LIU Bocheng 劉伯承

Par Yves Chevrier

Né en 1892 dans le xian de Kai (Sichuan), mort le 7 octobre 1986. Vétéran et maréchal de l’A.P.L. ; membre du B.P. du P.C.C. depuis 1956.

Le « dragon borgne » est l’un des derniers survivants des chefs historiques de l’Armée rouge. Jusqu’aux victoires de 1949, son histoire se confond avec la légende du P.C.C. (encore qu’il ait contribué plusieurs fois au succès des adversaires de Mao Tse-tung (毛澤東) dans la direction du Parti). Par la suite, comme Zhu De (朱德), son compatriote du Sichuan, il est chargé d’honneurs mais quelque peu tenu à l’écart, ce qui lui épargne sans doute le sort des opposants de la dernière heure (Lin Biao (林彪)), ou de l’avant-dernière (Peng Dehuai (彭德懷)).
Liu Bocheng était destiné aux études classiques (son père, musicien ambulant, lui avait donné les rudiments d’une éducation traditionnelle), mais un échec le poussa vers la carrière militaire. Il fit ses premières armes contre les Mandchous dans l’armée républicaine (en 1911) ; c’est alors qu’il perdit un œil au combat. Gagné au marxisme sous l’influence de Wu Yuzhang (吳玉章), il adhéra au P.C.C. en 1926 et servit dans les armées nationalistes après quelques tentatives malheureuses de mobilisation paysanne au Sichuan. C’est ainsi qu’il devint chef d’état-major du directoire militaire présidé par He Long (賀龍) et Ye Ting (葉挺) au moment de l’insurrection de Nanchang. L’échec du soulèvement le contraignait à se réfugier à Hong Kong, qui ne fut qu’une étape sur la route de l’U.R.S.S. Il suivit les cours de l’Académie militaire Frounzé et approfondit ses connaissances théoriques — Clausewitz tout autant que Marx et Lénine. Rentré en Chine en juillet 1930, il assista à la débâcle militaire de la « ligne Li Lisan » au Hunan et s’en fut au Jiangxi.
Il y occupa tout d’abord les fonctions sans importance réelle de commandant de la garnison de Ruijin (capitale du soviet central tenu par Mao Tse-tung et Zhu De). Mais il se fit bientôt connaître, en traduisant et en publiant des manuels militaires soviétiques, comme avocat d’une refonte de la tactique et de l’armée suivant le modèle russe. Cet intérêt était loin d’être purement académique. En 1931-1932, en effet, la « grande controverse stratégique » (Hu Chi-hsi) (voir Luo Ming (羅明)) qui opposait Mao au C.C. dominé par Zhou Enlai (周恩來), Xiang Ying (項英) et les Vingt-huit Bolcheviks (voir Mif), allait de pair avec la remise en cause, par de nombreux militaires, des méthodes de la guérilla. Peng Dehuai dénonçait l’étroitesse des vues et l’« idéologie paysanne à 100 % » de Mao à la fin de l’année 1931. A la veille de la conférence de Ningdu (août 1932) qui marqua la victoire (et scella l’union) des contestataires militaires et des opposants politiques (voir Luo Ming), Liu Bocheng s’était montré plus impitoyable encore : « Beaucoup de nos camarades n’ont pas encore bien maîtrisé la tactique et la stratégie modernes... Ils veulent qu’à l’époque moderne le roman des Trois royaumes leur serve de guide pour la tactique et que leur stratégie s’inspire de l’Art de la guerre de Sun Zi... » L’arrogance moderniste et technicienne du professionnel formé en U.R.S.S. reposait sur une transformation profonde de l’armée et de la situation des soviets. Grâce aux victoires de Mao, les seconds s’étaient étendus et (relativement) stabilisés, tandis que la première, s’éloignant du prototype initial, se métamorphosait peu à peu en armée régulière plus nombreuse et plus statique : nombre de généraux brûlaient de l’utiliser de manière plus conventionnelle afin de défendre le territoire soviétique (alors que Mao n’hésitait pas à céder de l’espace afin de préserver son armée). Il y avait là une logique (l’armée défend la base qui produit l’armée), d’autant plus irrésistible qu’à la même époque (1932), la stratégie du G.M.D. évoluait de manière convergente en tentant de réduire les soviets au moyen d’une guerre de position. Liu Bocheng n’en fut cependant que l’interprète, à l’inverse de Peng Dehuai dont le 3e groupe d’armées pesa lourd dans la défaite de Mao. C’est après Ningdu seulement qu’il devint à son tour une puissance de premier ordre. Appelé au front au début d’octobre 1932, il fut (sans doute à la même date) nommé chef d’état-major du Conseil militaire révolutionnaire (alors présidé par Zhu De). A ce titre, il fut le fidèle second de Zhou Enlai et d’Otto Braun (alias Hua Fu : voir Braun), principaux responsables militaires au Jiangxi de 1933 à l’écrasement du soviet en octobre 1934.
Comme Peng Dehuai, il sut alors comprendre sans dogmatisme que la perte de la base territoriale exigeait un retour aux conceptions de Mao. Aussi le voyons-nous, de concert avec Peng, donner la main — et l’assentiment de l’armée — aux manœuvres de la conférence de Zunyi (janvier 1935) qui établit la primauté de Mao. Et tout comme Peng, cette souplesse (sans doute indispensable au succès de Mao) lui permit d’échapper au blâme infligé à Zhou Enlai, à Braun ainsi qu’à Qin Bangxian (秦邦憲).
L’historiographie officielle préfère taire ces péripéties. En revanche, elle insiste sur les prouesses du « Dragon borgne », qui négocie dans leur langue avec les tribus lolos, maîtresses des passes du Sichuan. Dans les souvenirs qu’il a laissés, Liu se montre plus sobre mais tout aussi respectueux des secrets du Parti. L’un de ceux-ci, auquel il fut directement mêlé, continue d’intriguer les historiens. On sait (voir Zhang Guotao (張囯燾)) qu’après la conférence de Mao’ergai (août 1935), les forces communistes se séparèrent en deux colonnes, la plus nombreuse, rassemblant l’essentiel des troupes de Zhang Guotao, faisant route vers le Nord-Ouest, tandis que Mao Tse-tung et la plupart des autres dirigeants continuaient leur mouvement en direction du Shenxi. Zhu De et Liu Bocheng (en qualité, respectivement, de commandant en chef et de chef d’état-major de l’Armée rouge) accompagnèrent Zhang. Avaient-ils été « kidnappés » par ce dernier, comme Zhu De devait l’écrire dès 1937 ? Ou bien le « Parti » les avait-il chargés de surveiller Zhang Guotao, en qui, déjà, il suspectait un traître ? (version officielle, jamais démentie). Il se pourrait aussi que Liu Bocheng et Zhu De, qui n’avaient soutenu Mao Tse-tung en janvier de la même année que pour des raisons militaires, se soient tout naturellement mis à la tête de la plus forte des deux armées en présence (la proportion était de quatre à un en faveur de Zhang Guotao), sans hésiter à se séparer du gros des responsables politiques. Ici encore des considérations techniques semblent avoir dicté à Liu Bocheng son attitude politique. A tout le moins faut-il se garder d’interpréter son équipée comme le signe d’un désaccord politique avec Mao après Zunyi, comme c’est le cas pour Zhang Guotao. Toujours est-il que Zhu et Liu rallièrent — difficilement — la base du Shenxi-nord après la défaite de Zhang Guotao en 1936, et qu’ils y furent lavés de tout soupçon.
Dès la réorganisation du commandement communiste après l’établissement du second Front uni en 1937, Liu Bocheng fut placé à la tête de l’une des trois grandes unités opérationnelles de la 8e Armée de route (nouveau nom de l’Armée rouge) : Lin Biao et He Long commandaient les deux autres. Sa division, la 129e, dont le commissaire politique était Deng Xiaoping (鄧小平), absorba les troupes rescapées de Zhang Guotao. Tout au long de la guerre sino-japonaise (1937-1945), elle se battit sur les confins montagneux de la Grande plaine. Ses activités permirent la création, en juillet 1941, d’une nouvelle « base rouge », la région frontière « Jinjiluyu » (Shanxi-Hebei-Shandong-Henan). Au cours de la guerre civile (1946-1949), l’armée Liu Bocheng-Deng Xiaoping joua un rôle plus important encore. Réorganisée en 2e Armée de campagne (l’une des quatre colonnes communistes, les trois autres étant commandées par He Long, Chen Yi (陳毅) et Lin Biao), elle passa à l’offensive en Chine centrale et participa, avec les troupes de Chen Yi, à la bataille décisive de Huaihai (du nom de la rivière Huai et du chemin de fer Longue/, novembre 1948- janvier 1949) ;avant d’occuper le Sud-Ouest. Au lendemain de la victoire, et jusqu’en 1954, Liu Bocheng (assisté de Deng Xiaoping et de He Long) fut chargé de la région militaire du Sud-Ouest, l’un des grands « proconsulats » militaires et administratifs mis en place après la conquête du continent chinois. En 1955, il fut élevé à la dignité de maréchal et l’année suivante le VIIIe congrès du P.C.C. le porta au B.P. en même temps que les principaux chefs de l’A.P.L. (il était membre du C.C. depuis le VIIe congrès de 1945). Siégeant à la toute puissante Commission militaire du C.C., il devint l’un des vice-présidents du comité permanent de l’A.N.P. en 1959 (poste qu’il conservera jusqu’en 1980).
Plus heureux que ses anciens subordonnés ou que ses collègues — que des fonctions plus importantes exposaient plus directement à la vindicte maoïste — Liu Bocheng a traversé sans encombre les remous qui ont agité la scène politique des lendemains du Grand Bond (1959) à la chute des Quatre (1976). Il est vrai que depuis une décennie au moins, l’âge et une santé déclinante lui ont imposé une retraite presque totale (c’est sans doute à tort que des observateurs lui ont attribué un certain rôle dans l’élimination de Lin Biao), retraite qui est maintenant devenue officielle.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article182739, notice LIU Bocheng 劉伯承 par Yves Chevrier, version mise en ligne le 15 novembre 2016, dernière modification le 15 novembre 2016.

Par Yves Chevrier

ŒUVRE : « Lun zhanshu zhanlue de shidaixing yu women hongjun muqian dui zhanshu zhanlue renshi wenti » (Sur le caractère moderne de la tactique et de la stratégie et le problème de la connaissance actuelle de l’Armée rouge en ce qui concerne la tactique et la stratégie), Geming zhanzheng (La Révolution et la guerre), n° 1, 1er août 1932. — Les souvenirs sur la Longue Marche ont été publiés in Liu Bocheng et al., Xinghuo liaoyuan (L’Étincelle qui embrase la plaine), Hong Kong, 1960.

SOURCES : Outre KC et Hu Chi-hsi (1982), fondamental pour la période du Jiangxi, voir : Chang Kuo-t’ao (Zhang Guotao), II (1972). — Harrison (1972), — Kuo, II (1968). — Liu, F.F. (1956). — Wilson (1971).

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