VANHELLE Lucien

Par Robert Pierreuse

Né le 24 juin 1920 à Nortkerque (Pas-de-Calais), mort le 18 mars 1993 à Rosendael (Nord) ; ouvrier spécialisé dans la métallurgie ; responsable de la section CFTC puis CFDT des Tréfileries de Bourbourg (Nord), secrétaire du comité d’entreprise (CE) de 1956 à sa mise en préretraite en 1980, membre du conseil de l’Union régionale CFDT Nord Pas-de-Calais depuis le 13 janvier 1973 ; administrateur de l’URSSAF de Lambersart (Nord), vice-président de la CPAM de Dunkerque ; président de l’Union locale des retraités CFDT de Bourbourg ; administrateur de la maison de retraite O. Varlet de Bourbourg, administrateur à la commission régionale de l’aide sociale pour Gravelines-Bourbourg.

Fils d’un artisan bourrelier, Lucien Vanhelle grandit avec ses quatre frères et ses cinq sœurs, aux confins ruraux, catholiques, laborieux et prolifiques de la Flandre et de l’Artois. Les besoins de la famille la contraignirent à migrer à Santes (Nord), commune semi-rurale à une dizaine de kilomètres de Lille (Nord). Le père y trouva un emploi mieux rémunéré de contremaître dans un tissage possédé et géré par Wallaert frères.

Lucien Vanhelle continua à fréquenter le catéchisme paroissial et l’école primaire laïque. Titulaire du certificat d’études primaires à onze ans et demi, il fut embauché au tissage comme ses frères et sœurs. Il servit brièvement de collecteur de cotisations pour la CFTC en 1936. Adhérent de la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne), il s’imprégna de ses principes et méthodes mais pouvait difficilement les appliquer en milieu rural.

L’invasion en 1940 incita les Vanhelle à se replier dans le village de Ruminghem (Pas-de-Calais) dans la demeure du maire. Réfractaire au Service du travail obligatoire en 1943, Lucien Vanhelle se cacha et travailla chez un oncle cultivateur et forestier et y resta jusqu’à son mariage, le 17 janvier 1947, à Sainte-Marie-Kerque (Pas-de-Calais) avec la fille d’un cultivateur local, militante de la Jeunesse agricole catholique : Berthe Ruytoor, de quatre ans sa cadette et comptable aux Établissements Braque négociants en aliments du bétail à Saint-Pierre-Brouck (Nord), où il fut représentant. Le couple allait avoir huit enfants.

De mai 1947 à juillet 1951, Lucien Vanhelle géra rue Saint-Luc à Lille un petit commerce d’alimentation générale. Il revint à Saint-Pierre-Brouck et subsista grâce à des emplois occasionnels, saisonniers (trois mois à la Sucrerie Say à La Bistade pendant la campagne betteravière, par exemple). Le 4 février 1952, il entra comme ouvrier spécialisé ronceur aux Tréfileries de Bourbourg. Il se frotta alors à l’action syndicale au sein de la section CFTC, seule organisation ouvrière importante de l’usine. Il devint un actif militant par volonté de « défendre les petits contre les injustices » et pratiquer ce que lui avait appris l’Évangile. De 1958 à 1962 il consacra six jours de ses congés annuels à des stages de formation syndicale à l’École normale ouvrière de Merville (Nord).

Il parcourait à bicyclette ou en Solex les alentours de Bourbourg pour susciter des sections syndicales et multipliait les réunions dominicales. Le 12 juillet 1956, avec son suppléant Léonard Dumont (délégué au comité d’hygiène et de sécurité), Lucien Vanhelle fut élu membre du comité d’entreprise (CE). Avec l’appui des autres délégués CFTC, il évinça du secrétariat le chef comptable et imposa son camarade René Hanin comme trésorier. Depuis 1922 l’usine travaillait dans l’atmosphère paternaliste instaurée par les propriétaires fondateurs : la famille Duriez. Les ouvriers résidant à Bourbourg ou dans les communes rurales circonvoisines prirent l’habitude, depuis la veille de la guerre, d’adhérer au syndicat chrétien, qui prédomina d’ailleurs toujours dans les entreprises locales où se créait une section.

Combatif, intransigeant, ennemi de toute compromission, il refusa toute promotion, même celle au grade de chef d’équipe. Lucien Vanhelle considérait que le syndicat devait « suivre l’ouvrier de la naissance à la mort ». Il appliqua rigoureusement cette conviction. Dans les petites entreprises locales comme au plan communal, dans la vie, dans la vie au travail et hors travail. Lors des cérémonies ou des fêtes patronales, il assura l’omniprésence du syndicat, quitte à risquer l’accusation de substituer le paternalisme syndical à celui des patrons. Obsédé par la nécessité d’éduquer les ouvriers, de les former, les conduire à la réflexion, il prenait la parole avec ses collaborateurs immédiats lors de réunions mensuelles où se traitaient aussi bien les grandes questions d’actualité que d’autres spécifiques à la ville ou aux entreprises. Des bulletins syndicaux, des tracts renseignaient sur les grands problèmes économiques et sociaux, comme sur ceux évoqués au CE. Les fêtes patronales, jeux de société, excursions, voyages, vacances des actifs comme des retraités ressortissaient à la compétence syndicale et bénéficiaient des libéralités de la municipalité ou du CE.

Il ne cessa de harceler le patron, le directeur et le gérant jusqu’à ce que fussent satisfaites les revendications concernant la sécurité de l’homme face à sa machine ou lors des transports de matériaux, l’obtention de vêtements de travail adaptés, des installations convenables dans les réfectoires, des distributions de boissons chaudes ou fraîches pour éviter l’alcoolisme, des douches et sanitaires aménagés, des protections contre le bruit et les courants d’air, un garage à vélos spacieux, des « primes de trajet » pour le déplacement du domicile à l’usine, voire des chaînes de bicyclette à prix réduit.

Il exigeait chaque année une augmentation du budget social du CE, pour financer les bourses d’études aux enfants du personnel que l’usine s’engageait d’ailleurs à embaucher en priorité, subventionner les cantines, la mutuelle, la caisse de solidarité (liquidée en 1984), aider les salariés qui fréquentaient les cours de formation professionnelle de Dunkerque, acheter les cadeaux de mariage, naissance, première communion, de départ en retraite, de remise des médailles du travail, de l’arbre de Noël, secourir la famille d’un ouvrier décédé ou celle d’un « rappelé » en Algérie, etc.

Il obtint des libéralités circonstancielles lorsque les commandes abondaient (les barbelés ou ronces nécessaires à l’édification de la ligne Morice aux frontières algériennes, les grillages des clôtures lors des grandes transformations des paysages agraires dans les années 1960 et 1970) sous forme de primes exceptionnelles ou de prêts à moyen terme et à faible taux d’intérêt pour les aspirants propriétaires de maisons individuelles. L’usine dans la cité devait, selon Lucien Vanhelle, jouer pleinement son rôle de pourvoyeuse d’emplois et de ressources. Ce conflit permanent entre le patron et le syndicaliste chrétien, avec qui il arriva de quêter de concert pendant l’office, devint rituel.

Lucien Vanhelle tira grand parti de l’accord Renault de septembre 1951 qui complétait la convention collective de la métallurgie, obtint que le conseil de gérance rendît compte au CE des questions qu’il traitait, se battit dès 1961 pour que ce dernier subventionnât la création d’une coopérative d’achat qui profiterait aux 1 250 salariés des entreprises de Bourbourg (600 environ aux tréfileries).

En novembre 1961 et février 1962, il réitéra sa menace « d’employer les grands moyens » si le patron refusait au CE le droit de gérer et de répartir les fonds affectés aux œuvres sociales. Deux sujets d’escarmouches continuelles alors que deux événements allaient modifier la situation.

Léon Békaert et sa famille, tréfileurs à Zweveghem, près de Courtrai (Belgique), déjà importants actionnaires de l’usine de Bourbourg, s’y investirent majoritairement et transformèrent, en 1963, la vieille SARL (Société à responsabilité limitée) en Société anonyme. Les orientations, les fabrications de Bourbourg se décidèrent alors de plus en plus en Belgique. Les Duriez et le paternalisme hérité du catholicisme social s’effacèrent peu à peu. Les relations changèrent de nature. Les syndicalistes locaux reconnurent une incontestable souplesse aux patrons belges, mais l’entreprise conquérante s’affirmera comme une multinationale forte de 41 unités industrielles dans quinze pays d’Europe, d’Amérique et d’Asie. La vieille tréfilerie de Bourbourg ne sera plus qu’une des unités de production qui devra se conformer aux impératifs de la concurrence internationale et en subir les conséquences sociales.

En 1964, comme la plupart des syndicalistes du Nord Pas-de-Calais, Lucien Vanhelle et son équipe passèrent à la CFDT, à reculons, par raison, mais apprécièrent les nouvelles orientations, l’esprit autogestionnaire. Ils voulurent que le CE contrôle l’évolution de l’entreprise, ses choix et pas seulement sa marche ; ce que refusa la direction, invoquant le modèle de Zweveghem qui fonctionnait bien. Ils prétendirent s’immiscer dans les autres entreprises locales (les propriétaires de certaines d’entre elles sont apparentés aux Duriez, leurs salariés sont souvent membres des familles des ouvriers tréfileurs) et imposer partout des salaires supérieurs à 2,50 francs de l’heure. Dans une atmosphère de plus en plus conflictuelle, les licenciements commencent (584 employés aux tréfileries en 1964 ; 629 en 1963). La productivité lancinait le personnel qui se cabrait : « La productivité nous appartient, elle provient uniquement d’efforts ouvriers, c’est un droit pour nous d’y participer », tonnait Lucien Vanhelle voyant s’installer trois machines par homme. Il demanda l’abaissement de l’âge du départ à la retraite pour favoriser l’emploi des jeunes, la suppression du travail au rendement, le paiement d’un treizième mois et la reconnaissance de la section syndicale d’entreprise. « La situation actuelle ne nous permet pas d’accorder quoi que ce soit », répondait le directeur exaspéré par la prétention des délégués à intervenir dans sa gestion et par la diminution des commandes militaires et agricoles.

Malgré cela, mai 1968 passa quasi inaperçu. Lucien Vanhelle et ses militants avaient déjà obtenu des conditions de travail et de rémunération bien meilleures que celles revendiquées par les métallurgistes de Dunkerque (Nord). Une grève symbolique de solidarité, d’un jour, visa à éviter une incursion dévastatrice des grévistes du grand port. Rassurée, la direction paya les heures chômées, admit la participation des représentants du personnel à un organisme chargé d’étudier les décisions concernant l’organisation, la gestion, la marche générale de l’usine, les changements de fabrication, les problèmes de licenciement et d’embauche. Seuls les accords salariaux seront respectés. Le syndicat que dirigeait Lucien Vanhelle continua d’élaborer des plans d’évolution des salaires, cherchant à diminuer les écarts entre les rémunérations des « mensuels » (employés, techniciens, agents de maîtrise : ETAM) et les autres et à obtenir l’augmentation des primes et la mensualisation de tout le personnel.

En septembre 1968, il élabora une union locale interprofessionnelle CFDT. Les personnels des petites entreprises agroalimentaires ou de petite mécanique, mal payés, mal protégés, participèrent massivement à une grève de trois jours du 17 au 19 octobre, soutenue par toute la population et la CGT pour de meilleurs salaires dans un éventail resserré. Une grève en avril 1969 aux tréfileries permit d’obtenir une augmentation de 16 % au lieu de 6,4 % des primes de productivité, l’alignement du treizième mois sur les mensuels et la suppression du travail au rendement au début de 1970, une compensation ou une récupération des heures supplémentaires et une durée hebdomadaire du travail limitée à 46 heures en 1970.

Une commission paritaire interprofessionnelle obtint des patrons locaux, en 1969, 7,5 % d’augmentation des salaires, la garantie d’emploi en cas de concentration, le respect des droits syndicaux et cinq heures annuelles d’information en tréfilerie. Les six membres ouvriers et leurs suppléants du CE de la tréfilerie, les huit délégués du personnel et leurs suppléants constituèrent sept commissions d’études. Lucien Vanhelle se retrouva dans quatre d’entre elles : études, formation, propagande, interprofessionnelle. Les tâches furent réparties au sein du CE (contrôle de la productivité, hygiène, sécurité, finances, économie, œuvres sociales…) La formation des militants s’affina dans le cadre de l’interprofessionnelle, présidée par Michel Géraert, proche collaborateur de Lucien Vanhelle.

Le congrès CFDT de mai 1970 qui refusait la société fondée sur le profit, prônait la planification démocratique, la propriété sociale des moyens de production, l’autogestion des entreprises et collectivités locales, revigora le dynamisme revendicatif au moment où le patronat contre-attaquait. En juin 1971, une grève longue, soutenue par l’Union locale interprofessionnelle, des manifestations de rue, les syndiqués de Dunkerque et visant à la réintégration d’une militante illégalement licenciée par la firme Sanders, échoua en partie à cause de la carence de l’inspection du travail. Les employeurs refusèrent la proposition de la CFDT de discuter des problèmes de modernisation. En 1973, Lucien Vanhelle et quelques militants étudièrent des possibilités d’industrialisation de Bourbourg, s’occupèrent du plan d’occupation du sol, de la création de zones à aménagement concerté ou différé qui les inquiétaient, interpellèrent les responsables politiques, voulurent faire contrôler les aménagements par les intéressés, en vain.

En 1973, des tentatives de concertation avec les ouvriers de Zweveghem et avec les syndicalistes chrétiens des usines hollandaises et allemandes du groupe Békaert n’aboutirent qu’à un échange de documents et la promesse de faire le point sur les conditions de revenu et de travail dans la CEE (Communauté économique européenne). En décembre 1973, la direction de Békaert informa le CE de l’expansion de la firme jusqu’en 1979, la main-d’œuvre devait accepter la mobilité, la rupture du contrat de productivité, le contrôle des mises en congé de maladie par un organisme extérieur, les augmentations de salaire en pourcentage. Les patrons cherchaient à négocier avec le personnel sans passer par le syndicat. Leurs pressions eurent raison des syndicats des petites entreprises, La coopérative d’achats chère à Lucien Vanhelle mourut en 1976, victime de la grande distribution, des progrès de l’individualisme et du niveau de vie. Dès 1979 le chômage partiel, les licenciements, les mises à la retraite anticipée dont celle de Lucien Vanhelle et de quelques militants expérimentés en 1980 répandirent l’angoisse et le désenchantement, ne laissant place qu’à des combats d’arrière-garde. La section syndicale réclamait les 35 heures, le reclassement en cas de licenciement, la retraite à soixante ans, le patronat ne parlait que de productivité, rentabilité, compétitivité. Le CE dans lequel s’était illustré Lucien Vanhelle ne discutait plus que de cadre de vie, bourses d’études, vacances des retraités, colonies de vacances.

Lucien Vanhelle poursuivit son œuvre d’utilité sociale ; administrateur de la CPAM de Dunkerque, il s’occupa de formation, fit des exposés sur les successions, l’éducation en Europe, les droits des travailleurs. Il se concerta avec des syndicalistes de l’Europe des neuf, en 1990, pour définir ce que devait stipuler une charte sociale européenne. Il termina sa vie en organisant des conférences sur le littoral concernant l’aide médicale, les maladies professionnelles, la retraite par répartition, les problèmes de la dépendance, le travail à domicile. En 1992, quelques mois avant qu’une congestion cérébrale le terrassât, on l’entendit disserter sur les accords de Maastricht. Une expérience généreuse se terminait, les initiatives qui en naquirent, moururent dans l’amertume de leurs protagonistes écrasés par la suprématie de l’économie libérale.

Un type de militant chrétien autodidacte, contestataire, formateur permanent, organisateur, entraîneur d’hommes, riche en projets, soucieux de transformation sociale, héritier des disciples de Marc Sangnier avait voulu rendre possible ce qu’il croyait nécessaire.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article182153, notice VANHELLE Lucien par Robert Pierreuse, version mise en ligne le 29 juin 2016, dernière modification le 29 juin 2016.

Par Robert Pierreuse

SOURCES : Réponses de Madame Lucien Vanhelle aux questions de l’auteur. — Entretiens avec Michel Géraert, Lucien Waringhem et anciens collaborateurs de Lucien Vanhelle. — Procès-verbaux des séances du CE des Tréfileries de Bourbourg. — Bulletins et tracts de la section CFDT des Tréfileries de Bourbourg.

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