THALMANN Rita

Par Liliane Kandel

Née le 23 juin 1926 à Nuremberg, morte le 18 aout 2013 à Paris (XIVe arr.) ; professeure d’histoire et de civilisation germanique à l’université Paris VII-Denis-Diderot ; militante communiste, syndicaliste, féministe ; historienne de la Deuxième Guerre mondiale, du nazisme, du féminisme et des rapports de genre.

Rita Thalmann naquit en 1926 dans une famille juive observante mais libérale de Nuremberg, en Allemagne. Son père, Nathan et son oncle Max, issus d’une famille de commerçants aisés du pays de Bade, étaient tous deux décorés de la Croix de fer. Jeunes et entreprenants, ils fondèrent en 1920 une entreprise, rapidement prospère, de laines et textiles en gros. Féru de musique classique et musicien lui-même, Nathan rencontra à l’Opéra sa future femme, Hélène ; elle était issue d’une riche famille juive de Bâle, traditionaliste de stricte observance, qui n’accepta jamais vraiment son mariage. La famille Thalmann menait à cette époque une vie agréable rythmée par des sorties, des bals et des réunions culturelles, dans le milieu de la bourgeoisie juive de Nuremberg.

Cette vie relativement paisible changea radicalement à partir du 9 mars 1933. Dans la nuit, la petite Rita, âgée de 6 ans, assista de sa fenêtre à ce qui devint l’un des événements fondateurs de son histoire : la mise à sac, par les SA, de l’immeuble du Fränkische Tagespost, le grand journal libéral de Nuremberg.
« Plongés dans un profond sommeil, des cris, des vociférations, de coups de feu qui semblaient venir de la rue nous réveillèrent brutalement (…) De la rue parvenaient des bruits de bottes, des ordres brefs lancés d’une voix rauque : "Los ! Rein ! En avant ! Foncez !"). Même accroupis (devant la fenêtre), nous pouvions distinguer la façade éclairée du Fränkliche Tagespost et les fenêtres des cinquième et sixième étages par lesquelles des SA et des SS jetaient le matériel des bureaux, des drapeaux, des livres, des brochures, tout ce qui leur tombait sous la main.
Cette irruption soudaine et brutale de violence sous nos fenêtres, en peine nuit, m’a marquée probablement plus que tout autre événement. A trois mois de mon septième anniversaire, j’étais loin de comprendre sa portée, d’en apprécier le danger immédiat, et les conséquences… »
Ce fut partie remise. On sait que Rita Thalmann passa une grande partie de sa vie et consacra l’essentiel de son œuvre à, justement, tenter de comprendre ces événements, et les faire comprendre à ses étudiants, ses interlocuteurs et ses lecteurs. À en décrypter les traces dans les événements contemporains, à lutter contre tout ce qui, à son avis, lui semblait de nature à en évoquer les prémices aussi insignifiants parussent-ils : « Il faut toujours, répétait-elle, replacer les événements dans leur chronologie ».

La décision d’émigrer, pour ces juifs pourtant aisés, fut vite prise. Dès avril 1933, Rita Thalmann, son frère et leur mère rejoignaient à Bâle la très pieuse et très conservatrice famille de celle-ci. Ce fut le début d’une longue errance qui devait les conduire successivement à Saint Louis, puis à Dijon où Rita poursuivra ses études au lycée et où ils se crurent, pour un court laps de temps, en sécurité, avant d’être séparés et dispersés : sa mère, brisée par les épreuves, fut hospitalisée à l’hospice de Dijon où elle s’éteignit, comme tant d’autres malades mentaux sous Vichy, sans doute d’inanition ; son père, Nathan, arrêté en 1943 à Grenoble sur dénonciation, mourut à Auschwitz ainsi que son oncle ; quant à Rita et son frère Alfred, ils purent rejoindre, après de multiples détours, périls, hasards providentiels – et gestes inoubliables de solidarité –, leur famille maternelle, les Haussmann, en Suisse alémanique. De cette longue errance avec ses épisodes héroïques, d’autres drolatiques et, plus souvent encore, tragiques, Rita a parlé mieux que personne dans sa biographie Tout commença à Nuremberg (Berg International, 2004). Elle évoqua toujours avec émotion le souvenir de ses deux enseignantes qui, à Dijon, lui permirent, l’une d’échapper à une rafle, l’autre de franchir clandestinement la ligne de démarcation.

Après la guerre, et malgré l’opposition de sa famille suisse (« une orpheline ne fait pas d’études » répétait sa grand’mère), Rita Thalmann reprit ses études tout en travaillant, en France, dans les maisons ouvertes par l’OSE (l’Oeuvre de Secours aux Enfants) pour accueillir les enfants juifs rescapés des camps ou orphelins de guerre. Elle y prépara par correspondance les deux parties du baccalauréat et, devenue enseignante à Paris à l’école juive Yabné, put enfin s’inscrire en faculté, à la Sorbonne .

Ce furent, pour la jeune étudiante, six années d’intense effervescence intellectuelle, culturelle, et politique. Tout en poursuivant des études d’histoire et civilisation germaniques sous la direction de maîtres prestigieux – tels Edmond Vermeil, Robert Minder –, elle allait au théâtre, au cinéma, militait à l’UNEF, à l’UEJF puis à l’Union des étudiants communistes (UEC), et y organisa réunions, activités et conférences.

Jeune professeure certifiée puis agrégée (lauréate du concours de 1958), elle mena durant une dizaine d’années une carrière d’enseignante dans le secondaire, tout en préparant sous la direction d’Edmond Vermeil sa thèse sur « Protestantisme et nationalisme en Allemagne de 1900 à 1945 ». En 1966, elle intégra la nouvelle faculté des lettres de Tours où elle dirigea, de 1970 à 1983, l’Institut d’études germaniques, avant de rejoindre, en 1984, l’Université Paris7 – Denis Diderot : elle y fonda le CERIC (Centre d’études et de recherches intereuropéennes contemporaines) et dirigea, notamment durant quelque quinze ans, le séminaire interdisciplinaire, aujourd’hui encore non remplacé : « Sexe et race : Discours et formes d’exclusion aux 19e et 20e siècles »

Profondément enracinés dans son histoire et son expérience propre de la violence, les ouvrages et les enseignements de Rita Thalmann témoignent de la même hantise, et de la même détermination : comprendre et faire comprendre les racines des systèmes totalitaires - et plus particulièrement celles du nazisme -, décrire au plus près leurs mécanismes d’emprise, leur capacité de séduction, leurs initiateurs, leurs complices, exécutants zélés ou assistants indifférents, leurs opposants, obscurs ou héroïques. Elle en décrit minutieusement les sources religieuses et culturelles dans sa thèse (1973) et dans ses ouvrages ultérieurs : La Nuit de cristal (1972), La République de Weimar (1995). Et surtout, elle montra l’importance qu’y revêtirent les institutions de la vie privée, les pratiques familiales, les relations entre les sexes. Elle en étudia également les multiples prolongements, dans la France occupée (La mise au pas, 1991)

Son livre pionnier, Etre femme sous le 3e Reich (1981 et 2014), aborde la question, jusque-là négligée par les historiens, du sort des femmes durant la période nazie : femmes aryennes victimes de l’ordre politique « masculin », reléguées par la politique des 3K (Kinder, Küche, Kirche) au rôle de « mères-patrie du 3e Reich » (Claudia Koonz) ; femmes « réprouvées », persécutées, déportées, assassinées au nom d’une idéologie criminelle ; mais aussi femmes participant avec enthousiasme à l’idéologie et au soutien du régime et ses institutions. Il ouvrit la voie à tout un champ de réflexions et de recherches, partie prenante du développement de l’histoire des femmes dans l’Université.

Dès ses premières expériences scolaires, Rita Thalmann a été attachée à l’école, au savoir que l’on y dispensait, et à nombre de ses maîtres. Sa propre vocation d’enseignante se dessina très tôt, et elle défendit jusqu’au bout son idéal d’une école laïque, libre, lieu de transmission et d’émancipation. Elle fut également une militante syndicale et politique infatigable ; d’abord au Parti communiste (qu’elle quitta en 1953 lors du procès dit « des blouses blanches » en URSS), au SNES et au SNESup, puis, et jusqu’à la fin, dans de multiples associations et organisations de défense des droits humains. Elle fut notamment membre du Comité d’honneur de la LICRA, déléguée ONG (représentante du B’nai B’rith) à l’Unesco, et membre du « Comité national de réflexion et de propositions sur la laïcité à l’école ».
Mais un de ses investissements majeurs, sur le plan tout à la fois scientifique et militant fut la cause des femmes, du féminisme et des rapports de genre. Elle avait trouvé dans Le Deuxième Sexe, lu dès sa parution, la confirmation de son aspiration à se « libérer des contraintes subies » et un encouragement à persévérer dans sa voie. À partir de la résurgence des mouvements féministes, en 1970, elle s’y engagea avec passion : en 1971, elle fit, avec Gisèle Halimi, partie des co-fondateurs de Choisir, dont elle fut durant des années secrétaire nationale. Elle y participa à nombre de débats, conférences et réunions en province comme à l’étranger, prépara des dossiers, entreprit démarches, contacts et pressions auprès des politiques lors du projet de loi sur l’avortement de 1975, organisa des secours pour les femmes obligées d’avorter.

Elle joua par ailleurs un rôle important dans la préparation du premier grand colloque d’études féministes en France (« Femmes, féminismes, recherches », Toulouse, 1982) puis, avec notamment Michelle Perrot et Françoise Basch, dans la prise en compte et le développement des études sur les femmes et le féminisme, à l’Université Paris 7. Le Séminaire « Sexe et race » fut en particulier, durant une quinzaine d’années, un lieu privilégié de réflexions et d’échanges, où se trouvaient déconstruits nombre de discours convenus de la germanistique, ou du féminisme militant de l’époque. Une bonne partie des thèmes qui y furent débattus, en groupe restreint – qu’il s’agisse de la participation des femmes à des régimes d’oppression, de l’idéologie d’un espace féminin (Lebensraum) radicalement distinct de celui des hommes, des discours sur l’ « émancipation de l’émancipation », ou encore de la question de l’ « innocence des opprimé(e)s », devaient exploser littéralement, dans l’espace public cette fois, après les attentats de New York en 2001. Le refus par Rita Thalmann de toute vision manichéenne –angélique, héroïque ou victimaire – de l’Histoire, enseigna à tous ceux qui le suivaient, la prise en compte de la complexité des situations, des politiques et des personnes.

Rita Thalmann a été, entre autres distinctions, officier de la Légion d’honneur, et chevalier de l’Ordre du Mérite (en France et en RFA), et a reçu le prix de la recherche de l’Académie des sciences morales et politiques .

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article181307, notice THALMANN Rita par Liliane Kandel, version mise en ligne le 31 mai 2016, dernière modification le 1er juillet 2022.

Par Liliane Kandel

ŒUVRE choisie :
La Nuit de cristal (avec Emmanuel Feinemann), Laffont, 1972. — Protestantisme et nationalisme en Allemagne de 1900 à 1945, Klincksieck, 1976. — Être femme sous le IIIe Reich, Laffont, 1982, et Chryséis 2014 (édition numérique). — (dir.) Femmes et Fascismes, Tierce, 1987, recension en ligne, site Persée. — (dir.) La Tentation nationaliste, 1990. — La Mise au pas. Idéologie et stratégie sécuritaire dans la France occupée, Fayard, 1991. — La République de Weimar, « Que sais-je ? », PUF, 1995. — (dir) Sexe et race : discours et formes nouvelles d’exclusion du XIXe au XXe siècle, Publications de l’Université Paris 7-Denis Diderot, tome 1(1985) -11(1999). — Tout commença à Nuremberg (autobiographie), Berg International, 2004.

SOURCES : Nationalismes, féminismes, exclusions : mélanges en l’honneur de Rita Thalmann, Frankfurt am Main ; Bern ; Paris : P. Lang, 1994. — Rita Thalmann et Régine Dhoquois, « La lutte pour le droit à l’IVG », Les cahiers du CEDREF, n° 4-5 | 1995 : http://cedref.revues.org/300. — L. Kandel (dir), Féminismes et nazisme, Odile Jacob, 2004. — Michelle Perrot, "Rita Thalmann, historienne", Revue d’histoire de la Shoah, n° 200 (mars 2014), p. 645-648. — Rita Thalmann : jusqu’au bout du chemin, film de Denise Brial, DVD 68 min, Atalante vidéos féministes, 2011. — Marie-Claire Hoock-Demarle, « Rita Thalmann (1926-2013), pionnière de l’histoire des femmes. », Clio, 1/2014 (n° 39) , p. 233-238.

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