FEI Xiaotong 費孝通

Par Yves Chevrier

Né à Wujiang (Jîangsu) le 2 novembre 1910, mort le 24 avril 2005. Anthropologue, sociologue, disciple de Malinowski, les travaux pionniers qu’il consacre à la Chine rurale l’inclinent au réformisme ; il se rallie à la Nouvelle démocratie après avoir critiqué le régime du G.M.D. ; « personnalité démocratique » et expert au service du nouveau gouvernement, il est violemment critiqué au cours du mouvement anti-droitier qui fait suite aux Cent Fleurs. Il est à l’heure actuelle vice-président de la Ligue démocratique et directeur honoraire de l’institut de sociologie de l’Académie des sciences sociales à Pékin.

Né au cœur du monde rural dans une famille assez pauvre de la gentry du Jiangsu, le fondateur de l’anthropologie sociale moderne en Chine n’eut jamais à découvrir son sujet ni à en apprendre l’importance. En revanche, ses maîtres occidentaux (aux universités Yanjing et Qinghua) lui donnèrent le goût de la méthode analytique jointe aux enquêtes sur le terrain : encouragé par Robert Park et R.H. Tawney, il fit ses premières armes d’anthropologue en étudiant une minorité non-Han, les Yao du Guangxi. Expérience tragique au demeurant, puisque sa femme devait se noyer et lui-même ne s’échapper que par miracle d’un piège à tigre. Il se rendit ensuite à Londres pour préparer un doctorat sous la direction de Malinowski. L’influence du maître du fonctionnalisme s’avéra décisive et durable : élargissement et précision des méthodes d’enquête, souci d’une description toujours compréhensive du système social étudié allaient être la marque de Fei dans une série d’ouvrages qu’il faut considérer comme des classiques. Le premier d’entre eux, Peasant Life in China, paru en 1939 en même temps que l’Agrarian China de Tawney, brosse un vigoureux tableau de la société rurale à partir de la monographie d’un village du bas Yangzi. Fei Xiaotong avait trouvé son style ; c’est la guerre sino-japonaise qui, paradoxalement, allait lui donner l’occasion d’approfondir son analyse.
Contraint de se réfugier à Kunming avec les instituts de recherche pékinois auxquels il appartenait (occasion bénéfique à d’autres chercheurs, notamment au sociologue et démographe Chen Da ( + )), il entreprit de préciser, à travers l’étude du microcosme yunnanais, l’image d’un monde rural désespérément « enchaîné à la terre » : Earthbound China (paru en 1945) rassemble les données recueillies entre 1939 et 1943 par l’équipe de Fei et par son collaborateur Zhang Zhiyi dans trois villages du Yunnan. Densément peuplée, la province était comme un « laboratoire » où la guerre (quelques bombardements japonais, mais surtout l’afflux de réfugiés en provenance du « secteur moderne » des grandes villes de l’Est) eût servi de catalyseur à l’expérience de « transformation sociale », en bouleversant l’équilibre séculaire entre la ville, soudain gonflée d’importance et envahissante comme un « New York chinois », et la « Polynésie » précaire des tribus non-Han de la montagne. Il reste que s’il note le passage chaotique du temps avec un bonheur égal à celui de Graham Peck, le livre vise surtout les communautés chinoises des gorges et des vallées et, au- delà, la société chinoise traditionnelle dont il présente en raccourci une typologie différenciée. La différence est fonction du degré d’ouverture de l’économie villageoise, qui commande le niveau de survie des paysans tout en modulant les rapports entre les classes rurales et l’impact de la guerre. Fei Xiaotong dégage ainsi la notion cardinale de « revenu paysan complémentaire » (dérivé de l’artisanat rural ou des cultures commerciales) sur laquelle s’articule son analyse du déclin économique des campagnes. plus encore que la surpopulation, la « famine de terre », la stagnation technologique ou le prélèvement socio-étatique, c’est la ruine de l’artisanat, facteur marginal décisif, qui provoque la misère paysanne. A son tour, c’est de manière tout aussi marginale que la crise économique contribue à désagréger le système social traditionnel : pour Fei Xiaotong, fort éloigné du schéma marxisant qui sollicite l’approche plus militante d’un Chen Hansheng (陳翰笙), la crise du monde rural, de nature avant tout sociologique, s’explique en premier lieu par le déclin de l’élite traditionnelle qu’est la gentry.
Ce n’est pas dans le « laboratoire » yunnanais qu’il put approfondir cette hypothèse : comme Chen Hansheng et d’autres intellectuels hostiles au régime nationaliste, il fut en butte à une campagne d’intimidation (un <’ inconnu » tira sur lui au cours d’une réunion publique) qui le contraignit, en juillet 1946, à prendre refuge au consulat des États-Unis à Kunming, puis à s’expatrier. Titulaire de la chaire d’anthropologie sociale de l’université Qinghua à son retour en 1947, il entreprit de répandre ces vues dans de nombreuses revues chinoises. Plusieurs de ces articles, traduits et discutés en 1948 à Pékin avec Margaret Park-Redfield, constituent la matière de China’s gentry : Essays on rural-urban relations (publié en 1953 aux États-Unis avec l’accord intellectuel et moral de l’auteur). S’interrogeant sur le fonctionnement historique de la société chinoise, cette petite somme, brillante et attachante, témoigne d’une curiosité intellectuelle aussi rare et d’une vision aussi ample que celles d’un Ji Chaoding (冀朝鼎)dans Key economic areas in Chinese History.
Deux classes s’opposaient tout en se complétant dans la société traditionnelle : la gentry, élite sociale fortement minoritaire mais dirigeante en raison de son prestige, fournissait au pouvoir ses fonctionnaires et aux paysans une éthique du travail et de la soumission. Elle légitimait la monarchie tout en justifiant son existence aux yeux des paysans. Leur interdépendance économique rapprochait encore ces deux classes, tandis qu’une mobilité sociale assez forte jointe à l’apparition précoce et au maintien de la petite propriété paysanne atténuait les causes profondes de leur antagonisme. Au demeurant, il n’était pas rare que lettrés et paysans s’unissent dans une commune opposition politique au pouvoir centralisé de l’Empire : en bref, le système fonctionnait comme un bloc de solidarités typique du monde rural traditionnel dont Fei Xiaotong esquissait d’autre part une théorie plus générale (Xiangtu Zhongguo, La Chine rurale, 1948). A partir des guerres de l’opium l’ancien équilibre fut rompu ; au XXe siècle, la ville modernisée et occidentalisée accroît les besoins de la gentry qu’elle accapare dans ses administrations, son commerce, ses trafics et d’innombrables « affaires » de corruption et d’exaction : un vide social béant s’installe dans les villes-marchés et les villages, tandis que les membres de la classe dominante, souvent alliés aux bandits ou aux seigneurs de la guerre pour extorquer davantage aux paysans, ne sont plus que les « mauvais hobereaux et despotes locaux » de la propagande communiste. C’est ainsi que, privées de leur régulateur traditionnel et victimes de leurs anciens protecteurs, les campagnes sombrent dans la déchéance sociale qui les expose aux coups mortels de la crise économique. Bien qu’il privilégie les causes sociologiques ou purement organisationnelles de la crise, Fei n’en néglige jamais le tragique résultat : mais c’est pour tirer de la détresse de millions de paysans affamés une leçon de réformisme et non point la promesse d’une révolution.
C’est à ce stade que s’affirme l’originalité du sociologue (conforté par l’anthropologue fonctionnaliste, traducteur de Malinowski en chinois) en regard des analyses plus « économistes » (s’agissant de situer l’origine de la crise) ou plus « mécanistes » (s’agissant du déroulement ou du dénouement) de l’historiographie marxisante (celle de Chen Hansheng ou du dernier Tawney) ou marxiste (celle de Magyar ou, caricaturale, d’un Chen Boda (陳伯達)). Fei Xiaotong, comme Tocqueville, ne croit pas à la possibilité d’une révolution de la misère : tout en faisant obstacle au changement progressif, la misère individuelle d’une myriade de paysans ne sera la cause ni d’une catastrophe économique ni d’une subversion du système d’exploitation ; comme pour toute sociologie des « pesanteurs rurales », elle est le gage certain d’une stagnation inéluctable. Ce pessimisme du sociologue attentif à l’étonnante résistance d’un tissu rural (il donnait, en 1947, un ouvrage portant sur les systèmes traditionnels d’éducation d’intégration des enfants...) que d’autres s’empressaient de proclamer c décomposition explique l’accent mis par le réformiste sur la nécessaire intervention de l’État.
Coopératives industrielles dans les villages, coopératives agricoles de grandes dimensions permettant l’exploitation moderne du sol redistribué de manière égalitaire, l’indispensable « reconstruction rurale » (c’est le titre d’un essai paru en 1948 qui rattache Fei au courant réformiste illustré par un Liang Shuming (梁漱溟)) exigeait un État qui fût fort et juste. S’il avait quelque temps nourri le rêve à vrai dire contradictoire d’une classe dominante se dépouillant elle-même de ses richesses, Fei en vint à considérer le P.C.C. comme le successeur logique de l’ancienne élite dirigeante, disqualifiée à l’instar du Guomindang par son impuissance et sa corruption. Aux yeux de cet intellectuel paisiblement occidentalisé et étranger au drame de l’aliénation culturelle qui avait marqué la génération du 4 mai (voir Chen Duxiu (陳獨秀) et Liang Shuming (梁漱溟)), les communistes chinois n’étaient ni des staliniens, ni les fourriers d’une idéologie étrangère mais les agents du progrès, c’est-à-dire du salut national : Fei partageait les espoirs (et les illusions) d’une autre génération, celle de la Nouvelle démocratie.
C’était d’ailleurs à un programme et non à une idéologie qu’il se ralliait. S’il acceptait de bon gré, en 1949, l’intensif recyclage du « xuexi », c’était qu’il fallait aider les libérateurs de la « Chine enchaînée ». « Personnalité démocratique » siégeant à la C.P.C.P.C. (comme délégué de la Ligue démocratique), à l’Assemblée nationale (comme représentant du Jiangsu, sa province natale) ; expert conseillant le gouvernement en matières d’éducation supérieure et de minorités nationales, professeur à Qinghua, Fei ne ménagera pas son aide. Ni ses critiques : croyant à la possibilité d’une « opposition loyale » à la confucéenne, il fit part des réserves que lui inspirait l’application du modèle soviétique dans l’enseignement supérieur. Il dénonça en 1956 les abus de la collectivisation rurale en soulignant, à travers l’étude d’un village du Jiangsu (Gaixiangong), la nécessité de maintenir un important secteur privé (cultures commerciales, artisanat, marchés locaux) dans les campagnes. C’était prendre parti pour Chen Yun ( + ) contre Mao. En revanche, la même année, il se fit l’écho des préoccupations de ce dernier en lançant dans les colonnes du Renmin ribao (Quotidien du Peuple) un appel à la libéralisation. Les Cent Fleurs répondirent aux espoirs de nombreux intellectuels mais en mars 1957 Fei Xiaotong, qui venait de parcourir la Chine, fit part de leurs inquiétudes : ils ont peur, écrivit-il au Renmin ribao, des « premiers beaux jours du printemps » qui n’annoncent souvent que le retour de l’hiver... Celui-ci eut lieu dès avant la fin du printemps avec le déclenchement du mouvement anti-droitier. Fei Xiaotong fut accusé d’avoir fait partie de la fraction « intellectuelle droitière » du complot « anti-parti » dirigé par Zhang Bojun et Luo Longji, tous deux ministres non communistes et responsables de journaux influents (voir Chu Anping (儲安平)), principaux boucs émissaires de la tentative de libéralisation avortée. L’amalgame englobait aussi d’autres intellectuels non marxistes, tel Chen Da, avec lequel Fei aurait organisé un véritable « complot des sociologues » afin de soutenir la « sociologie idéaliste » de Liang Shuming, lui-même discrédité au cours d’une violente campagne en 1954...
Désireux de faire un geste conciliant à l’égard d’un intellectuel prestigieux, dont l’attitude pouvait influencer de nombreux « droitiers », Mao Tse-tung reçut Fei Xiaotong en octobre 1957. Il aurait également déconseillé de soumettre des personnalités comme Fei à la rééducation par le travail (Mao Zedong sixiang wansui, op. cit., p. 134-135). Toujours est-il que Fei fut réhabilité en 1959 après s’être dûment autocritiqué. Mais l’évolution monolithique du régime l’a plongé par la suite dans l’obscurité et le silence jusqu’aux lendemains de la Révolution culturelle. Le dégel qui suit la chute des Quatre (voir Jiang Qing (江青)) a valu quelques attributions (secondaires) à Fei : vice-président de la Ligue démocratique depuis octobre 1979, membre de la commission législative de l’A.N.P. et de la commission des minorités nationales du Conseil des affaires d’État, il est — juste et symbolique retour des choses — président de l’Association chinoise de sociologie et directeur honoraire de l’institut de sociologie d’une Académie des sciences sociales dont le lustre actuel témoigne (entre autres signes) d’un retour au communisme plus ouvert auquel il avait cru se rallier en 1949...
Nous avons insisté ici sur la cohérence fondamentale d’une pensée et de la vie qu’elle a guidée, alors qu’on a plutôt relevé l’inconséquence politique majeure de l’homme (L. Bianco, op. cit., p. 232-233). Comment expliquer la minceur des remèdes que propose ce diagnosticien amer et lucide des tares de la société traditionnelle ? Fei Xiatong incarne l’attentisme, l’impuissance et la conscience malheureuse d’une gauche réformiste longtemps effarouchée par la révolution, prompte ensuite à s’illusionner sur la bonne nature des révolutionnaires. Que les cadres communistes fussent appelés à se substituer à la « bonne » gentry du passé : si cette idée (jointe à la coloration nationale du communisme chinois) a pu servir de transition intellectuelle à la décision capitale qu’il prit en 1949, il reste que Fei n’aura reconnu de la Révolution que le fait accompli. Sociologie fonctionnaliste des « pesanteurs rurales », son système préfère d’ailleurs l’homéopathie de l’autorégulation fermée au bouleversement révolutionnaire. En ce sens, les procureurs du mouvement anti-droitier, en amalgamant son nom à celui de Liang Shuming, apôtre d’un certain traditionalisme de droite, n’ont pas simplement répété la condamnation coutumière au marxisme de toute recherche sociologique indépendante : ils ont pressenti et sanctionné un même type d’approche, irréductible à la leur. Mais cette approche ne doit pas être confondue avec le simple refus d’agir ou de s’engager qui fascine tant d’intellectuels. Liang s’est battu sur le terrain rural où, moins aveugle que beaucoup d’autres, il s’attendait à l’offensive communiste, et Fei Xiaotong aura cru à la mission confucéenne du lettré, dont le privilège — » rectifier les noms » (zhengming) — implique le devoir de fréquenter et de corriger les maîtres de l’heure.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article181921, notice FEI Xiaotong 費孝通 par Yves Chevrier, version mise en ligne le 26 octobre 2016, dernière modification le 13 février 2017.

Par Yves Chevrier

ŒUVRE : (N.B. Pour les ouvrages « classiques » de Fei Xiaotong nous donnons le titre des traductions en anglais, utilisées par les spécialistes et régulièrement rééditées en Occident). Peasant Life in China : A Field Study of Country Life in the Yangtze Valley, Londres, New York, 1939. — « Agricultural Labor in a Yunnan Village », Nankai Social and Economic Quarterly, janvier 1941. — Earthbound China : A Study of Rural Economy in Yunnan (en collaboration avec Zhang Zhiyi), Chicago, 1945 ; Londres, 1948. — « Peasant and Gentry : An Interpretation of Chinese Social Structure and Its Changes », The American Journal of Sociology, n° 1, juillet 1946, p. 1-17. — Systems of Child Rearing, Pékin, 1947. — Xiangtu Zhongguo (La Chine rurale), Shanghai, 1948. — Xiangtu chongjian (La Reconstruction rurale), Shanghai, 1948. — « Financial Rural Industrialization », China Economist, 26 avril 1948. — « Wo zhe yi nian » (Moi, cette année-là), Pékin, 1950. — China’s Gentry : Essays in Rural-Urban Relations, (articles traduits et. retravaillés à Pékin en 1948 avec la collaboration de Margaret Park Redfield), Chicago, 1953. — « Le frais printemps des intellectuels », RMRB, 24 mars 1957). — Toward a People’s Anthropology, Pékin, 1981 et Chinese Village Close-up, Pékin, 1983, sont des recueils dont la traduction illustre l’ouverture actuelle de la RPC en matière intellectuelle. — Voir également le recueil publié en Occident par James P. McGough (1979).

SOURCES : N.B. Il est fait référence aux ouvrages suivants : Graham Peck, Two Kinds of Time, Boston, 1950. — R.H. Tawney, Land and Labor in China, Londres, 1930 : voir en particulier la préface à la réédition américaine de 1966 par Barrington Moore. — Chen Boda, A Study of Land Rent in Pre-Liberation China (1952). — Aux ouvrages de Chen Hansheng cités dans ce volume. — Ji Chaoding, Key Economic Areas in Chinese History (1936). — Sur le rôle de la gentry dans la société chinoise, on pourra consulter Chang Chung-li, The Chinese Gentry : Studies on their Role in the Nineteenth Century Chinese Society (Seattle, 1955). Outre BH, voir : Arkush (1981). — Bianco (1967). — Li Da ( + ), « Pipan Fei Xiaotong de maiban shehuixue » (Critiquons la sociologie « compradore » [ie mercantile ; en d’autres temps on eût dit « cosmopolite »] de Fei Xiaotong), Zhexue Yanjiu (Etudes philosophiques), V, 15 octobre 1957. — MacFarquhar (1960) et (1974). — McGough (1979). — Mao Zedong sixiang wansui (1969). — Myers (1970). — Redfield, R., Introduction à Fei Xiaotong, China’s Gentry, réédition américaine, Chicago, 1968.

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