De la révolution permanente à la modernisation : la République populaire de Chine (1949-1983)

Un postscriptum ; l’intermède de la nouvelle démocratie (1949-1954)
Des prémisses staliniennes aux prémices maoïstes : la « seconde révolution » et l’abandon du modèle soviétique (1955-1965)
Troisième révolution et guerre de succession (1966-1976)
L’après-Mao



On ne saurait en quelques pages donner une idée simple du mouvement « ouvrier » (entendu au sens de mouvement révolutionnaire) dès lors qu’il se confond avec les mouvements d’une société refondue à partir du vieux fonds chinois ainsi qu’avec les convulsions du responsable de la refonte : le Parti communiste. Après avoir été un État dans l’État G.M.D., ce parti devient un pays (peuplé de quelque quarante millions de membres à l’heure actuelle) qui doit se gouverner lui-même en même temps qu’il encadre une société aussi pesante par sa masse (plus d’un demi-milliard en 1949, un peu plus d’un milliard en 1983) que par son sous-développement. Analyser les mouvements (et les inerties) d’une telle masse dans leurs rapports avec le pouvoir est d’autant plus impossible que l’évolution sociale de la Chine populaire est encore plus mal connue que celle de la Chine républicaine. Il faudrait également faire intervenir les variables de l’économie et de la démographie, tant les problèmes de la « construction du socialisme », pour idéologiques qu’ils soient, en ont dépendu directement. Déjà fort sensibles à l’époque héroïque, les différences locales, cadre privilégié de multiples conflits factionnels, deviennent l’un des traits majeurs — sinon le trait dominant — de l’après 1949, bien avant que la révolution culturelle ne les exacerbe au point de défier toute analyse globale. Le survol qui suit ne peut donc qu’effleurer la surface des choses. Quatre époques apparaissent ainsi dans l’histoire de la R.P.C.

De 1949 à 1954, le Parti absorbe la société tout en jetant les bases d’une refonte socio-économique calquée sur le modèle soviétique. De 1955 à 1965, tandis que se déroule une « seconde révolution » (collectivisation, radicalisation) conforme au précédent stalinien, ce modèle est progressivement abandonné sous l’impulsion de Mao Tse-tung (毛澤東). Mais comme les tentatives maoïstes (programme économique de 1955-56, Cent Fleurs de 1956-57, Grand Bond en avant de 1958-59) sont des échecs donnant lieu à autant de replis, patronnés par les responsables de l’appareil (Liu Shaoqi (劉少奇), Deng Xiaoping (鄧小平)), l’évolution adopte un profil en zigzags et débouche sur des affrontements factionnels opposant au camp maoïste celui des responsables « orthodoxes » qui, par la force des choses, vont faire figure de gestionnaires pragmatiques hostiles aux chimères du Grand Timonier. Cette « lutte entre les deux lignes » se cristallise après le Grand Bond, le modèle maoïste (tout d’abord dirigé contre la Yougoslavie de Tito puis, après la rupture de 1960, contre l’U.R.S.S. de Khrouchtchev) apparaissant comme une machine de guerre destinée à reconquérir le pouvoir (duquel Mao a été plus ou moins volontairement écarté après 1959) en même temps qu’un témoignage d’inquiétude quant au destin de la révolution. 1966-1976 : la reconquête a lieu tandis que ces inquiétudes se donnent libre cours à la faveur de la Révolution culturelle (1966-1969). Résultat inédit d’une conjonction encore plus inédite (le bureaucrate en chef s’en prenant à la bureaucratie), la pandémie factionnelle d’une Grande Terreur décentralisée débouche sur une évolution moins originale : reprise en main de la population (des jeunes urbains en particulier, ex-Gardes rouges exilés au fin fond des campagnes) et luttes factionnelles au sommet. Opposant les clans maoïstes jusqu’à l’élimination de Lin Biao (林彪) (1971), ces convulsions du « Palais » finissent par retrouver les alignements des premières années 1960 en opposant le camp pragmatique (Zhou Enlai (周恩來), Deng Xiaoping (鄧小平)) à celui de l’ultra-maoïsme (la future Bande des Quatre). Le fait que Mao meurt (octobre 1976) après Zhou Enlai (周恩來) (janvier) vaut une éphémère victoire au second : l’entre-deux-morts se solde par la seconde destitution de Deng Xiaoping (鄧小平) (avril 1976). Mais en se faisant l’instrument d’un coup d’État contre les ultras en octobre 1976, le maoïste « modéré » Hua Guofeng (華囯鋒) ne fait qu’ouvrir les portes du pouvoir au camp pragmatique, toujours puissant dans l’armée et dans les provinces, qui le soutient avant de l’écarter. Sa mise à l’écart progressive va de pair avec une démaoïsation plus habile que la déstalinisation, ayant débouché sur un programme de réformes plus résolu que celui de l’après-Staline.

Comparé au scénario soviétique, le scénario chinois débute à l’heure modérée de la N.E.P. : le communisme de guerre (lui-même modéré) et la guerre civile ont précédé la prise nationale du pouvoir. Puis, du Grand Bond à la Révolution culturelle, l’épisode du volontarisme économique (la collectivisation et les quinquennats) connaît une efflorescence politique sans précédent dans le stalinisme, y compris celui de la Grande Terreur. Les initiatives intempestives d’un leader charismatique instable, tout à la lois Lénine et Staline, rebelle au et défenseur du système, empêchent ce système de se stabiliser face à la société (comme il l’avait fait dès la dernière époque stalinienne) alors même qu’il donne (comme en U.R.S.S.) tous les signes de l’usure économique. Si bien qu’en mettant fin aux menaces et aux excès de la « révolution permanente », la disparition de Mao replace le pendule à l’heure réparatrice et stabilisatrice d’une nouvelle N.E.P., assortie cette fois de tentatives pour réformer les structures économiques centralisées imitées du modèle stalinien mises en place dans les années 1950 (et conservées pour l’essentiel par Mao). L’excès même du mal semble conforter une orientation réformiste plus nette qu’en U.R.S.S. (et plus marquée au départ dans les campagnes que dans l’économie industrielle). Reste à savoir si les prudentes hardiesses du cours nouveau suffiront à résorber les déséquilibres socio-économiques dus à la conjonction des folies antérieures et d’un raz de marée démographique dont la montée commence à peine d’être contenue.

Un postscriptum ; l’intermède de la nouvelle démocratie (1949-1954)
Ce n’est pas le modèle maoïste qui préside aux premières années de la République populaire, mais les recettes organisationnelles de Yan’an et les formules politiques de la guerre civile couplées avec la mise en œuvre du modèle soviétique de développement. Dans un premier temps, la réforme agraire et celle du mariage sont étendues aux campagnes du Sud alors que dans les villes le nouveau régime endigue l’hyperinflation et réhabilite l’économie (chose faite en 1952). C’est alors que se dessine la nouvelle stratégie économique : achats unifiés dans les campagnes coopérativisées ; préparation d’un premier quinquennat mettant l’accent sur l’industrie lourde et l’extraction du surplus agricole. Parallèlement, la société urbaine, qui vient tout juste d’être absorbée, est progressivement « digérée » — ce qui veut dire qu’elle est nettoyée de ses « mauvais éléments » (tenants de l’Ancien régime, propriétaires fonciers, prostituées, opiomanes, etc.) et mise au pas. Œuvre d’une terreur sélective amplifiée par la « ligne de masse » (procès et châtiments sont publics), le nettoyage (réforme agraire au village, campagne contre les « contre- révolutionnaires » en ville) fait moins de victimes (sans doute moins d’1 % d’une population estimée à 583 millions par le recensement de 1953) que le Grand Bond en avant (par la famine). L’encadrement des secteurs clés de la société (« capitalistes nationaux » maintenus aux commandes de l’économie, intellectuels) fait également appel aux campagnes de masse : trois et cinq Antis (sanfan, wufan) pour les premiers en 1951-1952, campagne « pour la réforme de la pensée » destinée à embrigader écrivains, artistes et éducateurs alors que les milieux littéraires, artistiques et l’enseignement sont réorganisés suivant la méthode soviétique utilisée à Yan’an. Annonçant l’utopie maoïste de l’« homme nouveau », cette démarche propre à la « voie chinoise » (la pression infaillible du groupe « normalisateur » (et préalablement normalisé...) guérit les « déviations » individualistes à condition qu’elles soient avouées, critiquées et oubliées dans l’étude (xuexi) et le mépris de soi) ne doit pas faire oublier une répression de tous les jours bien que les campagnes périodiques dénonçant tel ou tel grand intellectuel érigé en exemple négatif (Hu Shi 胡适, Liang Shuming (梁漱溟), Hu Feng (胡風)) lui confèrent un aspect (sinon une efficacité) spectaculaire.

L’organisation politique est celle d’une démocratie populaire : en apparence, le P.C.C. gouverne en compagnie de petits « partis démocratiques » (au nombre de huit) rassemblant les élites ralliées dans la lutte contre le G.M.D. Que la réalité du pouvoir lui revienne sans partage ne signifie pas que ce pouvoir soit monolithique : malgré une première tentative de centralisation (il y en aura beaucoup d’autres, les cycles administratifs ne le cédant en rien aux cycles politico-économiques), la tendance centrifuge est soulignée par l’affaire Gao Gang (高崗) (1954) qui menace plus l’unité du pays que celle de la petite élite qui gouverne le Parti. Innervant la société civile à tous ses niveaux de décision et d’encadrement, celui-ci demeure (malgré la reconstitution des syndicats) la chose des paysans (deux tiers des effectifs en 1957) et des intellectuels (environ 15 % la même année), soit une proportion équivalente à celle des ouvriers (laquelle était inférieure à 5 % en 1949). Encore cette domination n’est-elle que sociologique. Si la pyramide des âges (âge biologique aussi bien qu’expérience politique) s’élargit démesurément à la base, celle des responsabilités s’étrangle vers le haut : loin de se diluer dans l’énorme afflux des lendemains de la victoire, la hiérarchie consolide ses grades et soigne ses privilèges (il y a les « cadres de la Longue Marche », ceux de la « résistance », etc.). Tradition et autorité demeurent l’apanage du sommet où une maigre phalange de vétérans — la Haute Église des survivants — ne tarde pas à se déchirer tant les problèmes de la transition au socialisme sont plus difficiles à résoudre que ceux de l’installation au pouvoir.

Des prémisses staliniennes aux prémices maoïstes : la « seconde révolution » et l’abandon du modèle soviétique (1955-1965)

Conscients de la pauvreté et de l’arriération chinoises, les dirigeants du P.C.C. n’avaient pas voulu imposer au secteur agricole — vache à lait de l’industrialisation — le traumatisme d’une collectivisation précipitée. Mao Tse-tung (毛澤東) bouleverse cette approche graduelle à l’été 1955 en déclenchant, contre l’avis de la plupart des responsables de l’économie, un vaste mouvement de recrutement dans les coopératives. Inspirée du précédent stalinien, la collectivisation chinoise annonce surtout le Grand Bond en avant. Un plan duo-décennal (janvier 1956) doit accélérer la modernisation des campagnes et relancer la production agricole au moyen de grands travaux mobilisant (gratuitement) la main-d’œuvre regroupée dans des structures collectives : les communes populaires et le modèle de Dazhai ne feront qu’amplifier cette esquisse tandis que le slogan officiel du plan (Duo, kuai, hao, sheng : beaucoup, vite, bien et économiquement) sera celui même du Grand Bond. De même, le « petit bond » de 1955-1956 préfigure les déboires du Grand : en s’alliant (comme Staline d’ailleurs) aux cadres provinciaux contre les organismes centraux, Mao favorise une émulation qui tourne vite au simulacre statistique ; mobilisée à l’excès, la Paysannerie est privée de ses activités secondaires ; des ustensiles sont fondus afin de produire des socs de charrue inadaptés ; la désorganisation administrative favorise l’exode en direction des villes où les entreprises embauchent sans contrôle. Ajoutées aux effets négatifs caractéristiques de toute collectivisation (bétail abattu, etc.), ces distorsions réintroduisent la disette, la famine même, dans certaines provinces. Un mouvement d’abandon des coopératives se dessine à la fin de l’année 1956. Dans les villes, où le commerce et l’industrie ont été nationalisés, la crise n’est pas moins aiguë, encore que les tensions sociales dues à une croissance trop rapide et déséquilibrée l’emportent sur les effets conjoncturels de la crise agricole [1]

L’écart avec la « seconde révolution » stalinienne se creuse en 1956- 1957 : au lieu de se raidir dans la difficulté — comme Staline en 1929- 1930, Mao Tse-tung (毛澤東) opte pour la modération. A vrai dire, dans le modèle nouveau qui s’esquisse alors, la mobilisation productiviste semble aller de pair avec une ouverture politique destinée à tendre toutes les énergies : lancée dès le printemps 1956 avec le soutien de Zhou Enlai (周恩來), la campagne des Cent Fleurs invite les intellectuels à soutenir mais aussi à critiquer l’effort collectif. Des causes externes (coups de semonce des crises en Europe orientale, déstalinisation annoncée par Khrouchtchev en février 1956) accentuent ce trait en soulignant les dangers d’explosion sociale et de contestation à l’intérieur du Parti. Aussi, tout en nuançant considérablement la condamnation de Staline dans un éditorial du Quotidien du Peuple (5 avril 1956) plus anti-Khrouchtchev qu’anti-Staline, Mao s’écarte-t-il délibérément du modèle stalinien. Le VIIIe congrès du P.C.C. (septembre 1956) renforce la collégialité en « dé-canonisant » sa « pensée ». Le plan duo-décennal est mis sous le boisseau, des concessions (lopins individuels, rémunération du capital apporté aux coopératives) officialisent le « vent » de dé-collectivisation « sauvage ».

Ces mesures, pourtant, sont plus un repli tactique que la mise en œuvre du modèle maoïste. Celui-ci ne repose pas sur une régulation économique à la Boukharine (ou à la Deng Xiaoping version actuelle) assortie d’une croissance plus modérée et plus diversifiée, mais sur l’ingénierie socio-politique de la ligne de masse destinée à maximiser une croissance lourde et rapide qui reste de type stalinien. En attendant que la radicalisation de l’automne 1957 rende possible l’expérience économique du Grand Bond en avant, les difficultés de 1956 incitent Mao à préciser les contours politiques de son modèle. La Chine ne doit pas répéter l’erreur de Staline en gelant les rapports du pouvoir avec la société par une Grande Terreur transformant les opposants en « ennemis du peuple ». Dès l’instant où les conflits qui travaillent la société chinoise ne sont pas « antagonistes », le Parti doit donner la parole à ses opposants. Ce faisant, il se réformera en les réformant [2]. Tandis que la hiérarchie préconise une rectification « fermée », c’est-à-dire une purge idéologique et disciplinaire du Parti par le Parti (la ligne de masse ne s’appliquant qu’à l’intérieur de la sphère du pouvoir), Mao souhaite l’ouvrir en relançant la campagne des Cent Fleurs (languissante en raison de la prudence des intellectuels). S’il a voulu s’en prendre aux gestionnaires et aux administrateurs qui s’étaient opposés à ses initiatives depuis 1955, Mao n’a pu que se féliciter de la contestation nui explose dans la seconde quinzaine de mai 1957. Mais son calcul tourne court dans la mesure où les contestataires — tels Chu Anping (儲安平) ou Lin Xiling (林希翎) — dénoncent la dictature du Parti bien plus que sa gestion. Le mouvement anti-droitier (juin-décembre 1957) qui sanctionne ce dérapage (un million d’intellectuels sont critiqués, rétrogradés ou emprisonnés, parfois jusqu’à la « révision des verdicts » qui a dû attendre la démaoïsation...) regroupe les dirigeants du P.C.C. derrière Mao tout en rompant l’illusoire consensus de la Nouvelle Démocratie.

Loin d’être un piège tendu aux milieux intellectuels, l’épisode des Cent Fleurs annonce un jeu de bascule dont la Révolution culturelle est l’achèvement. Mais l’appel à l’opinion (contre la résistance de l’appareil au sommet) qui précède le retour au giron du système ne s’adresse encore qu’à une élite. Son auteur n’a pas encore perdu le pouvoir ni développé son argumentation (le système nourrit une contre-révolution bourgeoise). Le renversement de situation et l’affrontement idéologique qui présideront à la Révolution culturelle sont la conséquence d’une étape plus décisive dans la mise au point du « modèle » couronnée d’un échec plus grave encore : le Grand Bond en avant (1958-1959).

L’échec des Cent Fleurs condamne la modération mais aussi l’appel aux « experts » hérités de l’Ancien Régime. Désormais, la « construction du socialisme » reposera sur les cadres communistes (censés être « rouges et experts ») et sur la mobilisation des masses. Cette mobilisation, Mao la relance à l’automne 1957 (en même temps que le plan de douze ans) dans le cadre d’une décentralisation qui brise les dernières résistances de la bureaucratie centrale. Stimulé par une intense émulation inter- et intra-provinciale (au Henan, qui tient l’avant-garde durant l’hiver 1957-1958, les factions rivales de Pan Fusheng (潘復生) et Wu Zhipu 吴芝圃 s’affrontent avec acharnement), le Grand Bond démarre en flèche avant même son annonce officielle (mai 1958). Communes populaires, grands travaux, petites industries (notamment hauts fourneaux ruraux) : l’embrigadement à grand renfort d’idéologie d’une force de travail réputée mobilisable à merci (la Chine est « pauvre et blanche » dit Mao) s’ajoute à un effort d’investissement sans précédent dans l’industrie où s’accumule (dans le secteur lourd en particulier) l’essentiel des ressources étatiques. Les « deux jambes » sur lesquelles modèle maoïste recommande de marcher ne sont donc pas seulement celles de l’agriculture et de l’industrie, mais celles du secteur moderne et du secteur traditionnel, ou encore celles du modèle stalinien et de stratégies « intermédiaires » adventices puisque aussi bien le premier demeure axe de la politique industrielle tandis que les secondes doivent mettre en valeur les campagnes. On a souvent dit que la « voie chinoise » était un raccourci vers le développement (l’objectif étant de dépasser la Grande-Bretagne, alors troisième puissance industrielle) qui cherchait à exploiter les « avantages » du sous-développement. En réalité, dès l’instant où elle se définit pleinement, c’est une utopie qui porte au délire de vieilles lunes socialistes : le politique, prenant le pas sur l’économique (« la politique au poste de commandement »), doit résoudre tous les problèmes.

Délire statistique, désorganisation, gaspillages : la production agricole et celle de l’industrie s’effondrent tour à tour, déclenchant trois « années noires » (1959-1961) marquées par une grande famine (20 millions de victimes ?) et par le délestage en direction des campagnes de la population urbaine grossie d’un énorme afflux au départ du Bond. Le ratage est si monumental qu’il ne suffit pas de le cacher (les statistiques sont désormais tenues secrètes, les premiers achats de céréales à l’étranger doivent attendre 1961) ou de l’imputer à des « causes objectives » (climat, retrait des techniciens et de l’aide soviétiques en 1960) [3]. Les politiques maoïstes et Mao lui-même sont rendus responsables de la catastrophe, ce qui détermine la mise à l’écart progressive du second [4] et le remplacement des premières par une stratégie plus modérée [5]. Œuvre de Liu Shaoqi (劉少奇), Deng Xiaoping (鄧小平) et Chen Yun (陳雲), ce « réajustement » fait bientôt figure de « ligne révisionniste » face à la « ligne » maoïste. En effet, le tournant stratégique de l’après-Grand Bond n’est plus un repli tactique comme celui que Mao avait accepté en 1956. C’est un désaveu qui ne cherche pas à l’épargner et contre lequel il va liguer ses partisans tout en radicalisant son modèle. La propagande maoïste ne nous convainc pas lorsqu’elle fait remonter la « lutte entre les deux lignes » aux origines du mouvement communiste. En revanche, elle décrit assez bien la réalité profondément conflictuelle et polémique — factionnelle déjà — des trois années (1962-1965) qui préludent à la Révolution culturelle.

Retiré en « seconde ligne » où la polémique antisoviétique lui permet de fourbir ses armes anti-révisionnistes, Mao met la dernière main à son modèle en ajoutant une critique du système (inégalités sociales, autoritarisme et privilèges de la bureaucratie) à sa conception du développement et des rapports du pouvoir avec la société. Cette critique est d’autant plus mordante que les tares dénoncées peuvent être attribuées aux collègues qui l’ont évincé : la « tentation de la révolution permanente » (L. Bianco) — l’idée que les révolutions sont mortelles et qu’il faut les ranimer sans relâche — est inséparable d’une stratégie plus terre à terre de reconquête du pouvoir. Au cours des années 1950 les impasses du développement ont commandé aux impatiences maoïstes : la cassure du Grand Bond relativise l’obstacle économique en déterminant une véritable migration « superstructurelle » — politique et culturelle — du volontarisme initial. Inquiet d’une « restauration capitaliste », le Mao minoritaire des premières années 1960 n’attribue pas son impuissance aux retards et aux surcharges d’une société sous-développée : le socialisme peut s’accommoder du nombre et de la pauvreté, pas des nouveaux pouvoirs ni du retour des anciennes mentalités. C’est en portant le fer dans ces domaines (pouvoirs et mentalités, dont l’articulation est le « culturel » maoïste) qu’il faut relancer la révolution en préparant une génération de « successeurs révolutionnaires » aux « détenteurs du pouvoir qui empruntent la voie capitaliste ». L’idéologie, la propagande, l’éducation des « masses », les arts et les médias seront donc les enjeux privilégiés et le terrain initial d’une contre-attaque qui va porter à la puissance M (M pour mégalomanie, millions de morts ou Mao) la « petite » révolution culturelle de Chen Duxiu (陳獨秀) et du 4 mai.

La contre-offensive se dessine à partir de l’automne 1962 avec le déclenchement d’un « mouvement d’éducation socialiste » qui vise surtout, dans un premier temps, à assainir les campagnes. Mais la « rectification » de la population rurale importe moins que l’âpre lutte qui se déroule au sommet autour des méthodes de rectification, de production et de gestion. Lutte d’autant plus confuse que les adversaires de Mao empruntent sa rhétorique afin de couvrir leur politique et que les bases de pouvoir maoïstes sont périphériques : l’armée de Lin Biao (林彪) et la municipalité de Shanghai où s’est constitué un groupe d’ » activistes » autour de Yao Wenyuan (姚文元) et de Zhang Chunqiao (張春橋) (membres de la future Bande des Quatre). Tout en servant de banc d’essai à l’idéologie et aux méthodes organisationnelles de la Révolution culturelle (sous prétexte de renouer avec la pureté des origines yan’anaises), l’armée relaie la propagande maoïste en développant un véritable culte de la personnalité autour de la diffusion du Petit livre rouge (contrée par la diffusion plus massive encore du Comment être un bon communiste de Liu Shaoqi), en lançant ou en relançant des campagnes centrées sur des personnages modèles incarnant les politiques maoïstes, (le soldat Lei Feng (雷鋒), Chen Yonggui (陳永貴) à Dazhai) et en faisant bon accueil à l’« opéra révolutionnaire » dont la grande prêtresse et épouse de Mao, Jiang Qing (江青), s’est heurtée à l’indifférence goguenarde de la bureaucratie culturelle...

En 1964, Mao s’estime en mesure d’exiger une reprise en main des milieux artistiques et intellectuels : c’est alors que, nouveau visage du mouvement d’éducation socialiste, le mot d’ordre de « révolution culturelle » fait sa première apparition. Mais si la campagne fait quelques victimes de marque, sacrifiées par l’appareil, les responsables de la culture et de la propagande au C.C. (Lu Dingyi (陸定一), Zhou Yang (周揚)) parviennent à détourner les coups de la mairie de Pékin, siège de la fronde pékinoise qui était ’visée en premier lieu. Les maoïstes relancent l’opération à la fin de l’année 1965. Comme les journaux de la capitale leur sont fermés, le coup — une dénonciation de Wu Han (吳晗) signée Yao Wenyuan (姚文元) mais concoctée par Jiang Qing (江青) et Zhang Chunqiao (張春橋) — part de Shanghai. L’offensive est aussitôt soutenue par Zhou Enlai (周恩來) et par l’armée, au sein de laquelle les partisans d’une réplique « dure » à I’« escalade » américaine au Vietnam (et par conséquent d’une modernisation militaire liée au rétablissement des relations avec l’U.R.S.S.) sont éliminés en même temps que le chef d’état-major Luo Ruiqing. Comme celle de Peng Dehuai (彭德懷) en 1959, cette épuration assure la victoire des conceptions « traditionalistes » de Mao et de Lin Biao (林彪) : la guerre populaire l’emporte sur la création d’une armée moderne (mais avec le secours quand même de l’arme nucléaire « nationale ») ; une grande prudence stratégique prévaut à l’extérieur en dépit de toutes les outrances verbales et alors même que le vieux rebelle dont Peng Dehuai (彭德懷) avait déjà critiqué la désinvolture au début des années 1930 jette la Chine dans le chaos d’une troisième révolution.

Troisième révolution et guerre de succession (1966-1976)

On ne résume pas le chaos. Contentons-nous d’une chronologie sommaire de la Révolution culturelle et d’une analyse tout aussi succincte de ses effets.

Dans sa phase initiale, encore restreinte aux cercles dirigeants (novembre 1965-printemps 1966), elle piège les responsables de la propagande et de Pékin en les enfermant dans une critique édulcorée de Wu Han (吳晗) : Peng Zhen (彭真), Lu Dingyi (陸定一) et Zhou Yang (周揚) tombent ainsi, faisant place à un Groupe de la révolution culturelle dominé par les maoïstes (avec Jiang Qing (江青), Chen Boda (陳伯達) et Yao Wenyuan (姚文元), dont l’ascension devient foudroyante). La seconde phase (été-automne 1966) est celle de la contestation étudiante et du déferlement des Gardes rouges en réponse aux appels du Centre et de Mao lui-même (« Bombardez le Q.G. ! »). En août, la gestion de Liu Shaoqi (劉少奇) et Deng Xiaoping (鄧小平) est critiquée. Dès lors, le « Khrouchtchev chinois » (Liu) et son second (Deng), qui sont rétro-gradés mais non exclus, font figure de symboles négatifs livrés à l’exorcisme collectif. Affluant à Pékin dans un gigantesque « échange d’expériences révolutionnaires », des millions de Gardes rouges défilent interminablement devant un Mao divinisé dont les acolytes — Lin Biao (林彪) et Zhou Enlai (周恩來) — président à la liturgie du Petit livre rouge. Ils s’en prennent sans nuances à tout ce qui, dans l’ordre établi ou dans le passé, paraît s’opposer ou s’est opposé à Mao : dignitaires du régime, livres, temples, ex-droitiers, ex-rivaux de Mao, etc. De retour dans les provinces, ils procèdent aux premières « prises de pouvoir ».

En s’amplifiant et en enrôlant l’ensemble de la population, ce mouvement jette la Révolution culturelle dans sa troisième phase, celle de l’extrémisme et de l’extrême désordre. De janvier 1967 (Commune de Shanghai) à l’été (mutinerie de Wuhan, attaques contre Zhou Enlai (周恩來)), la radicalisation va de pair avec une anarchie croissante. La confusion est aggravée par le fait que l’appareil résiste localement en créant ses propres organisations de Gardes rouges et de « rebelles révolutionnaires ». Jetée dans la bataille, l’armée qui doit faire le tri entre factions qui toutes se réclament du maoïsme, contestent ou courtisent le Centre, est loin d’être monolithique. Les « comités révolutionnaires » dans lesquels doit s’incarner la « triple alliance » des masses, des cadres et des soldats, ne peuvent être constitués en raison de ce factionalisme. Bien que Zhou Enlai (周恩來) assure la logistique minimale du chaos grandissant, l’ordre établi en 1949 s’effondre : le Parti, les Jeunesses communistes, les syndicats sont démantelés ; le système éducatif tombe en déshérence ; l’économie vit d’expédients ; l’unité nationale est menacée.

L’excès du péril invite à la réaction. Celle-ci se dessine dès l’automne 1967, qui marque le départ de la dernière étape, celle du reflux (automne 1967-printemps 1969). Désormais, les dirigeants centraux se séparent des éléments les plus turbulents, le retour à l’ordre se traduisant par l’élimination successive de « gauchistes » rendus responsables des excès puis, après la chute de Lin Biao (林彪) lui-même, de la plupart des traits originaux de la Révolution culturelle. Bien que cette tendance résulte d’une simplification des affrontements factionnels au Centre, le factionalisme local (dont la vendetta qui oppose Li Jingquan (李井泉) à Liu Jieting (劉結挺) au Sichuan donne un bon exemple) n’est nullement jugulé. Toutefois, la condamnation par Mao lui-même des conflits entre Gardes rouges qui ensanglantent le campus de l’Université Qinghua (été 1968) met les « masses » hors jeu : les Gardes rouges sont invités à rentrer dans le rang, ce qui, pour la plupart, signifie l’exil dans les campagnes. La répression s’abat sur les réfractaires d’une « génération perdue » dont les éléments les plus lucides ou les plus audacieux s’expatrient ou nourriront le mouvement dissident. La situation s’est suffisamment clarifiée à l’automne 1968 pour que le Centre s’estime en mesure d’officialiser sa victoire. Liu Shaoqi (劉少奇) est officiellement destitué en octobre par un plénum du C.C. qui convoque le IXe congrès du Parti pour avril 1969. Tout naturellement dominé par les militaires dont l’ascendant local et régional sur les éléments « activistes » et sur les cadres civils s’est confirmé au cours des deux années précédentes, ce congrès consacre l’ascendant de Lin Biao (林彪), dauphin officiel, en même temps qu’il annonce le retour à la normale avec la reconstruction du Parti. Conflits et désordres ne vont pas s’envoler pour autant, mais l’ère de la Révolution culturelle est bien close.

Concilier l’État et la révolution : les années 1960 donnent toute son ampleur à un projet dont la réalisation se situe fort en retrait de la tradition utopiste et d’une personnalité plus prompte à la rébellion qu’à la gestion ou à la réforme, mais dans le droit fil des ambivalences yan’anaises. L’entreprise « culturelle », en effet, ne marie pas seulement la lutte idéologique la plus abstraite (ressusciter la révolution), l’utopie la plus noble (lutter contre les inégalités) au combat politique le plus sordide. Elle montre clairement que l’instigateur du désordre reste solidaire de l’ordre qu’il accable, quitte à abuser puis à réprimer l’enthousiasme moins cynique de ses jeunes adeptes. De cette ambiguïté illustrée par la manière dont un Zhang Chunqiao (張春橋) réprime la Commune de Shanghai et par l’égalitarisme extrême d’un « croyant » naïf, tel l’anarcho-maoïste Yang Xiguang (楊曦光), découlent les limites du maoïsme : la dénonciation des « inégalités symboliques laisse subsister l’essentiel des inégalités matérielles » (L. Bianco) ; l’explosion anarchisante tourne à l’idolâtrie, à la sclérose cafarde et à la terreur policière, le Mao-Méphisto de 1966 (« celui qui nie tout ») au Mao-Faust du déclin, vieux Titan réconcilié avec son monde mais aveuglé par la réconciliation, prenant le chœur destructeur des Lémures (les factions ultras qui se disputent son nom) pour l’œuvre patiente de l’Homme Nouveau. La légende est allée plus loin qu’un homme « incapable, suivant la formule de L. Bianco, d’assumer les risques qu’il prenait ». De même que la paralysie économique, la terreur insidieuse qui allait se déchaîner pendant plusieurs années est un sous-produit des troubles : par définition (mais aussi par manque de moyens, les maoïstes n’ayant pas maîtrisé au départ les instruments d’une terreur centralisée à la Staline), le « culturel » a les mains propres et Mao se donnera les gants, le moment venu, d’une noble condamnation de ses excès cultuels. Autre piège dans lequel les maophiles d’Occident ont sauté à pieds joints (les « masses » chinoises, elles, avaient jugé sur pièces !), la critique de la bureaucratie « n’était pas neuve (anarchistes, libéraux, trotskystes l’avaient précédée, souvent avec plus de cohérence), mais il était émouvant (et, pour les jobards, de bon augure) de la voir reprise ou redécouverte par celui-là même qui trônait au sommet de la hiérarchie bureaucratique » [6].

Au lendemain du IXe congrès, le poussah suprême penche en faveur de Zhou Enlai (周恩來) et du retour à la normale (le va-et-vient vaut autant pour la lutte des factions que pour la régulation ultime du système !), forçant Lin Biao (林彪) à conspirer ouvertement contre lui. Après l’avoir éliminé (septembre 1971), le tandem Mao-Zhou parachève l’ouverture américaine (visite secrète de H. Kissinger, juillet 1971, officielle de R. Nixon, février 1972). Mais s’ils s’entendent sur des points essentiels (tel que le contrôle des naissances dont l’application sérieuse date des premières années 1970), les deux complices favorisent des politiques et s’appuient sur des factions opposées. La faveur de Mao fait la puissance d’une « gauche » ultra dirigée par Jiang Qing (江青) et les trois shanghaïens de la future bande des Quatre (Zhang Chunqiao (張春橋), Yao Wenyuan (姚文元), Wang Hongwen (王洪文)) ; Zhou Enlai (周恩來) met une habileté trempée dans un demi-siècle d’intrigues et d’esquives à la tête du Parti au service d’une œuvre réparatrice visant à terme la modernisation du pays mais passant tout d’abord par le rappel des modérés (Deng Xiaoping (鄧小平) refait surface en 1973 avant de prendre la relève du Premier ministre malade en 1975) ainsi que par la cooptation judicieuse de maoïstes bon teint — comme Hua Guofeng (華囯鋒) dont le ralliement aux modérés en octobre 1976 causera la perte des Quatre. En 1975, après de multiples escarmouches (Mao lui-même évitant de se prononcer ouvertement contre l’indispensable Zhou Enlai (周恩來)), deux équipes et deux programmes (« clique du Palais » (ultras) et « clique du Premier ministre » (pragmatistes), mobilisation et modernisation) se font face en attendant la mort des Patriarches.

Celle de Zhou survenant en premier (janvier 1976), le Palais s’en prend au successeur potentiel (Deng) avant de l’éliminer au lendemain des émeutes de Tian’anmen (avril 1976). Hua Guofeng (華囯鋒), qui avait tout d’abord fait figure de compromis en assumant l’intérim de Zhou semble dès lors « annexé » au camp ultra. La charge de Premier ministre et la vice-présidence du P.C.C. font de lui le nouveau dauphin officiel. Mais son revirement (en même temps que celui de Wang Dongxing (汪東興), le Béria du régime) permet aux modérés de gagner (octobre) la course au coup d’État déclenchée par la mort de Mao (9 septembre). Quoiqu’il assume la charge suprême, Hua est (avec d’autres maoïstes qu’on ne dira modérés que parce qu’ils se sont retournés contre les Quatre) l’otage des modérés véritables, politiciens et militaires impatients de renouer avec la politique « sage » et modernisatrice de Zhou Enlai (周恩來).

L’après-Mao

La puissance de ce camp du pragmatisme et de la modération fait de la transition maoïsante orchestrée par Hua Guofeng (華囯鋒) (1977-1978) un simple intermède en prélude à l’irrésistible ascension de Deng Xiaoping (鄧小平) (rappelé aux affaires dès 1977). Préparée par la « révision des verdicts » [7], la dé-maoïsation à laquelle Hua Guofeng (華囯鋒) a dû se plier avant de se démettre (juin 1981) a été ponctuée par la mise à l’écart de ses comparses néo-maoïstes de la « petite bande des Quatre » (Wang Dongxing (汪東興), Wu De (吳德), Chen Xilian (陳錫聯), Ji Dengkui (紀登奎)) en février 1980, par la condamnation des Quatre (janvier 1981), l’ascension parallèle des hommes de Deng Xiaoping (鄧小平) (Zhao Ziyang (趙紫陽) à la tête du gouvernement en septembre 1980, Hu Yaobang (胡燿邦) à celle du Parti en juin 1981, et par la mise en œuvre d’un nouveau « réajustement » économique (décidé lors du 3e plénum du XIe C.C., décembre 1978). Tout en cherchant à rétablir l’équilibre en faveur de l’agriculture, des industries légères et de la consommation, ce programme est allé plus loin que son prédécesseur de 1963-1965 dans la refonte des structures rurales (maintenant de facto dé-collectivisées), dans la réforme de la gestion des entreprises (encore que la tentative pourtant modeste de 1979-1980 se soit vite enlisée avant la relance décidée en octobre 1984) et dans la stratégie industrielle, l’accent étant mis désormais sur la qualité (le « développement intensif »), la refonte technique des entreprises, le déblocage des goulets d’étranglement (énergie, transports) et sur l’appel aux capitaux et au savoir faire étrangers [8].

Comme la dé-maoïsation politique, cette nouvelle stratégie économique ne s’est pas imposée d’emblée. Faisant tout d’abord droit aux mânes de Mao, un hybride bâtard entre modernisation et mobilisation s’est soldé, en 1978, par un « bond » productiviste (et désorganisateur) fondé sur une première ouverture si large et si dépourvue d’infrastructures commerciales et financières qu’on a pu la comparer à un « grand bond vers l’extérieur ». Et comme dans le domaine politique, il a fallu transiger, la fin de l’année 1980 marquant à la fois un temps d’arrêt dans la réforme industrielle et une réorientation du « cours nouveau » en direction des campagnes et de la nouvelle politique industrielle. Malgré de belles réussites (élévation du niveau de vie tant rural qu’urbain), la résistance du système et le dérapage des premières réformes (inflation, déficit budgétaire) ont imposé ce recentrage à la faveur duquel l’aile la plus dure du camp pragmatique (illustrée par le néo-stalinisme éclairé d’un Li Xiannian (李先念), devenu président de la République en 1983) l’a emporté sur la tendance réformiste [9].

Le recul politique de la démaoïsation a été plus sensible dans les attendus apportés à la condamnation du Grand Timonier (Deng Xiaoping (鄧小平) ayant dû se résigner à un document nuancé rappelant la décision de 1956 sur Staline) que dans l’écrasement de l’éphémère « printemps de Pékin » — le même Deng n’ayant fait mine d’encourager les contestataires du mouvement démocratique (à l’automne 1978) que dans la mesure où leurs attaques embarrassaient ses partenaires-adversaires néo-maoïstes. Loin de consentir à la « cinquième modernisation » (la démocratie) réclamée par un Wei Jingsheng (魏京生), le régime accompagne sa (relative) hardiesse économique d’un retour à l’orthodoxie des années 1950. De sévères campagnes ont repris en main les milieux intellectuels, la dissidence est pourchassée, la corruption combattue, la délinquance urbaine sauvagement réprimée. Une campagne ad hoc épure et « rectifie » le parti depuis l’automne 1983. La seule innovation — si l’on peut dire — est la mise à la retraite de vétérans dont l’âge ou les opinions ralentissent l’évolution souhaitée par Deng : rajeunissement de l’encadrement, réformisme modéré. Destinée à préparer la succession du nouveau Timonier (dont on publie et commente les Œuvres choisies), la nouvelle tétrarchie (Deng Xiaoping (鄧小平), Hu Yaobang (胡燿邦), Li Xiannian (李先念), Zhao Ziyang (趙紫陽)) fait pâle figure devant l’ampleur de la crise chinoise. Mais comme Dioclétien, Deng semble plus enclin à perpétuer un système qu’à résoudre la crise.

De fait, qu’on la définisse comme une N.E.P. ou comme une modernisation autoritaire, la nouvelle politique chinoise est limitée par cet impératif. Inégalités économiques, différenciation sociale, déséquilibres géographiques, les contradictions qu’elle engendre (ou accentue) sont autant de freins à l’action des modernisateurs — qui savent quel parti Mao avait pu tirer du mécontentement des laissés pour compte et n’ont cure de se mettre à dos la bureaucratie en accélérant l’apparition de nouvelles élites... Pourtant, les urgences démographiques, sociales et économiques rendent cette action non moins indispensable à la survie du régime. Le cap fatidique du milliard d’adultes, mais surtout d’enfants et d’adolescents, a été franchi. Après avoir fait reculer la progression, la campagne pour le contrôle des naissances s’essouffle en laissant subsister une énorme pression (sans parler du mécontentement accumulé, surtout dans les campagnes, ni du danger que peut révéler la fabrication d’un pays à enfants uniques). La menace sociale, dans l’immédiat, est d’une autre nature : aux conséquences et aux signes d’une démobilisation générale (corruption, marché noir, etc.) s’ajoutent les maux du chômage et de la délinquance urbaine, qui rattachent la Chine au Tiers monde ainsi qu’à son propre passé. Et quoiqu’elle soit l’objet de toutes les attentions modernisatrices du régime, l’économie est loin d’être tirée d’affaire : à l’usure du système de gestion s’ajoute maintenant le problème énergétique tandis que les remèdes eux-mêmes — l’ouverture en particulier — engendrent de nouvelles tensions et contradictions. Il a fallu isoler les « zones économiques spéciales » (comme celle de Shenzhen qui jouxte Hong Kong) ; après avoir connu le surinvestissement, la Chine connaît la surimportation...

Condamné à réformer sans se réformer, le régime évoluera sans doute en faisant alterner gels et dégels d’une ampleur moindre que les violents coups de barre maoïstes — le conformisme bureaucratique et l’inertie du système restreignant l’initiative réformiste sans pour autant l’éteindre tout à fait. Encore qu’ils soient loin d’être unis (comme l’indiquent les débats actuels sur le rythme de la croissance, la « pollution spirituelle » ou sur la reprise des relations avec l’Union soviétique), les pragmatistes échapperont-ils à la fatalité d’une nouvelle « lutte entre deux lignes » (style 1965, 1975 ou — pour la référence soviétique — 1927-1929) ? Condition de la stabilisation en cours, cette évolution à la soviétique (par la seule gravitation du système) subira son premier test avec la disparition de Deng Xiaoping (鄧小平). En quelque opinion qu’on tienne l’œuvre du Tétrarque, il faut souhaiter qu’à sa mort l’histoire ne bégaie pas en donnant une seconde chance au maoïsme...

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article180787, notice De la révolution permanente à la modernisation : la République populaire de Chine (1949-1983), version mise en ligne le 8 février 2017, dernière modification le 23 novembre 2021.
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