VILAR Pierre, Adrien

Par Rosa Congost

Né le 3 mai 1906 à Frontignan (Hérault), mort le 7 août 2003 à Saint-Palais (Pyrénées-Atlantiques) ; professeur d’Université ; historien marxiste.

Pierre Vilar
Pierre Vilar

Fils et neveu d’instituteurs, éduqué dans un milieu antimilitariste proche du radical-socialisme, Pierre Vilar fit ses études secondaires au lycée de Montpellier (Hérault). Bachelier en 1923, il réussit en 1925 le concours d’entrée à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Son profil le rapprochait du prototype de normalien de la « génération intellectuelle » étudiée par Jean-François Sirinelli. En 1995 dans son livre Penser historiquement, il affirmait que les normaliens de sa promotion (1925), antimilitaristes, étaient les derniers ayant été marqués par la Première Guerre mondiale. Cette génération de l’ “après-guerre“ se différenciait de celle entrée plus tard, dans un contexte d’ “avant-guerre“, selon l’analyse de Robert Brasillach.

Lors de la première année à l’ENS, Pierre Vilar partageait une turne avec quatre anciens élèves de la khâgne du lycée Louis-le-Grand : Pierre Boivin, Jean Seznec, Jean Ruffel et Bernard Lamicq. Pendant ses deux dernières années, Boivin, étudiant en Philosophie et socialiste, fut son compagnon de chambre. Il eut aussi des discussions avec le communiste Jean Bruhat. Il faisait ainsi partie de la minorité la plus politisée de l’ENS.

Pierre Vilar, licencié en 1927, géographe, était inspiré par les travaux d’Albert Demangeon. Ce choix de la géographie se situait dans la conjoncture intellectuelle et académique immédiatement antérieure à la création en 1929 des Annales d’histoire économique et sociale. Plus tard, il établissait un lien entre son choix d’être géographe et son désir de faire de l’histoire totale, « dans l’espoir, bien entendu, d’une meilleure compréhension du monde actuel ». En 1927, il vint pour la première fois à Barcelone afin d’étudier, comme Max Sorre, auteur d’une thèse sur les Pyrénées méditerranéennes publiée en 1913, l’avait incité à le faire, l’industrie catalane dans le cadre de son diplôme d’études supérieures en 1928, "La vie industrielle dans la région de Barcelone". Il en publia les résultats dans un article des Annales de Géographie de 1929, année de son succès à l’agrégation d’Histoire-Géographie.

Pierre Vilar milita peu de temps à la CGT, en 1927, avec son dirigeant Pierre Boivin. Il se sentit, dès le printemps 1928, plus proche des positions communistes de la CGTU, syndicat de Jean Bruhat. N’étant militant d’aucun parti, mais assistant de façon assidue aux réunions du Groupe d’Études Socialistes depuis 1925, il devint le candidat idéal, en décembre 1927, pour être à la tête de la liste unitaire d’étudiants de gauche de l’Union fédérale des étudiants pour le conseil de discipline de la Sorbonne. Assistant au congrès de la Fédération unitaire de l’enseignement de Limoges pendant l’été 1931, par réaction aux attaques virulentes des anarchistes, il se situa dans le camp des communistes, parce que « les haines qu’ils inspiraient étaient beaucoup plus choquantes que leur propre sectarisme ». Dans une interview de l’Institut du Temps présent (1985), il rappelait avoir été « profondément “anti-anticommuniste“ » tout en refusant de s’engager politiquement car « mes choix ont plutôt été intellectuels ».

Pierre Vilar obtint une bourse de l’École des hautes études hispaniques (Casa de Velázquez de Madrid) de décembre 1930 à octobre 1934, afin de poursuivre ses recherches géographiques sur la Catalogne. Plus tard, il notait que cette expérience fut à l’origine de son choix d’ « histoire totale ». Parti en Catalogne pour faire de l’histoire économique, « je m’étais aperçu que cela m’amenait à poser un problème national ».

Il se maria le 8 juillet 1933 à Paris (XVIe arr.) avec l’archiviste Anne, Marie dite “Gabrielle“ Berrogain, responsable d’une commission des services aux Archives de la Couronne d’Aragon. Le couple eut un fils.

En accord avec la direction de la Casa, il s’installa à Barcelone et assista à la proclamation de la République en avril 1931. Chargé de cours de 1934 à 1936 à l’Institut français, professeur à l’École normale de la Generalitat, il observa les caractères spécifiques, constitutifs d’un nationalisme catalan. Il fut le témoin des événements autour de la proclamation de la république catalane le 6 octobre 1934 et de son échec. Il publia des travaux centrés sur des thèmes géographiques. En été 1936, les débuts de la Guerre civile espagnole le surprirent en France où il s’installa définitivement.

Professeur d’enseignement secondaire au lycée de Sens (Yonne) en 1936-1937, puis au lycée Carnot à Paris à partir d’octobre 1937, il collabora avec les républicains espagnols par l’intermédiaire du Cercle Cervantes créé en 1938, et fut très actif dans le mouvement de solidarité avec l’Espagne républicaine. Dans ce contexte, il devint définitivement historien et élabora son projet de thèse comme une recherche des “fondements économiques des structures nationales”. Il participa aux réflexions des historiens communistes dans le cadre de la célébration des 150 ans de la Révolution française et fut un des intellectuels fondateurs de la revue La Pensée, y signant un article dès le premier numéro, au printemps 1939 : « Histoires d’Espagne ». Il signalait avoir aussi publié des articles notamment dans les Annales d’Histoire économique et sociale.

En septembre 1939, mobilisé comme lieutenant d’infanterie dans une division nord-africaine, Pierre Vilar, fait prisonnier le 16 juin 1940 lors de l’offensive des troupes allemande, fut captif dans plusieurs oflag en Allemagne, en Pologne et en Autriche. Lors de ces cinq années, il écrivit son Histoire de l’Espagne, publiée en 1947 dans la collection Que sais-je ?" Dans sa traduction castillane de 1959, son livre, qui connut plus de vingt rééditions, devint une œuvre largement lue dans l’Espagne franquiste, malgré l’interdiction de la censure. « La captivité m’a permis de développer une réflexion sur l’histoire en tant que discipline ».

De retour en France au printemps 1945, Pierre Vilar rejoignit son poste de professeur au lycée Carnot. Muté au lycée Henri IV en octobre 1945, il y enseigna peu et fut mis à la disposition du ministère des Affaires étrangères pour l’Institut français de Barcelone à partir de janvier 1946. Il y poursuivit ses recherches interrompues six ans plus tôt. En 1948, il fut obligé de quitter l’Espagne, ce qui retarda encore plus l’avancement de sa thèse.

De retour en France, détaché au CNRS, réintégré en mars 1950 comme professeur au lycée Montaigne, il fut nommé en 1951 directeur d’études à la sixième section de l’École pratique des Hautes études qui venait de naître. Dans cet établissement, il dirigea des séminaires accueillant des étudiants français, espagnols et d’Amérique latine. Se réclamant des démarches de Marc Bloch, de Lucien Febvre et d’Ernest Labrousse, il faisait partie de l’équipe de la revue Annales. Il y publia des articles, ainsi que dans la Revue historique et dans Past and Present, où la part de réflexions méthodologiques et théoriques occupaient une place centrale.

Pierre Vilar, membre du Syndicat national de l’enseignement supérieur, se définissait lui-même comme un compagnon de route du Parti communiste français. Il milita notamment dans le Mouvement de la Paix. Toutefois, dans des débats des organisations dirigeantes communistes, il était considéré comme un militant communiste, ce qui avait pu créer des confusions. Il fut très actif lors de la création par le PCF du Centre d’études et de recherches marxistes. Quand il témoignait dans la presse ou dans des colloques, il mettait constamment en avant la responsabilité individuelle et non la nécessité imposée par l’organisation. Dans cette perspective, il entendait garder sa liberté de jugement. Ainsi il participa, avec d’autres chercheurs à la publication des œuvres théoriques de Staline en 1979 dans la collection « Matérialisme historique ». Il rappelait aussi souvent l’apport, qui devait être approfondi, de Staline et des chercheurs soviétiques sur les questions nationales

Il soutint sa thèse, La Catalogne dans l’Espagne Moderne. Recherches sur les fondements économiques des structures nationales, en 1962, sous la direction d’Ernest Labrousse. Il y analysait, selon les principes de la démarche historique inspirée par le marxisme, la construction d’une réalité nationale, le développement économique et social dans leur rapport avec les consciences, les données démographiques que les historiens se réclamant du marxisme hésitaient à utiliser, les mentalités. Il proposait un modèle d’histoire globale.

Il devint maître de conférences d’histoire moderne et contemporaine en 1963 puis professeur en 1965 à la Faculté des Lettres de Clermont-Ferrand, avant d’être élu en 1967 professeur à la Sorbonne, où il succéda à Ernest Labrousse dans la chaire d’Histoire Économique et Sociale, cumulant avec la fonction de directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études. Il prit sa retraite en 1976 de l’Université de Paris I après avoir été affecté au CNRS en 1975. Le titre de professeur émérite lui fut attribué en 1983.

Avant sa thèse, Pierre Vilar publia des articles dans lesquels les résultats empiriques sur la Catalogne et l’Espagne se combinaient avec des réflexions théoriques qui furent réunis, en 1982, dans Une histoire en construction. Approche marxiste et problématiques conjoncturelles (Gallimard, 1982). Il publia aussi des ouvrages en Espagne. Trois principales idées résumaient l’originalité de sa pensée et de son œuvre : une “histoire raisonnée“, une “histoire en construction“ et “penser historiquement“. L’idée d’une “histoire raisonnée”, inspirée de l’économiste Joseph Schumpeter, fut explicitée en 1960 dans sa communication, “Croissance économique et analyse historique”, présentée au Congrès d’histoire économique de Stockholm, dans laquelle il résumait sa volonté de comprendre les faits et les phénomènes historiques concrets, aussi incompréhensibles, abstraits ou même irrationnels, pour qu’ils puissent être présentés dans toutes les époques. Tout travail historique, selon lui, devait être développé sur une théorie globale. Pour lui, ce fut le marxisme. L’idée d’“une histoire en construction”, développée en 1973, dans son Essai de Dialogue avec Althusser, constituait un avertissement sur le besoin de combattre les stéréotypes « structuralistes » et les expressions toutes faites et, en général, sur les façons superficielles de faire l’histoire, certaines empruntées à d’autres disciplines. Pierre Vilar revint sur la nécessité de recourir à « l’histoire comme mode de penser » lors de la conférence de clôture des cours d’été de la fondation Sánchez Albornoz à Avila le 30 juillet 1987. Pour lui le recours à l’histoire doit « faire saisir les phénomènes sociaux dans la dynamique de leurs séquences », sans omettre leur échelle de durée. L’expression “penser historiquement” faisait référence au besoin d’étendre à l’ensemble de la société le point de vue et les réflexions propres à un historien, à travers l’enseignement de l’histoire ou d’autres fonctions sociales de l’historien. Ces trois formules signifiaient aussi combattre les modes qui triomphaient de manière successive dans le monde académique et ne pas s’éloigner de l’observation critique de son époque. Car, comme il l’écrivait dans l’introduction de La Catalogne, dans sa formation d’historien, « son aversion pour les théorisations hâtives [...] pour les constructions "à la mode" » avait joué un rôle important ». Les "essais de dialogue" successifs avec certains des auteurs les plus influents de chaque époque (comme Rostow, Hamilton, Althusser, Foucault) ou avec les autres sciences humaines constituaient une part importante de son œuvre de réflexion théorique et méthodologique.

Pierre Vilar intitula son dernier livre Pensar històricament. Reflexions i records [titre en Catalan, Penser historiquement. Réflexions et souvenirs]. La première partie de cet ouvrage, intitulée “Le commun et le sacré”, correspondait aux deux chapitres qu’il avait écrits pour un livre qui devait avoir pour titre “Pays, peuple, patrie, nation, état, empire, puissance”, mais qui resta inachevé à cause de sa progressive perte de vision. La deuxième partie, dictée, comprenait des souvenirs personnels de son étape de formation en tant qu’historien jusqu’en 1945. Le fait que ce livre ait été publié en catalan et en castillan, et non pas en français, constituait une preuve que l’œuvre de Pierre Vilar était beaucoup plus reconnue en Espagne et en Amérique Latine qu’en France. De fait, certains de ses livres publiés en castillan, recueillant parfois ses cours universitaires, comme Iniciación al vocabulario del análisis histórico (1980) [Initiation au vocabulaire de l’analyse historique], n’ont même pas été publiés en français ; d’autres qui l’ont été, comme Or et monnaie dans l’histoire (Flammarion, 1969), livre qui reproduisait un cours en Sorbonne introduisant une dimension sociale et une comparaison internationale dans l’histoire de la monnaie, avaient fait l’objet d’une édition espagnole avant la française. Parmi la production intellectuelle de Pierre Vilar figuraient aussi la synthèse équilibrée en 1986, sur La guerre d’Espagne (Que sais-je ?) à l’occasion du cinquantenaire de la guerre civile, et de 1987 à 1990, la direction des sept volumes, avec leur introduction respective, de l’Història de Catalunya (Histoire de la Catalogne), aux éditions Edicions 62. Dans le huitième volume de la série, Vilar publia "Catalunya avui" (« La Catalogne aujourd’hui »), un texte qui rappelait l’ancien géographe et prouvait sa capacité de synthèse.

Le silence relatif de l’historiographie française autour de l’œuvre de Pierre Vilar contrastait avec les différents hommages et actes de reconnaissance dont elle fut l’objet en Catalogne, en Espagne et en Amérique latine. Aussi, en 2006, sa famille fit-elle don de sa bibliothèque à l’Université de Gérone. Un site et une exposition furent créés. Un ouvrage collectif parut en 2006 aux éditions Syllepse sous le titre Pierre Vilar : une histoire totale, une histoire en construction.

Une plaque fut placée sur sa maison natale à Frontignan après son décès.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article182006, notice VILAR Pierre, Adrien par Rosa Congost, version mise en ligne le 24 juin 2016, dernière modification le 14 mars 2021.

Par Rosa Congost

Pierre Vilar
Pierre Vilar
A l’ENS

ŒUVRE : Le fichier de la BNF comprenait en 2016, 62 références incontestables en langues française, castillane ou catalane dont les principales sont citées dans la notice biographique. La bibliographie du site AtelierPierreVilar mentionnait 202 références.
La Catalogne dans l’Europe moderne, recherches sur les fondements économiques des structures nationales, Paris, 1962.

SOURCES : Arch.Nat., AJ/16/9073. — Université de Gérone : http://www.atelierpierrevilar.net/index.php?id=144. — Pensar historicament. Reflexions i records, València, Edicions 3 i 4, 1995. — Diverses interventions de P. Vilar dont son témoignage en 1992 recueilli par Jean Boutier sous le titre “La mémoire vive des historiens“, dans « Passés recomposés. Champs et chantiers de l’histoire », Autrement, 1993, 264-293 p. et l’article de Victoria Enders, « The Historians and Politics », Proceedings of the Western Society for French History, 1986-1987, p. 398-404. — Rosa Congost, Les lliçons d’història. El jove Pierre Vilar, 1924-1939, Barcelona, L’Avenç, 2016 et son article biographique, L’Archicube, revue de l’Association des anciens élèves, élèves et amis de l’École normale supérieure, février 2015. — Arch. mun. Frontignan (Carole Brifaud). — Archives du comité national du PCF. — Notes d’André Balent, de Jacques Girault, de Guy Lemarchand, de Claude Mazauric, de Bernard Vincent et de son petit-fils Pierre Vilar.

Iconographie : Dossier photographique dans le site « AtelierPierreVilar ».

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