Par Guilhem Fabre et Jacques Manent
Né le 25 septembre 1881 à Shaoxing, Zhejiang ; mort le 19 octobre 1936 à Shanghai. Romancier, poète et critique révolutionnaire, fondateur de la Ligue des écrivains de gauche après avoir inspiré le mouvement du 4 mai 1919. L’un des grands écrivains du XX » siècle.
Le plus grand écrivain chinois contemporain a choisi le camp de la révolution. Son ralliement ne s’est pas fait sans hésitations ni ambiguïté. A bien des égards il reste encore aujourd’hui sujet à controverses. Nombre de ceux qui furent parmi ses disciples les plus proches à l’époque du combat passèrent dans l’opposition après la victoire communiste. Lui- même refusa de faire partie d’une famille politique. Sa contribution à la victoire de la cause communiste en 1949 reste cependant considérable, tout autant que son apport à l’enrichissement de la langue et du style lors de la révolution littéraire qui marqua l’époque précédente.
Zhou Shuren naquit dans une famille de lettrés que des revers de fortune avaient conduite, dans les toutes dernières années du XIXe siècle, aux limites de la misère. Son enfance fut marquée par le spectacle sordide des monts de piété et des échoppes d’usuriers. A quatorze ans il perdit son père. Un oncle, petit propriétaire sans fortune, prit en charge son éducation. Après les villes, il connut le déclin des campagnes, aggravé, dans cette région du bas Yangzi, par l’introduction récente d’un capitalisme étranger qui rompait l’équilibre économique traditionnel. Ces deux expériences devaient le marquer profondément. L’éducation de Zhou Shuren s’appuya d’abord sur les bases confucéennes traditionnelles, mais, sa famille étant particulièrement démunie, il dut quitter à dix-sept ans ses vieux maîtres pour l’enseignement gratuit d’une des écoles modernes que le gouvernement mandchou avait créées sous la pression des courants réformistes : l’École des mines et des chemins de fer de Nankin. Il en sortit diplômé en 1901 et reçut aussitôt une bourse d’études pour le Japon.
Le Japon représentait pour les intellectuels chinois du début de ce siècle une ouverture prodigieuse. A l’Université Sendai, Zhou Shuren dévora tout ce qu’il put trouver d’ouvrages philosophiques et littéraires occidentaux. Le retard pris par la Chine dans le monde moderne ne lui apparut qu’avec plus d’évidence. La fréquentation des révolutionnaires chinois expatriés le conduisit à se ranger parmi les plus radicaux d’entre eux : en 1902, il entra dans la société de la Renaissance (Guangfu hui), d’inspiration républicaine. La défaite militaire des Russes contre les Japonais (1905) affermit sa sensibilité nationaliste. En 1906, il abandonne ses études de médecine, fait un mariage arrangé par sa mère lors d’un bref séjour en Chine puis revient à Tokyo où il apprend l’allemand et lance avec son frère Zhou Zuoren une revue littéraire éphémère Xin sheng (Vie nouvelle), consacrée aux idées occidentales. Bien que Lu Xun se lie d’amitié à Tokyo avec plusieurs révolutionnaires, il ne s’engage dans aucune organisation. Sans doute a-t-il compris qu’un écrivain peut soigner de manière plus énergique encore le mal dont souffre la Chine.
En 1909, après sept ans passés au Japon, Lu Xun rentre en Chine. Il enseigne la physique-chimie à l’École normale de Hangzhou, puis devient principal dans une école secondaire de sa ville natale. Au lendemain de la révolution de 1911, Lu Xun est nommé au ministère de l’Éducation nationale à Pékin, où il assiste impuissant à la liquidation progressive des espoirs d’indépendance nationale, de réforme agraire et de démocratisation portés par la nouvelle République. Il mène pendant plusieurs années une existence solitaire et retirée, se plongeant dans des recherches classiques ou érudites pour tromper son désarroi.
A l’été 1917, sollicité par un ami, Lu Xun entre à la rédaction de Xin qingnian (La Jeunesse), qui jette les bases théoriques du mouvement du 4 mai 1919 et milite en faveur de l’utilisation littéraire de la langue parlée, bannie de la culture classique (voir Chen Duxiu (陳獨秀)). Lu Xun écrit sous l’influence de Gogol et d’Andreiev Le journal d’un fou, en s’attaquant sous forme allégorique au cannibalisme de la société chinoise. Cette œuvre brève au ton virulent et désespéré obtient un vif succès dès sa parution au printemps 1918. Elle est suivie à la même époque d’une série d’essais critiques incisifs et de nouvelles qui dénoncent la misère de la société rurale : Kong Yiji, Le remède (Yao), Pays natal (Gu xiang). Après le sursaut national du 4 mai 1919, Lu Xun se tait pendant deux ans. C’est en 1921 que paraît sa Véridique histoire d’A.Q. (A.Q. zhengzhuan), fresque féroce et tragique sur la vie d’un sous-prolétaire rural qui symbolise le penchant misérable du peuple chinois à transformer ses défaites et ses frustrations en « victoires spirituelles ». Lu Xun s’impose désormais comme l’un des plus grands écrivains de son temps. Il publie dans les cinq années suivantes deux recueils de nouvelles centrées sur la vie rurale, Cris (Nahan) et Errances (Panghuan), des récits d’inspiration autobiographique, Fleurs du matin cueillies le soir (Cao hua xi shi), des poèmes en prose, La mauvaise herbe (Ye cao), ses Contes anciens à notre manière (Gushi xin pian), des traductions de romans occidentaux et une Brève histoire du roman chinois (Zhongguo xiaoshuo shi lue). Enseignant à l’École normale des jeunes filles de Pékin à partir de 1923, Lu Xun prend directement parti dans les crises que traversent les institutions. Il ridiculise les tentatives passéistes et la répression anti-communiste du gouvernement de Pékin dans des essais critiques écrits au jour le jour qui paraîtront en 1925 dans Sous le dais fleuri.
Après deux brefs séjours de six mois à Amoy (fin 1926) et Canton, où il s’interroge sur les rapports de la littérature et de la révolution, Lu Xun se marie et s’installe à Shanghai. Le prestige considérable dont il jouit dans la jeunesse est quelque peu terni par les attaques des milieux culturels du P.C. qui le tiennent pour un « homme de lettre féodal ». Contrairement à ces jeunes écrivains influencés par les lignes « aventuristes » de Qu Qiubai (瞿秋白) et Li Lisan (李立三) qui transforment la défaite de la révolution de 1925-1927 en victoire, Lu Xun maintient son pessimisme face à l’avenir immédiat du mouvement après l’écrasement de la Commune de Canton. Il se rapproche néanmoins des communistes, étudie les théories culturelles marxistes et participe à la création en 1930 de la Ligue des écrivains de gauche qui se fixe pour but de promouvoir un art prolétarien contre la « littérature nationale » du Guomindang et la tierce littérature. Voué à la clandestinité dans le Shanghai des années 1930, Lu Xun collabore étroitement au sein de la Ligue avec Qu Qiubai, Feng Xuefeng (馮雪峰) et Hu Feng (胡風) pour fonder les bases de la littérature révolutionnaire, mais il entre vite en conflit avec de jeunes dirigeants culturels du P.C. comme Zhou Yang (周揚), dont le bureaucratisme l’irrite.
Si Lu Xun cesse d’écrire des œuvres de fiction à partir de 1927, il devient un maître dans l’art des essais critiques, qu’il manie comme une arme redoutable dans les conflits de l’époque. Au début de l’année 1936, lors de la dissolution de la Ligue, Lu Xun déjà atteint par la tuberculose entre en conflit direct avec les dirigeants culturels du P.C. Il refuse d’adhérer à la nouvelle Association des écrivains et propose avec Hu Feng et Feng Xuefeng un mot d’ordre concurrent et plus gauchisant pour rassembler les écrivains dans le Front uni contre le Japon. Peu avant sa mort, le 19 octobre 1936, il s’attaque vivement dans une lettre ouverte à Zhou Yang, le futur maître d’œuvre de la politique culturelle du P.C.C. Le sort posthume de Lu Xun s’avère assez classique : tout en le considérant comme « commandant en chef de la révolution culturelle chinoise », Mao Tse-tung et Zhou Yang tentent dès l’époque de Yan’an (1937-1947) de réduire la dimension critique de. son œuvre aux conditions historiques de la société du Guomindang, ce qui est mal accepté par ses disciples comme Ding Ling (丁玲) ou Hu Feng. L’interprétation de la personnalité et de l’œuvre de Lu Xun donnent donc lieu à des conflits parfois violents qui marquent l’histoire culturelle du nouveau régime.
Par Guilhem Fabre et Jacques Manent
ŒUVRE : L’ensemble des récits, nouvelles, contes, essais, poèmes et traductions de Lu Xun a été regroupé dans ses Œuvres complètes : Lu Xun quanji, Pékin : Renmin wenxue, 1961. 10 vols. — Sont disponibles dans leur traduction française : Nouvelles choisies, Pékin : Éd. en langues étrangères, 1956 (rééd. en 1974). — Contes anciens à notre manière, Trad. Li Zhihua, Paris, Gallimard, 1959. — Le journal d’un fou, Trad. M. Valette-Hemery, Paris, L’Herne, 1970. — La véridique histoire d’A.Q., Trad. M. Valette-Hemery, Paris, Centre de Publication Asie Orientale, 1975. — La mauvaise herbe, Trad. P. Ryckmans, Paris, 10/18, 1975. — Fleurs du matin cueillies le soir, Trad. F. Jullien, Lausanne, Alfred Eibel, 1978. — Essais choisis, Trad, de l’anglais L. Princet, Paris, 10/18, 1976, 2 vol. — Pamphlets et libelles, ,Trad. M. Loi, Paris, Maspero, 1977. — Sous le dais fleuri, Trad. F. Jullien, Lausanne, Alfred Eibel, 1978. — La Tombe (recueil d’essais écrits entre 1907 et 1923), Paris, Acropole, 1981.
SOURCES : Outre BH, voir : Chow Tse-tung (1960). — Hsia, C.T. (1961). — Hsia T.A. (1968). — Mills in CQ, n° 4, octobre-décembre 1960. — Ryckmans (1975), préface. — Spence (1981). - Yi Ding (1978).