WISNER Alain, Léon, Manuel

Par Pierre Alanche, Régis Ouvrier-Bonnaz

Né le 2 novembre 1923 à Paris (XVIe arr.), mort le 3 janvier 2004 à Paris (XIIe arr.) ; médecin oto-rhino-laryngologiste, docteur ès sciences, directeur de laboratoire de physiologie et de biomécanique dans l’industrie automobile, directeur de laboratoire de physiologie au CNRS, professeur de physiologie et d’ergonomie au Conservatoire national des Arts et Métiers, fondateur et président de la société d’ergonomie de langue française ; résistant, engagé volontaire ; syndicaliste CFTC-CFDT.

Alain Wisner
Alain Wisner

Alain Wisner était le fils unique de Marcel Adolphe Robert Wisner et d’Anne-Marie Isabelle Périer, tous deux orphelins. Après ses études primaires et secondaires, il obtint le baccalauréat en 1940, section mathématique le 10 juin et philosophie le 12 juin. Suivant l’exemple de son père qui était médecin, et dont la thèse de doctorat, « Contribution à l’étude de la phlébite typhoïque », avait été publiée en 1915, il s’inscrivit à la Faculté de médecine de Montpellier et fut « admis dans le cadre du numerus clausus » (inscription manuscrite portée sur son dossier de la Faculté de médecine de Montpellier), la loi du 21 juin 1941 visant à limiter à 3 % le nombre d’étudiants considérés comme juifs dans l’enseignement supérieur. Il fit un court passage à la Faculté de médecine de Limoges du 4 mars 1943 au 10 juin 1943 avant d’être incorporé dans les chantiers de Jeunesse à Vic-sur-Cère dans le Cantal, en juillet. Il rejoignit le maquis dans la Creuse en juillet 1944 comme médecin auxiliaire dans les rangs des FFI puis s’engagea dans l’armée le 9 janvier 1945 jusqu’à la fin de la guerre (Bataillon médical de la 10e DI). Après un bref retour à Montpellier où il reprit ses études, il s’inscrivit à la Faculté de médecine de Paris en novembre 1944. Il fut dispensé de la sixième année du cursus en raison de ses engagements dans la Résistance puis dans l’armée. Il prépara l’internat des hôpitaux de Paris en 1947 et se spécialisa en oto-rhino-laryngologie. Du 15 mai 1950 au 1er novembre 1953 il fut interne à l’hôpital Notre-Dame du Bon Secours à Paris (XIVe arr.) et obtint le titre de docteur en médecine en 1952. Alors qu’il se préparait à faire carrière dans cette discipline plusieurs éléments concoururent à le faire changer d’orientation.
De retour à Paris, la période de la guerre lui donna l’occasion de s’engager et de mettre à l’épreuve les valeurs chrétiennes qu’il avait choisies. Il participa aux activités d’un groupe scout à Bobigny et il entra en contact avec des militants de la JOC. « J’ai eu l’occasion, du fait de la rupture sociale provoquée par la guerre de 1939-1945, de vivre avec des travailleurs de mon âge. J’ai alors été frappé de voir combien leur vie était altérée, leur corps mutilé par des conditions de travail dont je ne saisissais pas la logique… Je pensais qu’il existait des moyens scientifiques pouvant contribuer au changement de la condition ouvrière qui restait particulièrement cruelle au début des années 50. » (Quand voyagent les usines, 1985). Il entra aussi en relation avec André Soulat, responsable de la CFTC Renault, ancien jociste, militant de l’ACO, leurs épouses ayant fait connaissance dans le quartier du IIIe arrondissement où les deux familles résidaient. Le syndicaliste lui décrivit l’action qu’il menait pour améliorer le sort des travailleurs et argumenta pour le convaincre de mettre ses connaissances au service de la classe ouvrière. Alain Wisner prit contact avec le PDG de Renault : « Lorsque j’ai rencontré le grand industriel Pierre Lefaucheux, alors président de la Régie Renault et que je l’ai entendu faire le portrait-robot du spécialiste du travail que je souhaitais être, j’ai aussitôt accepté sa proposition. » Suite à ces rencontres, Alain Wisner décida d’approfondir sa formation en médecine du travail, en psychologie industrielle, en organisation du travail, en psychopathologie et en physiologie ; de 1952 à 1954 il obtint les diplôme d’hygiène industrielle et de médecine du travail (1954) et le diplôme de psychologie appliquée de l’Institut de psychologie de Paris (1954) et, en 1955, soutint une thèse de doctorat es sciences, publiée aux éditions de la librairie Arnette, intitulée : Étude de la fidélité de l’oreille interne considérée comme un récepteur microphonique, sous la direction de Jean-Paul Legouix dans le laboratoire d’Alexandre Monnier (1904-1986) à la Sorbonne.
En 1954, sa formation complétée, il reprit contact avec Pierre Lefaucheux qui, à sa grande surprise, ne lui proposa plus de travailler sur les conditions de travail mais sur la conception de voitures plus sûres. Il constata qu’« on fait davantage d’efforts pour l’homme, lorsqu’il est consommateur que lorsqu’il est producteur ». Le 1er novembre 1954, il fut embauché à la Direction de la recherche, comme médecin chargé de recherches au laboratoire central, service 702, puis il créa le laboratoire de physiologie et de biomécanique. Il fit les premières études anthropométriques à caractère ergonomique, en particulier pour déterminer les dimensions de l’habitacle d’un véhicule à partir de données statistiques, et améliorer ainsi son confort. Il démontra ses capacités à la fois très pragmatiques et très scientifiques. Pragmatique, il sut aboutir à des recommandations que l’ingénieur pouvait suivre sans devenir pour autant un spécialiste de la physiologie, et il n’hésita pas à concrétiser ses idées en se rendant dans les ateliers pour réaliser des maquettes. Scientifique, il développa une approche du corps humain comme système de masses suspendues, aboutissant à un modèle biomécanique de l’homme prêt à être mis sur ordinateur. Il participa à l’étude de la structure dimensionnelle du poste de conduite de la Dauphine, à la définition des sièges des tracteurs. Il fut nommé ingénieur III C le 1er janvier 1961. Bien que sa fonction le spécialisât sur le produit automobile, il fut appelé occasionnellement à intervenir sur les conditions de travail et sur la mise en place d’une nouvelle méthode de cotation des postes de travail.
Dès son entrée chez Renault, il fit partie de la section syndicale CFTC. Avec le groupe d’ingénieurs et cadres dont faisait partie Roger Taupin, François Jacquin, Pierre Tarrière, totalement intégré à l’action syndicale des ouvriers, il participa activement à l’élaboration et à la défense des revendications. De 1957 à 1962, il fut membre du bureau du SRTA-CFTC qu’il représentait à la commission administrative de l’UPSM. En 1955 il était membre de la délégation CFTC qui négocia l’accord d’entreprise Renault, instituant le système de retraite complémentaire pour les ouvriers et les ETAM et la troisième semaine de congés payés. Il apporta toutes ses compétences dans l’argumentation en faveur de l’instauration d’une indemnisation des jours d’absence pour maladie ou accident de travail. Alain Wisner complétait son engagement par des actes de solidarité très concrets ; ainsi il l’hébergea Maurice Humeau et sa famille à la suite de son licenciement à cause de son action contre les licenciements de 1961 à la RNUR.
Parallèlement à son activité professionnelle et syndicale à la RNUR, il participa aux actions de la JOC pour l’amélioration du logement des jeunes travailleurs. Dans cette période marquée par l’exode rural, l’explosion démographique, la crise du logement était particulièrement sensible en région parisienne. Il s’engagea au côté d’Alain Letty, dirigeant national de la JOC, dans le soutien à l’action de jeunes travailleurs qui occupaient un octroi abandonné, appelé le « Moulin-de-Pierre », à la porte de Bagnolet. Ils l’avaient rendu habitable pour y accueillir des camarades en recherche de travail et d’emploi. Ce fut le début d’une expérience de grande ampleur. Elle devait permettre à des jeunes de seize à vingt ans de trouver une insertion professionnelle et sociale dans la région parisienne et dans d’autres grands centres urbains. Les militants de la JOC, les syndicalistes et les animateurs de ces actions, bénéficièrent de l’appui de hauts fonctionnaires, en mesure de les conforter sur le plan financier et de les guider dans les méandres de l’administration. Ainsi Alain Letty, chargé en 1956 de mettre sur pied un premier foyer « Relais » à Clamart (Seine-et-Oise, Hauts-de-Seine), eut avec lui, comme trésorier, Antoine Dupont-Fauville, qui allait devenir directeur de cabinet de Michel Debré. Des personnalités comme Robert Lion, Jean-Pierre Duport, Bernard Brunhes, Antoine Lejay, jouèrent des rôles de premier plan dans ces opérations. Ils facilitèrent la création du premier foyer relais-accueil à Clamart en 1956 ; Alain Wisner fut le président fondateur. Cet engagement, auprès de la jeunesse ouvrière ne se démentit jamais. Alain Wisner ne cessa d’accompagner la JOC dans sa réflexion. Voir Dominique Alunni.
En 1962, la direction de Renault refusa qu’il étudiât les conditions de travail, le thème étant jugé trop conflictuel. Après ce refus, il démissionna le 30 septembre 1962. Il fut remplacé, comme chef du laboratoire de physiologie et de biomécanique par Claude Tarrière, le frère de Pierre, lui aussi adhérent de la CFTC. Alain Wisner devint chargé de recherches au CNRS et sous-directeur du Laboratoire de physiologie du travail de ce même organisme. Avec Antoine Laville, Jacques Duraffourg, Catherine Teiger, et d’autres, il développa une approche de l’ergonomie qui affirmait que le travail et la santé au travail ne peuvent s’étudier seulement en laboratoire ; ils transportèrent la recherche sur le terrain, dans les entreprises. Les résultats scientifiques obtenus sont toujours d’actualité aujourd’hui (2016), comme les courbes de Wisner qui servent de référence à toutes les études sur les pathologies du bruit. Mais surtout les études qu’ils réalisèrent sur l’activité des ouvriers et des ouvrières à la chaîne, dans l’industrie électronique, à la fin des années 1960, en lien étroit avec les organisations syndicales, bouleversèrent le regard sur le travail manuel et rencontrèrent une très forte opposition de la part de l’organisation patronale de la métallurgie, l’UIMM. En 1966, il fut nommé directeur du Laboratoire de physiologie du travail du CNAM et le fit évoluer en Laboratoire d’ergonomie. En 1966, il fut également nommé professeur de physiologie et ergonomie au Conservatoire des Arts et Métiers. Il mit en place un dispositif d’enseignement spécifique, « ergonomiste plein-temps », qui permit aux syndicalistes et aux étudiants étrangers d’obtenir en un an une qualification universitaire en ergonomie. Un grand nombre de ceux qui bénéficièrent de ce dispositif devinrent des experts syndicaux dans le domaine de la santé au travail, mais aussi professeurs d’université au Brésil, au Québec, aux Philippines, en Grèce, etc. Il apporta sa contribution à des nombreux organismes agissant dans le domaine des conditions de travail ; il fut membre de la commission scientifique de l’Institut national de recherche sur la sécurité (INRS) et administrateur de l’Agence nationale pour l’amélioration de conditions de travail (ANACT). En 1963, il fut l’un des neuf membres fondateurs de la SELF (Société des ergonomes de langue française), aux côtés de Simon Bouisset, Georges Coppee, Jean-Marie Faverge, Jean-Jacques Gillon, Étienne Grandjean, Jacques Leplat, Bernard Metz et Jean Scherrer qui représentaient les principales disciplines et groupes alors actifs dans le domaine des sciences appliquées au travail humain. Membre de l’International ergonomic Association (IEA), il fut aussi la seule personne à avoir reçu trois distinctions de l’IEA, IEA Distinguished Service Award, 1985, IEA Ergonomics of technology transfer Award 1991, IEA Fellow.
Alain Wisner resta en contact avec le syndicalisme, tant avec les instances officielles qu’avec les nombreux militants qu’il avait connus. Ainsi en mai 1965, André Soulat, qui était alors secrétaire national de la FGM-CFDT et « chargé de mission » en France de Boudissa Safi, adhérent CFTC, devenu secrétaire national de l’UGTA puis ministre du Travail dans le gouvernement de Ben Bella, demanda à Alain Wisner de participer à une session sur les conditions de travail et de sécurité, en Algérie, ce qui lui permit d’établir des contacts intéressants. Avec ses réseaux de scientifiques et syndicaux, il multiplia les échanges internationaux, en restant toujours proche du terrain et de l’ensemble des acteurs, mesurant le poids des facteurs sociaux et culturels dans les transferts de technologie. Il théorisa ses expériences en devenant un des fondateurs de l’anthropotechnologie, « science des rapports entre l’homme et la technologie, spécialement dans les pays en voie de développement où le décalage est brutal ».
Jusqu’en 1994, il dirigea une trentaine de thèses de doctorat dans la spécialité de l’ergonomie, et publia de nombreux articles scientifiques.
Il avait épousé Jeanine Marcelle Geneviève Dupin le 29 mars 1951 à Paris (XVIe arr.) qui l’accompagna dans tous ses engagements. Ils eurent cinq enfants, Anne (1952), Jean-Marie (1953), Catherine (1956), Françoise (1958), Marie (1962).

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article182168, notice WISNER Alain, Léon, Manuel par Pierre Alanche, Régis Ouvrier-Bonnaz, version mise en ligne le 29 juin 2016, dernière modification le 12 avril 2021.

Par Pierre Alanche, Régis Ouvrier-Bonnaz

Alain Wisner
Alain Wisner

ŒUVRE : Étude de la fidélité de l’oreille considérée comme récepteur microphonique, Université de Paris, Paris, librairie Arnette, 1955. — Avec Bernard Pavard, Tahar Hakim, Benchekroun et Philippe Geslin, Anthropotechnologie. Vers un monde industriel pluricentrique, Toulouse, Éditions Octares, 1997. — Manuel des bruits et vibrations, Éditions INRS 254B, 1970. — Quand voyagent les usines, Paris, Éditions Syros, 1985. — Réflexions sur l’ergonomie (1962-1995), Toulouse, Éditions Octares, 1995.

SOURCES : Archives UPSM. — Archives CFDT, fond Renault. — Archives CNAM. — Liaisons sociales, supplément au n° 7449 du 13 janvier 1977. — André Soulat, numéro spécial de la revue RENAULT HISTOIRE, mars 2003. — Sous la direction de Dominique Alunni, préface de Bernard Roux, Témoignages de pionniers visionnaires de la formation tout au long de la vie, Paris, L’Harmattan, 2011. — Sous la direction de Jacques Duraffourg et de Bernard Vuillon, Alain Wisner et les tâches du présent. La bataille du travail réel, Éditions Octares, 2004. — Entretien avec Henri Colmont, 2013. — Entretien avec André Soulat, 2013. — Archives personnelles André Soulat. — Dossier d’étudiant « Alain Wisner », Faculté de médecine de Montpellier. — Archives personnelles Régis Ouvrier-Bonnaz.

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