude n’étant pas celle des syndicats chrétiens de la Seine et de certains syndicats de la zone libre, Gaston Tessier* convoqua une réunion nationale à Paris le 27 juin 1943 : la motion Broutin s’opposa à celle de Paul Hibout*, un employé participationniste. Le "non" des nordistes l’emporta : leur fermeté, jointe à celle des syndicats du Sud-Est, avait rallié 34 unions départementales contre 16, à une position dure et sans ambiguïtés. Dès juillet, un bureau national constata que 85 % des syndicats étaient hostiles à la Charte et le 18 septembre, le SECI, le plus vieux syndicat d’employés de la CFTC, décida de ne pas participer.

Vice-président d’honneur de la CFTC depuis son départ en retraite, Charlemagne Broutin n’a pas été seulement un grand syndicaliste. Si en 1947, il est fait chevalier du Mérite social au titre de la Mutualité et des Assurances sociales, c’est qu’il s’est occupé de tout ce qui pouvait constituer la Sécurité sociale : trésorier de la caisse départementale d’Assurances sociales depuis son origine, il devint vice-président de l’hospice-hôpital de Loos, puis président de la Caisse régionale d’assurance-vieillesse de Lille des travailleurs salariés, administrateur de la Caisse régionale-Invalidité de Sécurité sociale de Lille, administrateur de la Caisse primaire de Sécurité sociale de Lille, membre du Conseil supérieur de la Sécurité sociale (PQ), etc. Une note rédigée par l’intéressé en 1957, lorsqu’il fut nommé officier du Mérite social mentionne dix-sept fonctions d’administrateur exercées à titre gratuit. Il était également chevalier de Saint-Grégoire-le-Grand (1931) et officier de la Légion d’honneur (1961). Nous retiendrons de lui le portrait qu’en avait tracé André Glorieux* dans Le Nord social d’avril 1963 : « Par son style direct, ses gestes vifs et naturels, son regard perçant, il était une force de conviction incomparable qui s’imposait ».

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article18040, notice BROUTIN Charlemagne par Madeleine Singer, version mise en ligne le 20 octobre 2008, dernière modification le 26 avril 2023.

Par Madeleine Singer

Charlemagne Broutin
Charlemagne Broutin

SOURCES : Arch. CFTC (Arch. dép. Nord, J89, carton n°4). — Arch. UD-CFDT du Nord : C. Broutin (carton 1939-1944). — Le Nord social, 1936, 1937, septembre 1947. — Le Peuple, année 1903. — Croix du Nord, Nord-Éclair et Voix du Nord : 27.2.1963. — Jean-Yves Derville, Les Débuts de la CFTC dans l’arrondissement de Lille 1919-1931, D.E.S., Lille, 1965. — Michel Branciard, Histoire de la CFTC, La Découverte, 1990. — André Caudron, Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, IV. Lille Flandre, Paris-Lille, Beauchesne-Centre d’histoire de la région du Nord, 1990. — Georgi Frank, Une histoire de la Fédération de la métallurgie CFTC.-CFDT, 1920-1974, Éd. ouvrières, 1991. — Michel Launay, "Les syndicats chrétiens du Nord de la France de 1940 à 1944", dans la Revue du Nord, juillet-septembre 1978, p. 475 à 492. — Michel Launay, La CFTC 1919-1940, Publications de la Sorbonne, 1986, ainsi que quelques pages de sa thèse soutenue en 1980 sur le même sujet.

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