LI Shizeng 李石曾

Par Choi Hak-kin, François Godement et Yves Chevrier

Né le 29 mai 1881 à Pékin ; mort le 30 septembre 1973 à Taibei. Fondateur (avec Wu Zhihui) du mouvement anarchiste chinois à Paris et organisateur du mouvement « mi-étude, mi-travail » » en France.

Né à Pékin dans une famille de hauts fonctionnaires ouverts aux réformes, Li Yuying (Shizeng est son zi) accompagne le nouveau ministre de Chine à la Légation de Paris en 1902. Avant son départ, il a déjà rencontré Zhang Renjie, Cai Yuanpei et surtout Wu Zhihui (吳稚輝), avec lequel il va dominer le pôle parisien de l’anarchisme chinois. En 1906, Wu Zhihui rejoint la petite phalange parisienne des anarchistes chinois : l’Association du monde (Shijie she) est fondée, puis (en juin 1907) l’hebdomadaire Xin Shiji (tout d’abord sous-titré La Novaj Tempoj (en espéranto), puis Le Siècle nouveau à partir du n° 81 ; « La Tempoj Novaj » qui figure en sous-titre sur la couverture du n° 1 est une erreur de syntaxe, qui fut corrigée dès le n° 2 (voir Wu Zhihui). Une maison d’édition publie les pamphlets anarchisants rédigés par les membres de l’association. Les articles que Li Yuying donne au Siècle nouveau sont d’inspiration théorique : Bakounine, Reclus, Kroptokine (sans négliger les philosophes classiques chinois, ni Darwin et le darwinisme social) sont traduits, commentés sans relâche, tandis que Wu Zhihui s’en prend aux tares du régime et de l’ordre traditionnel. De concert avec le groupe de Tokyo, les anarchistes parisiens, qui ont l’audience des révolutionnaires de la Ligue Jurée (fondée par Sun Yat-sen en 1905), entament le travail de critique et de rénovation culturelle qui sera mené à bien, une décennie plus tard, par Chen Duxiu (陳獨秀). Afin de ruiner la structure familiale qui fait obstacle à leur projet, ils veulent seconder la « révolution économique » (jingji geming) qu’ils préconisent d’une « révolution de la pensée » (sixiang geming). Mais cette inspiration anti-confucéenne n’est pas systématisée et c’est d’un autre point de vue que Chen Duxiu la conduira à son terme iconoclaste et occidentaliste.
Li Yuying ne se contente pas d’affermir sa foi anarchiste et de la faire partager aux partisans de Sun Yat-sen : de 1903 à 1906, il suit les cours de l’École pratique d’agriculture de Montargis puis, en 1906, étudie la biochimie à l’institut Pasteur. Ses recherches sur le soja feront la matière d’un livre et conduiront à l’établissement d’une petite usine à Colombes employant une trentaine d’étudiants chinois qui, grâce à ce système de travail à mi-temps, peuvent subvenir à leurs besoins. Montargis, Colombes, études et travail à mi-temps : l’action de Li Yuying établit la géographie future de l’anarchisme chinois, et de la présence chinoise en France, d’où naîtra la branche européenne du P.C.C. aux lendemains du 4 mai. Auparavant, il s’est engagé aux côtés de Sun Yat-sen en adhérant à la Ligue Jurée (août 1906). Il rentre en Chine peu avant le déclenchement de la révolution à Wuchang en octobre 1911, et devient vice-président de la section Pékin-Tientsin de la Ligue en décembre de la même année. Parallèlement, il prend part à la création de deux associations.
La Société pour l’avancement de la morale (Jindehui), qu’il fonde de concert avec Wu Zhihui, Zhang Ji (futur président du Parlement) et Wang Jingwei (汪精衛), est connue sous l’appellation de « Société des huit pas » (ou interdictions), en raison des interdits qu’elle entendait imposer à la vie publique et privée de ses adhérents. Ceux-ci étaient classés en cinq catégories suivant les tabous qu’ils étaient tenus de respecter : ainsi, la catégorie I, proscrivant la fréquentation des bordels et des jeux d’argent, est réservée aux sympathisants ; la II (qui ajoute le concubinage aux deux premiers « pas ») est celle des membres ordinaires ; la III (membres spéciaux de catégorie A) ajoute l’interdiction des fonctions gouvernementales (à une époque où beaucoup des révolutionnaires et des sympathisants de l’anarchisme sont tentés par de telles fonctions...) ; la IV (membres spéciaux de catégorie B) ajoute deux « pas » nouveaux : pas de responsabilités parlementaires, pas de tabac ; la V, enfin (membres spéciaux de catégorie C) proscrit l’alcool et la viande en plus de tout le reste. L’interdit jeté sur les responsabilités gouvernementales et parlementaires était fort impopulaire : il empêchait les sympathisants et les « membres ordinaires » de s’élever dans la hiérarchie... Aussi, Li, Cai Yuanpei et d’autres fondèrent-ils une organisation parallèle, l’Association pour la réforme de la société (Shehui gailianghui), dont le règlement omettait les deux interdictions « politiques » tout en s’enrichissant de tabous supplémentaires (visant l’étiquette traditionnelle et l’ordre social confucéen).
Ces associations vont inspirer un mouvement anarchiste florissant après l’échec de la révolution républicaine, mais dont il ne restera pas grand- chose au plan organisationnel après le succès du 4 mai 1919, en dépit des efforts de Shi Fu et de Ou Shengbai. Aussi bien Li Shizeng témoigne-t-il de cette déliquescence en se ralliant au conservatisme dès les premières années 1920. Il laisse une marque plus durable dans un autre domaine, puisque le communisme chinois procède en partie — mais à son corps défendant — du « mouvement mi-étude, mi-travail » en France, dont il a jeté les bases dès avant le 4 mai.
Organisée avec la participation des fondateurs de la Jindehui, la Liufa jianxuehui (Société pour l’étude frugale en France) systématise l’expérience de Colombes dès l’époque de la révolution anti-mandchoue. Une centaine d’étudiants recrutés en Chine s’installent à Montargis en 1912-1913. Tandis que Wu Zhihui, qui avait connu la misère à Londres avant d’émigrer à Paris, lançait le mot d’ordre : « émigrer en famille pour étudier » (yijia jiu xue), Li Yuying, qui était fils de ministre, se réclamait de considérations plus élevées : l’émigration chinoise en France avait pour but de favoriser un mélange des races, la race « franco-chinoise » ainsi obtenue concrétisant l’utopie de la « grande concorde » (shijie datong) que Li avait retrouvée chez Reclus (après l’avoir découverte dans la tradition taoïste et sans doute chez Kang Youwei). Cai Yuanpei, l’autre fondateur du mouvement, avait pris part aux activités de la Société franco-chinoise d’éducation (Huafa jiaoyuhui), fondée en 1905, dont il était le président chinois. Ces initiatives (et ces philosophies) dispersées vont se rassembler au cours des années suivantes.
Contraint de fuir la Chine après l’échec de la « seconde révolution » en 1913 (voir Sun Yat-sen (孫逸仙)), Li, qui se réinstalle à Paris, orchestre le recrutement de main-d’œuvre chinoise. Il s’agit de remplacer les « poilus » dans les usines, mais aussi de déminer, de reboucher les trous d’obus : la Grande Guerre impose ce détour à la fusion des races... Mais en 1918, l’armée des coolies est rapatriée. C’est alors que Li songe à nouveau aux étudiants, et au moyen (le travail à mi-temps) de leur séjour en France. Après l’expérience de Montargis, une Société du travail diligent et de l’étude frugale (Qingong jianxuehui) avait été fondée en 1915. Cai Yuanpei, devenu entre-temps l’influent recteur de l’Université de Pékin, avait proclamé la « sainteté » du travail manuel. En 1918, Li, Cai et Wu lancent le mouvement pour l’étude frugale par le travail diligent (mi-étude, mi-travail) via la Société franco-chinoise d’éducation et suivant le programme de la société fondée en 1915. Établissant une école préparatoire à Pékin (dont Mao Tse-tung (毛澤東) et Liu Shaoqi (劉少奇) seront les élèves, sans pour autant faire le voyage...), l’Association fera venir plus de 2 000 étudiants chinois en France, originaires pour la plupart du Hunan et du Sichuan et voués non pas au mariage des races, mais à un bel avenir à la tête du P.C.C. et de la R.P.C. (voir Cai Hesen (蔡和森), Cai Chang (蔡暢), Chen Yi (陳毅), Deng Xiaoping (鄧小平), Li Fuchun (李富春), Li Lisan (李立三), Li Weihan (李維漢), Xiang Jingyu (向警予), Xu Teli (徐特立), Zhou Enlai (周恩來), etc.). Ainsi la philanthropie francophile de mandarins anarchistes — et appelés à finir leurs jours à Taiwan — aura contribué à former bon nombre de dirigeants communistes...
De fait, au moment même où leur formule connaît un succès sans précédent, les papes anarchistes de la Société franco-chinoise d’éducation sont violemment contestés par leurs ouailles radicalisées. Las d’une « frugalité » par trop absolue, les étudiants leur reprochent certaines malversations et s’organisent contre eux aussi bien que contre les autorités consulaires chinoises. C’est alors que surgit le projet d’une Université franco-chinoise à Lyon. Sans doute s’agit-il, dans l’esprit de Li et de Wu, de créer une « élite » étudiante, indemne d’idées radicales, recrutée en Chine, sans (et contre) la « bande des orageux » (i.e. les radicaux du Hunan et du Sichuan) qui sévit dans la région parisienne. Les sources ne s’accordent pas sur le financement de l’entreprise : s’agit-il de crédits accordés par Chen Jiongming (seigneur de la guerre éclairé du Guangdong et allié de Sun Yat-sen), ou bien par le « gouvernement humain » (haoren zhengfu) de Wu Peifu (autre seigneur de la guerre), ou bien encore de fonds afférant à l’indemnité des Boxers ? Toujours est-il qu’un accord, signé par Li, Wu et Herriot, affecte une vieille caserne au projet. Afin d’éloigner les radicaux, Chen Lu, consul de Chine à Paris, leur conseille alors d’aller faire valoir leurs droits à Lyon et de s’installer à l’Université. Celle-ci est occupée par quelque 130 étudiants, conduits par Cai Hesen, Zhao Shiyan (趙世炎), Chen Yi, Li Lisan, etc. — et aussitôt assiégée par 300 policiers (septembre 1921). Au cours du siège, Li et Wu se montrent intraitables : les étudiants seront recrutés en Chine par des examens provinciaux. A la fin du mois, les assiégés sont expulsés : la plupart (cent trois) sont déportés en Chine, où l’anémique P.C.C. a bien besoin de leur savoir-faire et de leur enthousiasme. Seul parmi les dirigeants, Zhou Enlai échappe à cette mesure.
Par la suite, Li Shizeng et ses trois compères — Wu Zhihui, Cai Yuanpei et Zhang Renjie — se rapprochent de l’aile droite du G.M.D., qui les honore du titre de « quatre aînés du parti ». Mais des talents plus radicaux (en conservatisme) les éclipsent à droite comme ils l’ont déjà été à gauche. Membre des instances représentatives du G.M.D., Li Shizeng se contente dès lors d’activités culturelles (relations sino-françaises) et éducatives. Il séjourne en Suisse, aux États-Unis avant de partir pour Taiwan — exil qu’il entrecoupe de longs séjours à Montevideo. Conseiller du régime nationaliste à partir de 1954, il meurt à Taibei en 1973.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article182347, notice LI Shizeng 李石曾 par Choi Hak-kin, François Godement et Yves Chevrier, version mise en ligne le 8 novembre 2016, dernière modification le 8 novembre 2016.

Par Choi Hak-kin, François Godement et Yves Chevrier

SOURCES : Outre BH, voir : Brandt (1965). — Kriegel (1974). — Tan (1979). — Scalapino et Yu (1961).

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