LUO Ming 羅明

Par Yves Chevrier

Dates de naissance et de mort inconnues. Secrétaire par intérim du comité provincial du Fujian au moment de la 4e campagne d’encerclement nationaliste (juin 1932-mars 1933), il s’opposa à la stratégie adoptée par le C.C. lors de la conférence de Ningdu, Jiangxi (août 1932) et fut démis le 15 février 1933. La campagne anti-Luo Ming qui suivit visait en réalité Mao Tse-tung, qui le réhabilita en 1945.

On ne connaît rien de la vie de Luo Ming. Son nom n’est resté qu’associé à l’une des « affaires » les plus embrouillées de la période du Jiangxi, qui en marque aussi le tournant puisque c’est à l’époque de Ningdu et de la campagne anti-Luo Ming que Mao perdit la lutte pour le pouvoir au profit des Vingt-huit Bolcheviks et de Zhou Enlai (周恩來).
En janvier 1931, ces derniers s’étaient emparés de la direction du P.C.C. après la rectification de la stratégie lilisanienne d’offensive immédiate et généralisée qui avait échoué à l’été 1930 (voir Li Lisan (李立三), Mif). Mais en 1932 Moscou renonçait à prôner la modération : les P.C. du monde entier furent invités à passer à l’offensive. Sur le terrain, Chiang Kai-shek était paralysé par l’agression japonaise en Mandchourie (septembre 1931) et à Shanghai (janvier 1932). Profitant du revirement de son mentor et de l’affaiblissement de l’ennemi, la direction du P.C.C., proclamant l’émergence d’un « nouveau flux révolutionnaire » (appel du 1er janvier 1932), se lança à la conquête du Hubei avec Wuhan pour objectif principal. C’était, ressuscitée et bénie par Moscou, la défunte « ligne Li Lisan ». Mais Chiang, qui s’était hâté de conclure un accord avec le Japon, put faire reculer He Long (賀龍) et Xu Xiangqian (徐向前) — c’est-à-dire les troupes venues des soviets de Xiang’exi et d’Eyuwan — et passer à la contre- attaque : en juin, la 4e campagne d’annihilation était lancée et menaçait directement la République soviétique du Jiangxi.
Dès lors, il s’agissait moins d’exporter la révolution que d’en sauvegarder le territoire. Les nouveaux dirigeants (dont un certain nombre, avec Zhou Enlai, Xiang Ying (項英) et Qin Bangxian (秦邦憲) alias Bo Gu, avaient déjà quitté Shanghai pour Ruijin) prirent cette exigence au pied de la lettre : optant pour une « bataille de l’avant » destinée à enrayer l’offensive ennemie « au-delà des portes » (il s’agissait en pratique d’occuper les villes clés de la vallée de la Gan et en fin de compte Nanchang), ils récusèrent la stratégie de guérilla grâce à laquelle Mao avait vaincu les trois premières campagnes, quitte à laisser l’adversaire occuper le terrain et les « masses » changer d’allégeance. La « sanctuarisation » visait précisément à prévenir de tels retournements, dont un Zhu De (朱德) dénonçait le coût humain et la nocivité politique. En somme, il s’agissait de renverser à la fois la tactique de guérilla et la stratégie impliquée par cette tactique en donnant la priorité au maintien de la base territoriale sur la sauvegarde de l’armée.
La décision ne fut pas acquise immédiatement mais au terme d’une « grande controverse » (Hu Chi-hsi) dans laquelle les affrontements factionnels (entre Mao et les dirigeants du B.P. accusés par la suite d’avoir perpétré la « déviation Wang Ming (王明) — Bo Gu ») furent redoublés (et recoupés en partie) par les prises de position sur les problèmes militaires et par les prises de position des militaires eux-mêmes. Les dirigeants « allogènes » voulaient étoffer l’Armée rouge en élargissant le recrutement (très sélectif dans la pratique maoïste de la guérilla) : par là, ils créeraient une armée qui serait tout à la fois leur chose (en y dissolvant le noyau originel des vétérans maoïstes) et mieux adaptée aux fins nouvelles qu’ils lui assignaient. Cette position était d’autant plus logique que les structures de l’Armée rouge, depuis 1931, tendaient à se rapprocher de celles d’une armée conventionnelle grâce au ralliement d’unités régulières, au recrutement sur place de ses soldats, à la construction d’un arsenal au Jiangxi ainsi qu’à la consolidation territoriale du soviet, œuvre paradoxale de la guérilla. Certains généraux, comme Peng Dehuai (彭德懷), n’avaient pas attendu l’arrivée des nouveaux dirigeants pour tirer la conséquence de cette évolution : partisan de Li Lisan (et donc hostile à l’attitude de Mao durant la grande offensive de l’été 1930), Peng avait dénoncé à la fin de l’année 1931 les méthodes « paysannes à 100 % », étroites et archaïques de son adversaire tout en souhaitant le passage à une armée de conscription. Liu Bocheng (劉伯承) préconisait la modernisation de l’armée et de la tactique à l’exemple du modèle soviétique. Les nouveaux dirigeants disposaient donc de solides appuis dans l’armée car si Liu : Bocheng, qui n’exerçait pas encore de commandement important, ne représentait qu’un courant d’opinion, Peng Dehuai, à la tête du 3e groupe d’armées, disposait d’une force aussi importante que celle de Mao (le 1er groupe).
Cette évolution et ces convergences expliquent la défaite de Mao lors de la conférence de Ningdu (début août 1932), qui trancha le débat. D’autres facteurs, plus circonstanciels, y contribuèrent : soucieux de préserver « son » armée de l’emprise menaçante de Zhou Enlai, Mao l’avait accompagnée dans une expédition au Fujian et au nord du Guangdong, dont il ne revint qu’en juillet. Ses adversaires, au contraire, firent d’efficaces préparatifs : campagne sur le thème « le parti commande au fusil », publication d’un article particulièrement dévastateur de Liu Bocheng à la veille même de la conférence, prises de position des commandants d’unités du 3e groupe d’armées, quadrillage de la ville à la faveur d’une sédition militaire. Il semble qu’au cours de la conférence une seule voix (celle du secrétaire du district de Ningdu) ait osé s’élever en faveur des conceptions maoïstes. Mao lui-même fit le gros dos. Il rapporta par la suite (en 1966) que Luo Fu (c’est-à-dire Zhang Wentian (張聞天) vraisemblablement mis pour les Vingt-huit Bolcheviks, car selon toute probabilité Zhang n’était pas présent à Ningdu) avait demandé son exclusion. Sans doute plus conscients du rapport des forces (le prestige de Mao demeurait entier auprès des cadres de la base et du 1er groupe d’armées), Zhou Enlai et Zhu De se seraient opposés à cette mesure. Mais Mao fut privé de tout pouvoir militaire (et se fit porter malade jusqu’en novembre...).
A la suite de Ningdu, la 4e contre-campagne fut livrée et gagnée avec souplesse et brio « au-delà des portes » sous l’autorité de Zhou Enlai, désormais secondé par Liu Bocheng (qui devint chef d’état-major du Conseil militaire révolutionnaire). Il est probable que Zhou remplaça Mao en tant que commissaire politique général de l’Armée rouge dès avant sa nomination officielle (en mai 1933, date à laquelle Xiang Ying et Qin Bangxian firent leur entrée au Conseil militaire révolutionnaire) [1]. Parallèlement, la politique de recrutement fut profondément remaniée en liaison avec une campagne de mobilisation politique intensive (dans le cadre de la « vérification du partage des terres ») : radicalisées suivant des conceptions dogmatiques opposées à celles de Mao, la réforme agraire et la mobilisation des paysans devinrent les annexes d’une vaste entreprise de conscription qui permit de porter les effectifs réguliers de l’armée à quelque 180 000 au printemps 1934. Dès avril 1933, Zhou Enlai tirait les conséquences tactiques de la victoire (et des nouvelles méthodes nationalistes, qui consistaient à encercler les soviets à l’aide de lignes de fortins) en formulant une théorie de la « guerre prolongée » diamétralement opposée à celle de Mao (ainsi qu’aux avis émis par un Pavel Mif sans doute mal informé et inconscient du fait qu’en défendant les méthodes de la guérilla il allait à rencontre de la politique voulue par ses ex-protégés...). Mise à l’écart de Mao, revirement tactique et stratégique, transormation de l’armée : telles furent, à la suite de Ningdu, les conditions qui permirent à Otto Braun-Hua Fu de prendre la direction des opérations militaires contre la 5e campagne d’encerclement en 1934. Il y appliqua, avec quelques retouches, les conceptions de Zhou Enlai. La défaite (de toute façon inévitable en raison du seul rapport des forces) d’octobre 1934 fut celle des vainqueurs de Ningdu. « La conférence de Ningdu a donc créé un de ces paradoxes typiques de l’Histoire : en provoquant la chute de Mao dans le soviet du Jiangxi, elle lui a évité de porter la responsabilité de la perte de la République soviétique chinoise, contribuant ainsi à son ascension au pouvoir à Zunyi » (Hu Chi-hsi).
Il faut en revenir à Luo Ming pour comprendre en détail le mécanisme de cette chute. Déclenchée en janvier 1933, la « campagne anti-Luo Ming » fut en réalité une campagne anti-Mao destinée à saper l’autorité du président de la République soviétique chinoise. Par là, elle est un facteur presque aussi important dans sa chute que Ningdu et que la victoire de mars 1933. Le prétexte de la campagne fut l’indiscipline du comité provincial du Fujian, repaire maoïste dirigé par Luo Ming, qui s’en tint à la tactique de guérilla et laissa pénétrer les troupes nationalistes à l’intérieur du périmètre rouge avant de les détruire (pour ce faire, il avait fallu évacuer ou abandonner la population de plusieurs districts). Mao fut-il l’âme de cette rébellion déguisée ? Il n’en fut pas accusé directement, mais l’hypothèse est d’autant moins invraisemblable qu’il avait séjourné dans un hôpital du Fujian à la fin de l’année 1932 et qu’en mai 1934, dans des circonstances somme toute identiques, il agira personnellement comme Luo Ming l’avait fait (ce qui lui vaudra d’être mis en résidence surveillée : voir Otto Braun). Toujours est-il que telle qu’elle ressort de la campagne de dénonciation qui suivit le limogeage de Luo Ming (15 février 1933), la « ligne Luo Ming » n’était autre que la guérilla maoïste et ce qu’elle supposait de désinvolture à l’égard de la population mais aussi comme type d’armée. Ses « fautes » (propension à la guérilla, sectarisme, mentalité paysanne, conservatisme, empirisme vulgaire, etc.) recouvraient en grande Partie le procès que les militaires avaient fait aux méthodes maoïstes. Visant les subordonnés de Luo Ming, l’épuration s’en prit en réalité aux proches de Mao : Deng Xiaoping (鄧小平), Tan Zhenlin (譚震林), Deng Zihui (鄧子恢), He Shuheng (何叔衡), Mao Zetan (son frère cadet), son secrétaire personnel... On ne sait si le successeur de Luo Ming, Chen Tanqiu (陳潭秋), démis à son tour en décembre 1933, prit le parti de Mao. En revanche, il semble bien qu’il se soit opposé — comme Luo Ming et Mao — au radicalisme agraire qui s’affirme pendant la campagne et lorsque celle-ci est relayée (au cours de l’été 1933) par le mouvement de vérification du partage des terres.
La campagne anti-Luo Ming est la première apparition d’une épuration publique de grande envergure dans le communisme chinois. Vouée à ruiner le prestige d’un dirigeant quasiment mythique auprès de la piétaille, elle traduit bien les nouvelles exigences politiques d’un communisme devenu territorial en regard des « masses » et de l’appareil (cadres locaux, armée), qui lui permet moins de continuer la révolution que d’encadrer la base sur laquelle il exerce son pouvoir et d’où procède la révolution. Aux formules antérieures — condamnation théorique à l’usage d’intellectuels- militants (telles celles qui frappent Chen Duxiu, Qu Qiubai, Li Lisan) ; élimination physique caractéristique de groupuscules hostiles l’un à l’autre en situation précaire (le Shanghai sanglant des années 1929-1931) ou de guérilleros vivant en symbiose avec le micro militarisme et le « lumpenproletariat » —, il a paru nécessaire d’ajouter une méthode plus complexe de dénonciation idéologique, indirecte et répétitive, à l’usage de la base de l’appareil et de la population. Mao put ainsi apprécier l’efficacité d’une formule qu’il allait porter à la perfection avec le zhengfeng (mouvement de rectification) des années 1940 (dirigé notamment contre les auteurs de la campagne anti-Luo Ming) en attendant les campagnes de masse d’après 1949.
L’éponyme de cet épisode crucial disparut de la scène en même temps que sa « ligne ». En 1945, la fixation du canon historiographique par Mao lui-même entraîna une inversion de signe : la ligne Luo Ming, c’était la défense de la « ligne juste » contre celle de Wang Ming. Principal bénéficiaire de la dénonciation, l’insubmersible Zhou Enlai ne fut pas éclaboussé par cette réhabilitation puisque entre-temps il s’était rallié aux ultimes vainqueurs...

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article184228, notice LUO Ming 羅明 par Yves Chevrier, version mise en ligne le 24 novembre 2016, dernière modification le 23 novembre 2016.

Par Yves Chevrier

SOURCES : L’ouvrage de Hu Chi-hsi (Hu Chi-hsi (1982)), dont nous avons suivi ici les chap. I et II, complète, corrige et réfute une littérature antérieure plus partielle et moins approfondie (notamment Dorrill in Chieh (1974) ; Hsiao Tso-liang (1961) ; KC ; Kuo, II (1968) ; Rice (1972) ; Rue (1966)). — Voir également la présentation synthétique de Harrison (1972) ainsi que le témoignage de Mao, « Décisions sur certaines questions concernant l’histoire de notre Parti », Œuvres choisies, III (1966).

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