JI Chaoding 冀朝鼎

Par Yves Chevrier

Né en 1903 dans le Shanxi ; mort en 1963 à Pékin. Économiste et historien de l’économie chinoise formé aux États-Unis où il milite discrètement aux côtés du P.C. ; expert financier du gouvernement nationaliste (1941-1948), puis du gouvernement de la R.P.C. (1949¬1963). Ayant adhéré au P.C.C. dès 1926, il aurait en fait constamment servi les révolutionnaires et favorisé la prise du pouvoir à Pékin.

Issu d’une famille de lettrés du Shanxi (Ji Gongchuan, son père, fut le commissaire d’éducation provincial de Yan Xishan jusqu’en 1939), Ji Chaoding a mené une double carrière de révolutionnaire secret et de grand commis à laquelle n’auront manqué ni le sel de l’aventure ni le lustre de l’intelligence créatrice. A cet égard, son œuvre d’historien de l’économie et du pouvoir en Chine, brève mais fondamentale, constitue sans doute le chapitre le plus important de sa vie. Elle fait de lui, aux côtés d’un Fei Xiaotong (費孝通), l’un des pionniers de la recherche en sciences humaines dont le développement, au cours des années 1930, est l’événement majeur de l’histoire intellectuelle chinoise après le 4 mai.
Après avoir fait les bonnes études qui convenaient au fils d’une famille de notables éclairés, Ji Chaoding s’en fut à Pékin où, étudiant au Collège de Qinghua, il prit part aux grands débats idéologiques suscités par le 4 mai. Tout en inclinant à un certain radicalisme mêlé de nationalisme, il n’hésita pas à profiter d’une bourse qui lui était offerte pour s’expatrier aux États-Unis (1924) : ce départ était un signe plus sûr de son originalité qu’un engagement politique qu’il partageait avec la majorité de ses condisciples. Pourtant, loin d’attiédir son enthousiasme, l’éloignement et la fréquentation de l’Université Columbia à New York durcirent son attitude et firent de lui un révolutionnaire : dès 1925, il adhérait à la Ligue anti-impérialiste ; l’année suivante il s’inscrivit au P.C.C., devenant ainsi 1’un des premiers adhérents « américains » du Parti. Toutefois, il occupa les deux années de la révolution de 1926-1927 à visiter 1’Europe. : c’était un révolutionnaire qui s’accommodait fort bien de vivre à l’écart de la révolution. A la fin de l’année 1927, son voyage le conduisit à Moscou. Bien introduit, il s’y mêla jusqu’en 1928 aux émigrés de la révolution vaincue. Il fut tout d’abord attaché comme interprète à la délégation du G.M.D. de gauche (voir Song Qingling (宋慶齡)) que Borodine avait ramenée dans ses bagages ; c’est sans doute au même titre qu’il prit part aux travaux du VIe congrès du P.C.C. (juin-juillet 1928). Après avoir assisté au IIe congrès de la Ligue anti-impérialiste à Francfort-sur-le-Main en 1929, il rentra aux États Unis, qu’il ne devait plus quitter jusqu’à son départ pour Chungking en 1941.
A New York, tout en préparant un doctorat d’économie à l’Université Columbia, Ji Chaoding travailla pour le Bureau de Chine du C.P.U.S.A. (voir Browder), tenant régulièrement la rubrique chinoise dans la presse du Parti. Ces articles dans le Daily Worker et Communist, qu’il signait du pseudonyme de Richard Doonping, ont été réunis en volumes (1930 et 1932) ; ils exposaient sagement la ligne chinoise de l’I.C., mêlant l’apologie des Soviets (et même des soviets chinois) à de virulentes sorties anti-trotskystes. Ji participait en outre à la rédaction de China Today, revue de l’Association des amis américains du peuple chinois (1933-1936). C’est dans le même esprit qu’il collabora, par la suite, à Amerasia (1937-1941). Entre-temps, il avait soutenu et publié sa thèse : Key Economic Areas in Chinese History, as Revealed in the Development of Public Works for Water Control (Londres, 1936).
Cet ouvrage, court mais profond, étudiait les rapports historiques entre le développement économique et la structure du pouvoir d’un point de vue original, qui en a fait un classique. Dépassant l’analyse en économie pure du libéralisme aussi bien que le pan-sociologisme marxiste, Ji restituait la dimension proprement organisationnelle et territoriale du politique ; ce faisant, il explorait le domaine encore vierge de ce qu’on pourrait appeler l’histoire géopolitique des empires agraires ou des sociétés traditionnelles. Dès l’unification du continent chinois par le premier empereur (221 avant J.-C.), le pouvoir central dut faire face au dilemme fondamental de l’histoire chinoise : vivant de l’impôt en grains, il n’était pas en mesure de contrôler un territoire qui fût assez vaste pour assurer une assiette stable et suffisante à ses revenus. Les dynasties successives eurent ainsi recours à l’expédient de la zone économique-clé (« Key economic area ») : dans la mouvance directe de l’Empereur, qui la mettait en valeur au moyen de travaux hydrauliques, la zone-clé produisait un surplus mobilisable qui permettait l’entretien d’une armée et d’un corps de fonctionnaires bien organisés, conditions du contrôle impérial sur l’ensemble des provinces (lesquelles conservaient leur autonomie économique). Lorsque, soit faiblesse politique congénitale d’une dynastie, soit mauvaise gestion économique ou administrative de la zone-clé, le contrôle impérial direct se relâchait, des pouvoirs rivaux ne tardaient pas à s’établir dans le domaine indirect, fondant leur puissance sur l’organisation de nouvelles zones-clés : c’est ainsi que les « cycles dynastiques » étaient liés non pas au progrès qualitatif (puisque la recette ne changeait pas), mais à l’extension territoriale de l’économie. Les échanges, en effet, ne se développèrent jamais au point d’intégrer un espace économique unifié comme dans les grands États d’Europe occidentale. Et, lorsque à partir des Ming, des considérations stratégiques imposèrent le maintien du centre politique au Nord alors que la zone-clé avait glissé vers le bas-Yangzi, le Grand Canal permit le maintien de l’ancien système, condamnant toute possibilité d’évolution. C’est ainsi que la « suprématie logistique des Ming » (Mark Elvin), si complexe, si réussie qu’elle fût, ressortissait moins à une technique moderne du pouvoir qu’à la survivance du système annonaire des Lagides et de Rome, porté, il est vrai, à son plus haut degré de perfection. En étudiant, grâce au dépouillement des mémoires au Trône et surtout des monographies locales (fang zhî), la répartition territoriale des travaux hydrauliques au cours des âges, Ji Chaoding put distinguer cinq périodes géopolitiques, marquées par la récurrence du « divided rule » et le déplacement des zones-clés vers le Yangzi.
L’hypothèse était si féconde que ce modèle a bien résisté au développement de la recherche, même si la méthode ou certaines des conclusions ont pu prêter à controverse. Trop sensible à la répétition historique d’un même phénomène, Ji a sans doute négligé la variable démographique et les effets de seuil, liés à l’expansion territoriale, puis à ses limites, qui en altèrent peut-être la substance, comme l’a montré Mark Elvin. Toutefois, il s’est bien gardé d’ériger en principe totalisant l’organisation par l’État des travaux d’hydraulique : c’est en cela que son esquisse diffère des pesantes machines de K.A. Wittfogel, autre pionnier de l’histoire géopolitique qu’il avait rencontré à Francfort en 1929, alors que les sinologues du Komintern se déchiraient autour du « mode de production asiatique ». Ji a reconnu bien volontiers ses emprunts : la description de l’écosystème « asiatique », caractérisé par une agriculture de plaine dépendant de l’hydraulique et entraînant la prépondérance de l’État sur les producteurs individuels ; la territorialisation économique du pouvoir politique sont des concepts wittfogeliens, qui ont fait la richesse de Wirtschaft und Gesellschaft Chinas avant de subir l’appauvrissante systématisation du Despotisme oriental. Ji Chaoding a su les transplanter et les cultiver sans les étouffer, prouvant qu’il était possible de surmonter les querelles idéologiques qui stérilisaient alors nombre des enfants du 4 mai. Bien qu’il n’ait pas enseigné et que son œuvre théorique en soit restée à ce coup de maître, Ji occupe une place de choix dans la pléiade des chercheurs, sociologues, anthropologues, historiens, philosophes, démographes ou économistes (voir Fei Xiaotong, Chen Hansheng (陳翰笙), Feng Youlan (馮友蘭), Chen Da (陳達), Ma Yinchu (馬寅初)), formés aux méthodes occidentales, qui ont jeté les bases des sciences humaines chinoises avant les bouleversements du milieu du siècle.
Peu après le début de la guerre sino-japonaise (1937-1945), Ji délaissa toute activité de recherche (une étude sur l’économie de guerre de la Chine, commandée par l’Institute of Pacific Relations, ne fut jamais publiée), et s’employa à favoriser l’achat de fournitures américaines pour le compte du gouvernement de Chungking. Rentré en Chine en 1941, il s’occupa à redistribuer l’aide financière anglo-américaine jusqu’en 1943, puis entra au ministère des Finances et devint secrétaire particulier du ministre en 1944 : H.H. Kong appartenait à une ancienne famille du Shanxi, amie de la famille Ji ; sa protection explique la surprenante ascension de Ji Chaoding, qui l’appelait « mon oncle », à la mode des lettrés. Il semblait avoir renié son passé, mais renseignait en sous-main la mission du P.C.C., dirigé par Zhou Enlai (周恩來) et Lin Boqu (林伯渠). Kong l’emmena avec lui à Bretton Woods et le nomma directeur du Département de la recherche économique à la Banque centrale de Chine avant de le « prêter » à Fu Zuoyi, commandant de la garnison de Pékin, en 1948. Il est de ceux qui favorisèrent le retournement de Fu et dès 1949 il fut reconduit dans ses fonctions de conseiller financier à la Banque populaire de Pékin et auprès du gouvernement, qui le chargea du contrôle des entreprises « à capitaux étrangers » et le nomma à la vice-présidence de la Banque de Chine (sous Nan Hanchen (南漢宸), autre expert financier originaire du Shanxi, la province des banquiers...). Membre de la C.P.C.P.C., participant à de nombreuses missions économiques à l’étranger, Ji Chaoding était un grand commis en même temps qu’un « bon » notable avant d’être cité comme un « bon membre » du P.C.C. au jour de ses funérailles, auxquelles assistèrent Zhou Enlai et Fu Zuoyi. C’était la première fois que son appartenance secrète faisait l’objet d’une reconnaissance officielle. En précisant non sans délicatesse que ce « bon » révolutionnaire s’était livré à des « activités de nature clandestine », avait-on cherché à justifier la tiédeur voyante de son militantisme ?

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article182301, notice JI Chaoding 冀朝鼎 par Yves Chevrier, version mise en ligne le 2 novembre 2016, dernière modification le 2 novembre 2016.

Par Yves Chevrier

ŒUVRE : 1) Sous le pseudonyme de Richard Doonping : Militarist Wars and Revolution in China : A Marxist Analysis of the New Reactionary Civil War and Prospects of the Revolution in China, New York, Chinese Vanguard Publishing Co, 1930 (il s’agit de la réédition d’une série d’articles parus en novembre-décembre 1929 dans le Daily Worker). — Soviet China, en collaboration avec M. James, Moscou, 1932. — « The Rising revolutionary wave and Trotskyist Liquidationism in China », The Communist, mars 1930. — « The Bourgeois- Democratic Revolution and Soviet Power in China », ibid., novembre-décembre 1930. — 2) Sous le nom de Chi Ch’ao-ting : Key Economic Areas in Chinese History, as Revealed in the Development of Public Works for Water Control, Londres 1936. — Wartime Economic Development of China (Rapport écrit pour le secrétariat international de l’lnstitute of Pacific Relations), 1940, réimprimé in R.H. Myers, ed., The Modern Chinese Economy, New York et Londres, 1980.

SOURCES : Outre KC et BH, voir Elvin (1973). — K.A. Wittfogel avait esquissé une interprétation de l’histoire chinoise à partir de la répartition de « noyaux économico-politiques », qui reprenaient certaines intuitions de Marx (sur la superstructure étatique du « mode de production asiatique ») tout en les élaborant : voir Wittfogel, Wirtschaft und Gesellschaft Chinas, Versuch der Wissenschaftlichen Analyse einet grossen asiatischen Agrargesellschaft. Erster Teil : Produktivkräfte, Produktions - und Zirkulationsprozess, Leipzig, 1931, et Oriental Despotism, A Comparative Study of Total Power (1957).

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