LI Lisan 李立三

Par Yves Chevrier

Né vers 1899 dans le xian de Liling au Hunan ; mort le 22 juin 1967. Militant ouvrier, dirigeant de facto du P.C.C. de l’été 1928 à décembre 1930. Auteur d’une stratégie insurrectionnelle (la « ligne Li Lisan ») condamnée à la fin de l’année 1930 après avoir suscité de nombreuses et violentes oppositions (dont celle de Mao Tse-tung). Ministre du Travail et dirigeant syndical de 1949 à 1953. Sa mémoire a été réhabilitée en mars 1980.

Aux yeux de l’histoire officielle, Li Lisan est l’antithèse incarnée du maoïsme. Séduits à leur tour par l’opposition, de nombreux historiens n’ont pas hésité à l’interpréter comme celle de Moscou, par Li interposé, aux prodromes de la stratégie maoïste. Résurrection artificielle de la Révolution chinoise dictée par Moscou, la « ligne Li Lisan » aurait eu le double but d’affaiblir Chiang Kai-shek en « déstabilisant » le régime de Nankin et de rééquilibrer le mouvement révolutionnaire au profit des villes (perdues en 1927), c’est-à-dire aux dépens de Mao Tse-tung (毛澤東), Moscou abandonnant son nouveau bouc émissaire à la suite des défaites de l’été 1930... On oublie ainsi que l’élimination de Li Lisan ne profita pas aux maoïstes, qui n’en furent ni la cause ni l’instrument, et que le Komintern saisit l’occasion pour renforcer son emprise en plaçant à la tête du P.C.C. des hommes — Mif et les « Vingt-huit Bolcheviks » — Plus sûrs que Li Lisan ou Qu Qiubai (瞿秋白). Quant à la « ligne Li Lisan », des travaux récents ont montré qu’elle n’était pas celle d’un Komintern plus circonspect et finalement moins hostile à la guérilla rurale qu’on ne l’a dit.
Issu de la campagne hunanaise comme Mao Tse-tung, Li Lisan s’imposa bien avant son aîné à la tête du P.C.C. Son père, qu’on présente d’ordinaire comme un lettré appauvri, subit en 1927 le sort des « mauvais hobereaux et despotes locaux » : malgré le sauf-conduit que lui donnèrent les autorités communistes de Wuhan (sous promesse de s’amender), il fut mis à mort par les paysans de son village. Li Lisan put faire de bonnes études secondaires, qu’il acheva à la première École normale de Changsha. Ses rapports avec le petit cercle révolutionnaire de l’École, dominé par Cai Hesen (蔡和森) et Mao Tse-tung, ne furent guère chaleureux. Mao-Tse-tung, cherchant à recruter des jeunes patriotes afin d’élargir l’audience de la Société d’étude des hommes nouveaux qu’il avait fondée avec Cai, plaça une petite annonce dans un journal. Il obtint « trois réponses et demie ». La « demi-réponse » était celle de Li Lisan, qui écouta son interlocuteur et s’en fut sans exprimer son point de vue. « Nous ne devînmes jamais amis », conclut Mao (la litote s’adressait à Snow, au cours de l’interview de 1936). Ces mauvais rapports n’empêchèrent pas Li de rallier le mouvement révolutionnaire dès avant le 4 mai 1919. Il prit part à la grande aventure du programme « mi-étude, mi-travail » en France et s’embarqua avec un groupe de Hunanais à la fin de l’année 1918 (après avoir passé quelque temps à Shanghai). Tout en étudiant et en observant la France de l’immédiat après-guerre, il travailla en usine de Montargis à Saint-Chamond. En 1921, il adhéra à la branche française des Jeunesses socialistes et fut mêlé, en tant que lieutenant de Zhou Enlai (周恩來), à la manifestation de Lyon (septembre 1921), ce qui lui valut d’être expulsé en même temps que Cai Hesen et beaucoup d’autres (voir Li Shizeng (李石曾)). Rentré en Chine à la fin de l’année, il adhéra au P.C.C. et fut mis à la disposition du Secrétariat du travail, nouvellement organisé par Maring et dirigé par Zhang Guotao (張囯燾). Affecté dans sa province natale, il fit ses premières armes de militant ouvrier sous les ordres de Mao Tse-tung, responsable de la branche hunanaise du Secrétariat. Mao s’était déjà penché sur les premiers efforts d’organisation des mineurs d’Anyuan, dans le Jiangxi voisin. Il fut décidé d’envoyer sur place Li Lisan et Liu Shaoqi (劉少奇), à des fins d’« agit-prop ». Tout d’abord instituteur dans une école pour les mineurs, en compagnie de Cai Jianxun (蔡建熏), Li commença très vite la formation politique des cadres ouvriers (janvier 1922). Dès mai fut fondé le Club ouvrier d’Anyuan (voir Cai Shufan (蔡樹藩)) ; en septembre, Li et Liu Shaoqi contribuèrent à l’organisation et à la radicalisation d’un mouvement couronné par la victoire des grévistes.
Cette première victoire, obtenue sans l’aide du G.M.D., explique sans doute la détermination avec laquelle Li Lisan s’opposait alors à l’alliance voulue par Maring. Sans s’occuper, comme un Deng Zhongxia (鄧中夏), de la maigreur du prolétariat ni des dangers de l’isolement, Li craignait pour la liberté d’action des communistes si le mouvement ouvrier chinois perdait son indépendance. Avec Zhang Guotao et Cai Hesen, il fut le principal porte-parole de l’opposition au Front uni « organique », du plénum de Hangzhou (août 1922) au IIIe congrès du P.C.C. (10-20 juin 1923 : voir Maring). Li Lisan s’en prit tout particulièrement à Mao Tse-tung, qui venait de rallier le camp de la « collaboration ». Il lui décerna le surnom méprisant de « secrétaire de Hu Hanmin » (l’un des politiciens les plus « à droite » du G.M.D.). La souplesse tactique, faculté maîtresse d’un Mao Tse-tung, fera toujours défaut à Li Lisan : en ce sens, le sectaire de 1923 annonce bien le doctrinaire de 1930.
Le mouvement du 30 mai (1925) à Shanghai lui permit de s’affirmer non plus comme un simple organisateur, mais comme l’un des premiers dirigeants du mouvement ouvrier chinois. Responsable, aux côtés de Liu Hua (劉華) et de Liu Shaoqi, du Syndicat général de Shanghai, fondé le 1er juin 1925, il fut plus spécialement chargé de négocier des accords avec les représentants des intérêts britanniques et japonais. Mis hors la loi après la dissolution du Syndicat général en septembre, il dut se réfugier à Hong Kong, d’où il se rendit à Moscou afin d’assister au congrès de l’internationale syndicale rouge (Profintern). De retour en Chine, il fut élu au secrétariat du Syndicat général pan-chinois lors du IIIe Congrès pan- chinois du travail (mai 1926, Canton). Après les victoires de l’Expédition du Nord (Beifa), il devint l’un des principaux responsables du mouvement ouvrier dans le « centre révolutionnaire » de Wuhan, notamment lors de l’agitation anti-britannique de décembre 1926. Suivant la politique d’apaisement à l’égard de l’allié nationaliste pratiquée par Borodine et Chen Duxiu (陳獨秀), Li Lisan fut l’animateur du retour à l’ordre et au travail dans les nombreuses usines de la métropole industrielle. La rupture du Front uni en juillet 1927 ayant chassé les communistes de la légalité, à Wuhan comme ailleurs, Li put faire ses premières armes d’insurgé en participant à l’organisation du soulèvement de Nanchang (1er août 1927). Membre du « comité de front de Nanchang » avec Zhou Enlai (周恩來), Ye Ting (葉挺), He Long (賀龍), Liu Bocheng (劉伯承) et Zhu De (朱德), il fut élu au comité révolutionnaire de la ville, présidé par Tan Pingshan (譚平山), après la victoire initiale du soulèvement. Lors de la retraite sur Shantou (voir Ye Ting (葉挺) et He Long (賀龍)), il fut chargé de la sécurité des cadres. Il finit par se réfugier une nouvelle fois à Hong Kong, d’où il participa à la préparation de la Commune de Canton (décembre 1927 : voir Zhang Tailei (張太雷)). De ces premières expériences d’« insurrection armée », Li Lisan a laissé un témoignage très critique à l’égard de Qu Qiubai (瞿秋白) : cette belle lucidité, pourtant, allait l’abandonner sitôt qu’il eut pris la place de Qu à la tête du Parti.
Ce fut chose faite à l’issue des « grands débats » de l’été 1928 à Moscou (le VIe congrès du P.C.C. s’étant réuni peu avant celui du Komintern dans la capitale soviétique). Plusieurs facteurs peuvent expliquer l’ascension de Li Lisan. Il semble que Moscou l’ait considéré comme l’un des quatre dirigeants principaux du P.C.C. dès 1927. Sans doute la préférence alla-t-elle à Qu Qiubai après l’élimination de Chen Duxiu : mais lors de la Conférence extraordinaire du 7 août 1927, Li Lisan fut confirmé au B.P. en même temps que ses « concurrents » les plus directs, Zhang Guotao et Zhou Enlai. Les débats du VIe congrès du P.C.C. lui permirent de prendre l’avantage sur ces derniers, car il eut l’habileté de se faire le porte- parole du Komintern tandis que Zhang Guotao, allié à Cai Hesen (蔡和森) et à Xiang Ying (項英), dénonçait Qu Qiubai en termes gênants pour Staline, principal artisan de la stratégie « gauchiste » suivie à partir de juillet 1927. Zhou Enlai, sans doute par prudence, ne semble pas avoir cherché à pousser sa candidature : son heure viendra plus tard, au lendemain de l’échec de Li Lisan. En apparence, le B.P. mis en place à l’été 1928 procédait d’un subtil dosage entre les dirigeants rivaux du P.C.C. ; en réalité, il reflétait surtout l’équilibre des forces au sein de la direction bicéphale Staline-Boukharine. Il semble en effet que Boukharine ait sélectionné l’aile « droite » du B.P. (Zhang Guotao, Cai Hesen, Xiang Ying), Staline parrainant l’aile « gauche » (Li Lisan, Qu Qiubai, Zhou Enlai). Pourtant, Staline eut l’habileté d’affaiblir irrémédiablement les futurs adversaires de Li Lisan en retenant Zhang Guotao et Qu Qiubai à Moscou : il ne « sacrifiait » qu’un dirigeant très déconsidéré tout en neutralisant le seul homme fort de la « droite ». Enfin, le choix d’un nouveau secrétaire général, Xiang Zhongfa (向忠發), dépourvu d’autorité (mais détenteur d’un irréprochable pédigrée prolétarien...), laissait un vide que Li Lisan s’empressa de combler. Si bien qu’à son retour de Moscou à l’automne la nouvelle direction chinoise était fortement déséquilibrée « à gauche » et déjà dominée par Li.
Sa première mission était de reconstruire un Parti démoralisé par la défaite et dispersé par la répression. Avant même qu’on puisse parler de « ligne Li Lisan », c’est l’autoritarisme très stalinien de cette politique de « bolchevisation » qui déclencha les premières crises en s’en prenant à l’autonomie des « branches » d’un parti traditionnellement « éclaté ». Yun Daiying (惲代英), Xu Xigen (徐錫根) et surtout Cai Hesen, responsable du bureau pour la Chine du Nord, et les cadres locaux de Shanghai furent les premiers à relever le gant. Cai Hesen, qui n’avait pas tardé à perdre pied au B.P., s’en prit à la politique « koulakophile » de Li Lisan en portant le conflit à Moscou. En juin 1929, le Komintern ordonna au P.C.C. de radicaliser sa politique agraire « contre les paysans riches », ce dont Li Lisan ne s’avisa, nous dit R. Thornton, qu’à l’automne suivant. Mais désormais d’un « gauchisme » sans faille qui, parmi d’autres causes, allait l’opposer à Mao, Li Lisan put désamorcer l’affaire Cai Hesen. En revanche, regroupés dans le comité provincial du Jiangsu et dans l’appareil syndical clandestin autour de vétérans du mouvement ouvrier (voir He Mengxiong (何夢雄) et Luo Zhanglong (羅章龍)), ses opposants shangaïens (dits « fraction ouvrière » ou « tendance du travail réel ») ne désarmèrent pas. En sorte que si l’éviction de Cai Hesen (et la mise au pas de Xiang Ying) n’avaient donné lieu qu’à une passe d’armes, le conflit du « Centre » avec les dirigeants ouvriers finit par déceler un durcissement idéologique et une évolution stratégique directement liés à la naissance de la « ligne Li Lisan » contre laquelle les dirigeants paysans allaient également se liguer.
Cette « ligne », dont les éléments prennent corps dès 1929 mais ne s’agrègent pas avant la fin de l’année, reposait avant tout sur une appréciation très optimiste de la conjoncture révolutionnaire en Chine. Postulant le surgissement d’un nouveau « flux révolutionnaire » (après celui de 1925-1927), Li Lisan voulait que le Parti transformât tout mouvement revendicatif en soulèvement politique armé. Sans doute reconnaissait-il la faiblesse du mouvement ouvrier : c’est pourquoi, lors du déclenchement des insurrections, l’Armée rouge devrait quitter ses bases et leur porter secours de l’extérieur. En somme, il s’agissait de reproduire à l’échelle d’« une ou plusieurs provinces » la conjonction entre les insurrections de Shanghai et l’approche de l’armée nationaliste en mars 1927. Précisé, systématisé à la fin de l’année 1929, ce plan ne pouvait qu’indisposer les dirigeants de la guérilla rurale, qui se souciaient fort peu de reconquérir les villes afin non point de redonner une « base prolétarienne » à la révolution (cas du « putschisme » de Qu Qiubai et de Lominadzé), mais de lui donner la victoire immédiate. Pour Mao Tse-tung, le morcellement politique de la Chine qui se prolongeait sous la tutelle du G.M.D., bien loin d’annoncer une telle victoire, permettait tout juste au « pouvoir rouge » d’« exister » et de s’étendre peu à peu. Pourtant, si Mao profita de l’occasion pour définir, en la défendant, une stratégie qu’il n’avait pas encore théorisée, les frictions du Centre avec les soviets demeurèrent limitées jusqu’aux derniers préparatifs et au déclenchement de l’insurrection (printemps-été 1930) : le programme agraire et la soumission des « bases rouges » au C.C. (installé à Shanghai) étaient des pommes de discorde bien plus sures que l’arrière-plan stratégique.
En revanche, les dirigeants ouvriers se refusaient obstinément à jouer le rôle plus immédiat qui leur revenait. Ils doutaient que le prolétariat urbain fût prêt à se soulever à l’appel du Parti. Plus « travailliste » que léninienne, leur seule ambition était de restaurer l’influence communiste au sein des « syndicats jaunes » en soutenant les revendications économiques des ouvriers. Ils furent peu à peu remplacés dans les comités du Parti et dans les syndicats par des fidèles de Li Lisan (voir He Chang (賀昌)), mais celui-ci ne put réduire les derniers rebelles qu’en substituant aux rouages légaux des « Comités d’action », organismes paramilitaires chargés de préparer l’insurrection à Shanghai (mars 1930). Cette dernière, approuvée par la Conférence des délégués des zones soviétiques et du Syndicat général panchinois convoquée à Shanghai le 30 mai, fut ordonnée par une circulaire du C.C. en date du 11 juin 1930. L’objectif était les grandes villes du moyen Yangzi. La plupart des chefs de l’armée ne se prêtèrent que de mauvaise grâce à cette parodie révolutionnaire. Après la prise éphémère et coûteuse de Changsha, Mao Tse-tung, refusant de suivre des ordres insensés, fit retraite sur sa base de départ. D’autres décisions du même ordre sauvèrent l’Armée rouge du désastre.
Alerté par ce fiasco, le Komintern décida d’intervenir directement. Après Wang Ming (王明) et les Vingt-huit Bolcheviks (voir Mif), Zhou Enlai, Qu Qiubai et Cai Hesen (ce dernier à la demande des dirigeants ouvriers) furent renvoyés à Shanghai où ils précédèrent Pavel Mif, qui n’arriva qu’en novembre avec des instructions condamnant clairement Li Lisan. Cette arrivée tardive explique sans doute les atermoiements du 3e plénum du C.C. (septembre 1930), au cours duquel Zhou Enlai et Qu Qiubai, au lieu de condamner fermement la « ligne Li Lisan », s’en prirent aux opposants de Li et notamment à He Mengxiong (何夢雄). Ce qui ne veut pas dire que l’LC. hésitait à désavouer un fidèle exécutant ou à faire un nouveau bouc émissaire, car la « ligne » qu’il fallait censurer n’avait jamais bénéficié de son approbation.
En effet, les directives de l’été 1928 appelaient un développement équilibré de la révolution dans les villes et dans les campagnes. Dans l’attente du prochain « flux révolutionnaire », elles prescrivaient un travail simultané d’enracinement rural et d’agitation urbaine. Le Komintern avait donc clairement reconnu l’existence et l’utilité de la guérilla rurale, tout en déconseillant fermement tout « putschisme » à la Qu Qiubai. Comme l’indiquaient déjà les directives du 9e plénum du C.E.I.C. (février 1928), la révolution était ajournée. Au total, la modération conjoncturelle de la stratégie était indissolublement liée à son équilibre. Et de fait, tout en donnant les signes d’une radicalisation certaine (fin de la « stabilisation temporaire du capitalisme », liquidation des koulaks et des droitiers, crise du chemin de fer de l’Est chinois), Moscou s’en tint pour la Chine à une « défensive indirectement révolutionnaire » comme avant 1927. Dès lors qu’il cesse de parler d’offensive pour se mettre à préparer une insurrection, Li Lisan s’écarte de la voie tracée par le Kremlin.
On a maintenant fait l’historique de ces divergences : elles ne cessent de s’aggraver à partir de l’été 1929. En février 1930, Zhou Enlai alerte Moscou ; les premiers des Vingt-huit Bolcheviks sont alors dépêchés à Shanghai afin de surveiller un homme qu’on commence à soupçonner d’« aventurisme trotskyste ». A la fin de juillet 1930, le C.E.I.C. rejette le projet d’insurrection qui lui a été soumis le 18. Il n’est donc plus possible de penser, avec B. Schwartz, qu’en opposant Li Lisan à Mao Tse-tung Moscou cherchait à ressusciter la Révolution morte tout en la remettant dans le droit chemin des villes perdues en 1927. Même si les positions du Komintern et de Mao présentent moins d’affinités que ne le voudrait R. Thornton, il semble bien qu’elles n’aient différé que sur un point alors accessoire parce qu’il n’était pas d’actualité : l’équilibre stratégique global entre les villes et les campagnes. L’hérésie de Li Lisan touchait à la conjoncture révolutionnaire, pierre de touche essentielle du dispositif moscovite. En prenant au pied de la lettre la rhétorique boursouflée du Kremlin, Li avait déréglé de proche en proche les délicats équilibres conçus en 1928. Hanté par le syndrome de Shanghai et la psychose de l’« insurrection armée », il était un homme de la révolution immédiate. Or, Staline et Boukharine n’avaient agité cette fiction que pour une période très brève (seconde moitié de l’année 1927), afin de justifier leur politique chinoise contre l’Opposition. La « ligne Li Lisan » ne fut ainsi que la systématisation des initiatives désordonnées qui avaient marqué le règne de Qu Qiubai et de Lominadzé, et la seule originalité de son auteur fut d’avoir tenté l’impossible sans l’aval de Moscou.
L’arrivée de Mif mit fin au pouvoir de Li Lisan. Rappelé à Moscou, il s’exécuta (décembre 1930), alors que Chen Duxiu avait refusé la juridiction « en appel » du Komintern. Il fallut attendre le 4e plénum du C.C. en janvier 1931 pour que sa « ligne » soit condamnée et sa succession réglée, par Mif, au profit de Wang Ming, des Vingt-huit Bolcheviks, de Zhou Enlai et Xiang Ying. En U.R.S.S., où une autocritique sévère lui fut imposée, il fut peut-être emprisonné pour trotskysme en 1936-1938, puis confié à la garde vigilante d’un Wang Ming « aussi jaloux qu’une belle-mère », dira-t-il au VIIIe congrès du P.C.C. en 1956. Sa détention se prolongea jusqu’à la fin de la guerre sino-japonaise, après quoi il fut jugé digne de renouer avec son passé de dirigeant ouvrier à Yan’an et en Mandchourie. Il fut l’un des organisateurs du congrès de Harbin, qui rétablit en 1948 le Syndicat général pan-chinois. Élu premier vice-président du Syndicat (deux autres vice-présidences allant à Liu Ningyi (劉寧一) et Zhu Xuefan (朱學範))> Li Lisan en assuma la direction effective dans la mesure où Liu Shaoqi et. Chen Yun (陳雲), président en titre, étaient absorbés par d’autres tâches. Ministre du Travail à partir de 1949, il s’attacha à renforcer le pouvoir des syndicats (en développant des fédérations nationales d’industries) et leur autonomie (en publiant les revendications des ouvriers dans Zhongguo Gongren, l’Ouvrier chinois). Velléités dont le pouvoir réel ne tarda pas à prendre ombrage : Li Fuchun (李富春) l’accusa d’économisme en décembre 1951 ; dès le début de l’année suivante, Lai Ruoyu (賴若愚), pourvu du titre de secrétaire général, fut chargé de mettre bon ordre à ce militantisme immodéré. Li Lisan fut évincé du comité exécutif du Syndicat et de son ministère en 1953. Il ne fut réélu au C.C. qu’après s’être longuement autocritiqué devant le VIIIe congrès du Parti : de nouveau, dit-il en substance après avoir évoqué ses « erreurs » passées, le péril subjectiviste l’avait égaré... Maltraité par les Gardes rouges en février 1967, il mourut le 22 juin de la même année. Sa mise à l’écart dans le sanctuaire russe l’avait empêché de mûrir au contact du pouvoir. On aimerait connaître le sentiment de ce revenant sur la dépossession du prolétariat — mais ne lui prêtons pas trop : la promptitude à se corriger de ce militant attardé nous rappelle que le « subjectivisme », si têtu qu’il soit, n’est pas indépendance de l’esprit. Après la réhabilitation posthume de Liu Shaoqi et de Qu Qiubai, la mémoire de Li Lisan a été réhabilitée au cours d’une cérémonie solennelle à Pékin (mars 1980).

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article182342, notice LI Lisan 李立三 par Yves Chevrier, version mise en ligne le 8 novembre 2016, dernière modification le 8 novembre 2016.

Par Yves Chevrier

ŒUVRE : Nombreux articles dans la presse communiste, dont on trouvera la liste complète pour la période de la « ligne Li Lisan » in Thornton, op. cit., p. 235-236. — La circulaire du 11 juin 1930, « Xinde geming gaochao yu yisheng he shushengde shouxian shengli » (Nouveau flux révolutionnaire et victoires préliminaires dans une ou plusieurs provinces), parue dans le Hongqi (Drapeau rouge) du 19 juillet 1930, est traduite in Brandt, Schwartz et Fair- bank, op. cit., p. 184 sq. — Le rapport sur l’insurrection de Nanchang est traduit in Wilbur, art. cité : « Li Lisan baogao » (Rapport de Li Lisan), in Zhongyang tongxin (Correspondance centrale), n° 7, 30 octobre 1927. — « Zhongguo gemingde jiaoxun » (Les leçons de la révolution chinoise), préface au recueil Gongchanguoji dui Zhongguo geming jueyi’an (Résolutions de l’internationale communiste concernant la révolution chinoise), Shanghai 1930 (?). — Courtes biographies parues in Hongqi piaopiao (Pékin, 1957) : « Jinian Cai Hesen tongzhi » (En souvenir du camarade Cai Hesen), vol. I. — « Yi Xiang Jingyu tongzhi » (Souvenons-nous de la camarade Xiang Jingyu), vol V. — Voir l’autocritique au VIe congrès du P.C.C. in Eighth National Congress of the Communist Party of China (1956), vol. II, p. 200 sq.

SOURCES : (outre KC) Ouvrages fondamentaux : Thornton (1969) et Hsiao Tso- liang (1961). — Voir aussi Chang Kuo-t’ao (Zhang Guotao), II (1972). — Grigoriev in Ulya- novsky (1979). — Rue (1966). — Harrison (19" ) et Harrison in CQ, n° 14 et 15, avril et juillet 1963. — Brandt (1958) et Schram (I960 ; sur les débuts de Li Lisan. — McDonald (1978) et Shaffer (1982) sur son rôle d’organisateur ouvrier au Hunan. — Les interprétations « traditionnelles » de la « ligne Li Lisan », telles celles de North (1953) et de Brandt, Schwartz et Fairbank (1952), s’appuient toutes sur l’étude classique de Schwartz (1951). — Sur l’action de Li Lisan à Nanchang en août 1927, voir Wilbur in CQ n° 18, avril-juin 1964. — Voir aussi le témoignage de Mao Tse-tung in Snow (1938), l’« enquête » du Département d’Etat : Biography of Li Lisan (Li Lisan) (1953) et, pour les attendus de la réhabilitation posthume, RMRB, 22 mars 1980.

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