ROY, Manabendra N.

Par Yves Chevrier et François Godement

Né en 1887 au Bengale ; mort en 1954. Révolutionnaire nationaliste indien, membre du Komintern, polémique avec Lénine à propos de la « question nationale et coloniale » lors du IIe congrès de l’I.C. en 1920. Représentant du C.E.I.C. en Chine en 1927.

Brahmane d’origine fortunée, mathématicien de profession, Roy fut tout d’abord un nationaliste ardent, confiant dans l’avenir révolutionnaire des pays agraires et arriérés dominés par l’Occident. Devenu révolutionnaire et communiste, il sut mettre cette conviction au service de théories tiers-mondistes avant la lettre qui contrastent fortement avec les préoccupations essentiellement européo-centrées d’un Lénine ou d’un Staline.
Jurant de se consacrer à l’expulsion de l’occupant anglais, Roy fut membre dès l’adolescence d’un groupe terroriste. Après le déclenchement de la Première Guerre mondiale, il se rendit en Allemagne afin d’obtenir l’appui allemand contre le colonialisme britannique. En 1916, il partit pour les États-Unis, accomplissant un long périple asiatique qui lui fit voir la Chine pour la première fois. Arrêté à la veille de l’entrée en guerre des États-Unis, il s’évada et passa au Mexique, où il fit la connaissance de Michel Borodine, envoyé de la IIIe Internationale sur le continent américain. Le futur envoyé du C.E.I.C. en Chine (Roy) fut gagné au communisme par le futur délégué du gouvernement soviétique auprès de Sun Yat-sen (孫逸仙)... au-dessus de longues parties d’échecs. Borodine fit de Roy le délégué du Parti communiste mexicain avec voix consultative au IIe congrès de l’internationale (juillet 1920).
Au cours de ce congrès, Roy se fit l’avocat des révolutions coloniales contre Lénine qui, tout en reconnaissant l’importance des mouvements de libération nationale, soumettait leur victoire à celle de la révolution européenne en proposant de les capter à cette fin. Roy soulignait au contraire l’autonomie des révolutions asiatiques dont le succès était indispensable à celui du prolétariat européen : appendice révolutionnaire suivant la stratégie léninienne, la colonie, selon Roy, devenait un centre politique de plein droit. Ce renversement dans la géopolitique révolutionnaire ne pouvait convenir à un Komintern largement préoccupé par les problèmes européens : la « question d’Orient » fut réduite à la portion congrue par les congrès suivants (malgré l’éloquente intervention de Roy devant le IIIe congrès en juin 1921), jusqu’à ce que Boukharine s’empare du thème (en l’unissant à celui de la révolution paysanne des sociétés agraires sous- développées) à partir de 1925.
Liée à la première controverse larvée (sur la place de l’Orient dans la révolution mondiale), une seconde polémique (sur le rôle des « bourgeoisies nationales » dans la révolution orientale) opposa Roy à Lénine d’une manière plus vive encore. En séparant nettement le mouvement populaire des paysans et des ouvriers (le seul qui fût révolutionnaire à ses yeux) du nationalisme non révolutionnaire (réformiste au mieux) des élites intellectuelles et bourgeoises, Roy s’opposait clairement aux thèses léniniennes sur la collaboration entre révolutionnaires asiatiques et bourgeoisies nationales. Conscients de la maigreur des prolétariats asiatiques et de l’impuissance relative du communisme en Orient, les deux hommes souscrivaient à la nécessité d’alliances mais différaient profondément sur la formule de l’union. Celle qui l’emporta fut celle de Lénine, bien secondé par Maring qui, peu de temps après, se fit le champion de la « bourgeoisie nationale » chinoise et l’instrument d’un « front uni » en Chine. Lors de la synthèse finale, Roy avait dû accepter des modifications touchant au fond cependant que Lénine n’amendait que la forme. Pourtant, les thèses originales de Roy furent publiées en supplément à celles de Lénine jusqu’en 1934. Mais lors de la crise du Front uni en 1927 (comme Roy l’avait prévu, le Guomindang se refusait à jouer le rôle révolutionnaire prescrit par Moscou...), l’erreur ne devait profiter qu’aux ténors de l’Opposition (Trotsky, Zinoviev, Radek) : Roy lui-même, était devenu l’un des avocats les plus diserts de la collaboration à tout prix j du P.C.C. avec la petite (à défaut de la grande) bourgeoisie chinoise.
Cette évolution orthodoxe s’explique sans doute par la position officielle de Roy, l’une des plus importantes dans la sphère orientale du Komintern : directeur (avec Safarof) du Bureau d’Extrême-Orient situé à Tachkent, membre du C.E.I.C. dès le IIIe congrès, il fut élu au presidium lors du Ve plenum, au moment où Boukharine prenait la succession de Zinoviev à la tête de l’internationale. Roy dirigeait aussi le Parti communiste indien, contesté et concurrencé par une organisation rivale et moins « extérieure » car moins éloignée des Indes. Mais il a surtout compté par son intervention directe dans la crise chinoise de l’année 1927.
Auteur (avec Boukharine et Boubnov) des thèses chinoises adoptées par le 7e plenum du C.E.I.C. (novembre-décembre 1926), Roy approuve les critiques de Boukharine contre les insuffisances paysannes du P.C.C., accusé (en la personne de son représentant, Tan Pingshan (譚平山)) de ménager trop bien ses alliés nationalistes en sacrifiant la révolution agraire. Afin de concilier les deux exigences contradictoires de la stratégie officielle (collaboration avec le G.M.D. et révolution paysanne), Roy préconise une « révolution à partir de la base » capable de canaliser le mouvement paysan tout en faisant pression sur l’appareil nationaliste (le « sommet »), afin d’orienter à gauche ledit « sommet » (c’est-à-dire les appareils, parti (G.M.D.) et armée. Comme celle de Boukharine, auquel il emprunte beaucoup, sa dialectique des classes et des appareils vise à combler un vide essentiel : l’absence d’organisation rurale et d’envergure nationale du P.C.C. Cette considération est pour beaucoup dans l’abandon des thèses plus radicales de 1920 : jugée nécessaire au plan organisationnel, la collaboration est justifiée à celui des classes. Mais elle doit être avant tout gérée avec résolution et habileté. C’est à cette fin que l’I.C. envoie Roy en Chine à la fin de l’année 1926 : de concessions à Chiang Kai-shek en concessions à Wang Jingwei (汪精衛) (dirigeant de l’aile Gauche du G.M.D.), Borodineet Voitinsky, ainsi que les dirigeants du P.C.C., sont soupçonnés de ne pas agir avec toute la souplesse et toute la détermination requises.
Arrivé à Canton au début de l’année 1927, Roy s’achemine par voie de terre vers Wuhan, où il parvient à la veille du Ve congrès du P.C.C. (avril 1927). Le spectacle de la contre-révolution dans les campagnes (il a vu de nombreux paysans pendus aux arbres) et la trahison de Chiang Kai-shek à Shanghai (12 avril) ne le guérissent pas des illusions qu’il nourrit sur la possibilité de manœuvrer la gauche nationaliste dont le gouvernement (auquel participent des communistes) est installé à Wuhan : il dénonce sévèrement les généraux de Wuhan mais accorde toute sa confiance à Wang Jingwei. Parallèlement, il critique la politique trop modérée de Chen Duxiu (陳獨秀) et de Borodine qui veulent reprendre la Beifa en faisant taire pour cela les fureurs agraires au Hunan et au Hubei.
Aussi Roy accueille-t-il avec faveur les décisions radicales du 8e plénum du C.E.I.C. (mai 1927), telles que Staline les résume dans un célèbre télégramme (1er juin) : l’armement des paysans, le châtiment des officiers félons (ceux qui répriment le mouvement paysan) et de fortes pression sur les dirigeants nationalistes correspondent si bien à sa propre ligne de conduite — et à ses illusions — qu’il s’empresse de communiquer à Wang Jingwei le télégramme incendiaire (envoyé essentiellement afin de désamorcer l’opposition trotskyste). Mis au pied du mur le 5 juin, Wang ne chasse ses partenaires communistes et ses conseillers soviétiques qu’un bon mois plus tard (le 16 juillet). Roy a déjà quitté Wuhan à cette date. Après l’impair de juin, il n’a joué aucun rôle dans la rupture mais les articles qu’il donne régulièrement à l’Inprekorr analysent lucidement la crise et la trahison de la « bourgeoisie nationale » : précédant de quelques semaines celui de Boukharine et Staline, ce tardif retour à la lucidité (de 1920) prépare les auto-justifications kominterniennes de l’été.
Certains des otages chinois du Kremlin ont sévèrement jugé cet aveuglement : théoricien irresponsable et illuminé selon Zhang Guotao (張囯燾) (qui le dit aussi amateur de « discours creux »), ou tout bonnement « imbécile » si l’on en croit le jugement sans appel prononcé par Mao Tse-tung (毛澤東) en 1936, Roy aurait fortement contribué à la perte du Front uni. Mais penseur plutôt qu’homme d’action (à l’inverse d’un Borodine), il semble qu’il n’ait été que l’avocat impuissant et de moins en moins écouté d’une politique inapplicable et néfaste dont ses accusateurs se refusent à faire grief aux maîtres du Komintern.
Accusé de déviation droitière, il doit quitter Moscou en février 1928. Son rôle à la tête du communisme indien ne parvient pas à le tirer de ce mauvais pas : on lui reproche d’avoir exagéré la représentativité de son parti et d’avoir mal usé des fonds du Komintern. Critiqué et rétrogradé par le VIe congrès (été 1928), il est exclu de l’I.C. en novembre 1929. Pourtant sa voix a continué de se faire entendre dans la presse de l’internationale ; un livre justifiant son action en Chine paraît à Moscou au début de l’année 1929. Il est probable que cette « anomalie » doit beaucoup à Boukharine (qui conserve, avec la direction de la Pravda, la haute main sur le secteur des publications jusqu’en février 1929). Il était trop tard pour protéger Roy, mais il n’est pas impossible que le dirigeant de plus en plus menacé de la « droite » se soit défendu indirectement contre les attaques de Staline, le clairvoyant de toujours...
Roy s’installe à Berlin où il collabore avec le groupe Brandler-Thalheimer, puis retourne secrètement en Inde en décembre 1930. Arrêté en juillet 1931, il est condamné à six années d’emprisonnement. Libéré en 1936, il adhère au parti du Congrès puis fonde (en 1940) le Parti Radical Démocratique. Roy édite la revue du parti, intitulée The Independent India, puis The Radical Humanist. Il meurt en 1954. Un opuscule publié lors de la dissolution du Komintern (en 1943) montre qu’il était demeuré fidèle à son idéal, même si l’expérience (surtout celle du stalinisme) lui faisait condamner la centralisation excessive de l’I.C. au seul profit du P.C.U.S. et au détriment du pluralisme stratégique qu’il n’aura pas su faire triompher.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article184405, notice ROY, Manabendra N. par Yves Chevrier et François Godement, version mise en ligne le 10 janvier 2017, dernière modification le 10 janvier 2017.

Par Yves Chevrier et François Godement

ŒUVRE : Outre de nombreux articles dans la presse de l’internationale (Internationale communiste, lnprekorr), et dans celle des partis qu’il a animés en Inde (notamment The Radical Humanist), Roy a laissé plusieurs volumes de souvenirs et d’analyse : Revolution and Counterrevolution in China, Calcutta, 1946. — Memoirs, Bombay, 1964. — The Communist International (Bombay, 1943). — Die internationalen Verbündeten der Opposition in der KPdSU (sans lieu ni date d’édition).

SOURCES : Outre une courte biographie in Lazitch et al. (1973), voir l’étude fondamentale de North et Eudin (1963) sur le rôle de Roy pendant la rupture du Front uni en 1927 (à compléter par une étude plus précise sur ses interventions au Ve congrès du P.C.C : North in CQ, n° 8, octobre-décembre 1961), Wilbur (1983) et les témoignages de Zhang Guotao (Chang Kuo-ta’o, I, 1971) et de Mao Tse-tung in Snow (1938).

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