Par Yves Chevrier
Né le 12 novembre 1866 dans le xian de Xiangshan (Guangdong) ; mort à Pékin le 12 mars 1925. Fondateur de la République chinoise et du G.M.D., auquel il a légué son idéologie : les Trois Principes du Peuple.
Sun Yat-sen est né dans une famille de paysans pauvres habitant un village de pêcheurs et de fermiers à quelques lieues de Macao, au cœur d’une région traditionnellement ouverte sur l’extérieur et fortement pénétrée d’influences occidentales depuis la première guerre de l’Opium. Si humble soit-elle, l’enfance du « Père de la patrie » (guofu, dans la terminologie nationaliste) n’en subit pas moins ces influences : le jeune Dixiang (tel est son premier nom) acquiert des rudiments de culture chinoise sous la férule d’un vieux lettré, mais surtout d’anglais auprès des missionnaires.
Il n’a pas treize ans lorsqu’on l’envoie rejoindre son frère aîné établi à Hawaï. Ce premier séjour à l’étranger, long de quatre années (1878-1882), n’est pas de tout repos — les condisciples blancs du jeune Céleste moquent sa longue robe et sa natte —, mais il est enrichissant. Outre une bonne maîtrise de l’anglais, l’adolescent y acquiert une admiration sans borne pour les méthodes occidentales par opposition aux chinoises : les unes font la prospérité de la communauté chinoise d’Honolulu ; il peut constater l’impéritie et l’injustice des autres lorsque son frère le renvoie au village natal. Le contraste entre le monde relativement américanisé où il vient de passer quatre années décisives et l’univers traditionaliste qu’il retrouve s’avère assez vite insupportable : dès l’année suivante (1883), le jeune homme, sans rompre avec les siens, décide de s’installer à Hong Kong où il est entendu qu’il poursuivra ses études. On ne l’en marie pas moins à une voisine, dont il aura trois enfants (parmi lesquels Sun Fo, futur dirigeant nationaliste).
Quelque trente ans plus tard, devenu l’illustre fondateur — en exil — de la République, Sun contracte un second mariage — aux antipodes du premier — avec Song Qingling (宋慶齡), héritière de l’une des familles les plus puissantes et les plus occidentalisées d’une « autre » Chine, celle qui regarde vers les villes, l’Occident et le progrès. Ces deux mariages de Sun Yat-sen illustrent assez bien l’espèce de chevauchement culturel dont sont prisonniers les hommes de sa génération et des suivantes. Chez lui, toutefois, le contact avec l’Ouest est plus enrichissant qu’aliénant, plus stimulant que conflictuel. La Chine et ses traditions pèsent d’un poids si lourd, si indiscutable, qu’il ne craindra pas de les compromettre en les actualisant à l’aide des valeurs et des façons occidentales. Si le compromis forgé par Sun, et dont le temps fort est la formulation du triple-démisme en 1905, lui est bien personnel, l’occidentalisme mesuré dont il se réclame ne lui est pas propre : jusqu’à la rupture violente opérée par Chen Duxiu (陳獨秀) et la génération du 4 mai un syncrétisme sans complexe avec la tradition nationale inspire la tentation occidentalisante des élites chinoises, à l’exemple de Yan Fu (né en 1853) ou de Liang Qichao (né en 1873).
A peine installé à Hong Kong, le jeune retour d’Honolulu s’emploie à fusionner les deux mondes dont il conçoit l’harmonie dans une perspective déjà révolutionnaire (le mot n’existe pas encore, mais la chose se précise très vite dans l’esprit de Sun) : il se convertit au christianisme et, dans le même temps, prend langue avec la puissante Triade (Sanhehui). Le parallélisme entre la conversion chrétienne et l’engagement antimandchou est une double façon d’honorer la tradition — celle des sociétés secrètes, de leur contre-culture et de leur contre-pouvoir, en même temps que celle des Taiping. Mais le séjour à Hong Kong est plus studieux que révolutionnaire. En 1887, Sun s’inscrit au Collège de médecine pour les Chinois, dont il obtient (en 1892) un diplôme de « licencié en médecine et chirurgie ». Le missionnaire qui l’a converti en 1884 lui a donné le nom sous lequel il se fera connaître du monde entier : Yat-sen ; son diplôme lui vaut le titre non moins célèbre de « Docteur Sun ». Durant ses années d’apprentissage à Hong Kong, Sun Yat-sen a pris la peine d’étudier quelques classiques (les histoires dynastiques), mais il se détourne résolument de la consécration mandarinale. Au surplus, ces bribes ne servent qu’à jeter un pont en direction du passé ; elles ne constituent nullement une éducation classique et ne lui éviteront pas d’être snobé pendant longtemps par les lettrés antimandchous. De fait, à vingt-sept ans, après voir passé plus de douze ans à Hawai ou à Hong Kong et s’être donné une profession « à l’occidentale », Sun Yan-sen incarne un type d’homme nouveau, que les tenants de la tradition, bardés de diplômes et de savoir abscons, ne peuvent s’empêcher de regarder comme un illettré. Mais le docteur frais émoulu du Collège de médecine ne rejoint pas la foule grandissante et paisible de la nouvelle intelligentsia : la politique le sollicite, le radicalise. Il en fera son métier et, ce faisant, inaugure un type encore plus nouveau dans la société chinoise en transition que celui de l’intellectuel frotté de techniques occidentales : celui du révolutionnaire professionnel, qui est au brigand ou au lettré dissident de la tradition ce que le docteur, l’ingénieur ou le professeur sont au xiucai (bachelier) et au jinshi (docteur).
L’hostilité de Sun Yat-sen à la dynastie régnante s’est nourrie des désastres qui accablent la Chine et discréditent les tentatives de « restauration » menées dans le cadre du « renforcement » (ziqiang). Ces désastres encadrent les années d’étude : en 1885, la Chine est vaincue par la France ; en 1895, pis encore, par le Japon qui, lui, réussit sa modernisation : preuve, s’il en était besoin après Honolulu et Hong Kong, que les Asiatiques sont tout à fait capables de relever le défi du monde moderne — à condition qu’un pouvoir « étranger » non-Han (les Qing sont réputés non chinois) ne les maintiennent pas dans la servitude et l’obscurantisme. Par un paradoxe aisément explicable, l’humiliante défaite de 1895 établit la réputation du Meiji comme modèle possible d’un renouveau chinois. Sun Yat-sen n’en écartera jamais tout à fait la séduction, même aux pires heures de l’agression japonaise, car il la renforcera d’un solide panasiatisme. A court terme, la défaite marque surtout un tournant dans la vie politique chinoise et dans la carrière de Sun, encore que les deux inflexions ne soient pas identiques. En cristallisant le mouvement réformiste autour de Kang Youwei et de Liang Qichao, elle fait de l’occidentalisation — jusqu’alors prérogative du pouvoir — l’arme et la revendication essentielles de l’opposition. Quant à Sun, elle lui fait brûler l’étape du réformisme et le jette dans la rébellion ouverte : dans la révolution, dont il prend l’avant-garde.
Pourtant Sun n’a pas négligé de s’adresser aux puissants, afin de suggérer des réformes qui sauveraient la Chine, comme les réformistes le feront après 1895. Mais il l’a fait avant : de 1890 à 1892 auprès des fonctionnaires de son district natal ; en 1894 auprès de Li Hongzhang. Alors que la cohorte réformiste ne s’est pas encore ébranlée, il renonce à la persuasion et, optant pour la rébellion, fonde (à Honolulu tout d’abord, puis à Hong Kong) une Société pour la régénération de la Chine (Xingzhongui). Malgré sa minceur — à peine une centaine de membres, commerçants, cuisiniers, employés, tailleurs, petits fonctionnaires, etc. —, la Société incarne déjà les constantes sociologiques et politiques du sunyatsénisme, assis pour l’essentiel sur le Tiers État urbain (la petite-bourgeoise) et financé par les Chinois d’outre-mer. La méthode est également trouvée d’emblée : elle privilégiera toujours le coup d’éclat visant au coup d’État, le complot en association avec les sociétés secrètes, dont le premier rate à Canton dès octobre 1895, avant beaucoup d’autres.
Ces ratages ne sont pas moins congénitaux au sunyatsénisme que son programme politique (le nationalisme, antimandchou à ce stade) ou que son enracinement social. Opposant à la manière douce et patiente du réformisme la violence quelque peu brouillonne d’un carbonarisme à la chinoise, Sun Yat-sen ne parviendra jamais à roder son organisation révolutionnaire : à vrai dire, il n’y aura guère d’organisation avant l’arrivée des conseillers soviétiques à Canton en 1923... S’il faut en croire la pénétrante étude de C.M. Wilbur, Sun Yat-sen aura passé plus de temps à financer la révolution et à s’en faire l’avocat auprès des puissances étrangères qu’à la penser et (surtout) à l’organiser. Ces priorités caractérisent un style clairement opposé à celui de Lénine, son (presque) contemporain (1870-1924), chez lequel la proportion est plus qu’inverse. Au reste, si Lénine « découvre » Sun Yat-sen dès 1912 (il voit en lui moins un confrère que le chef populisant de l’aile révolutionnaire d’une bourgeoisie encore mal dégrossie), la découverte du léninisme par Sun doit attendre encore une décennie et, lorsqu’elle intervient au début des années c’est le résultat (la victoire) plus que la méthode qui la motive. Dans ses faiblesses même en regard du modèle léninien, Sun Yat-sen s’affirme délibérément chinois. Avant l’apparition du communisme en Chine (c’est- à-dire avant l’époque du 4 mai), ce que la génération de révolutionnaires dont il devient l’inspirateur retient de l’expérience russe, ce n’est pas la dure leçon du bolchevisme, mais le flamboyant exemple du terrorisme individuel lié au populisme et au nihilisme. Plusieurs des principaux dirigeants nationalistes — c’est le cas d’un Wang Jingwei (汪精衛) — devront leur audience à de tels exploits.
Le coup de force manqué à Canton élargit considérablement celle de Sun, qu’elle contraint du même coup à l’exil. Coup sur coup, deux événements achèvent de le camper sur la scène révolutionnaire. A Kobé, où les fugitifs de Canton abordent en novembre 1895, les journaux relatent l’incident de Canton : déchiffrant avec peine une langue qui leur est inconnue mais qui s’écrit en partie avec les caractères chinois, Sun et ses amis découvrent que dans la sémantique modernisée du japonais leur action, décrite comme une « révolution », s’écrit à l’aide des deux idéogrammes qui désignent la rupture du mandat céleste par quoi la tradition confucéenne explique la chute des dynasties. Geming = kakumei = révolution : les fugitifs, qui se croyaient auteurs d’une rébellion (zaofan) à la mode ancienne se découvrent révolutionnaires ! Ils décident d’appeler Parti révolutionnaire (Gemingdang) la Société pour la régénération de la Chine. Avec la révélation de Kobé, la révolution est née dans l’imaginaire politique de la Chine moderne. L’incident de Londres — en octobre 1896 Sun échappe de peu à une tentative de kidnapping perpétrée par les sbires de la légation chinoise — ne révèle pas Sun Yat-sen à lui-même, mais au public occidental. Dans la réaction indignée de l’opinion anglaise, il croit déceler la marque d’une sympathie profonde, qui soutiendra toujours ses espérances d’entente avec l’Occident malgré l’indifférence ou l’hostilité des chancelleries.
Au cours des quinze années suivantes (1896-1911), Sun Yat-sen mène de capitale en capitale, de continent en continent (s’il vit à Tokyo, il voyage beaucoup en quête perpétuelle de fonds et de sympathies...) l’existence errante du proscrit. Hormis trois brèves escales à Shanghai et une courte incursion à la frontière tonkinoise du Guangxi (afin d’observer de près une tentative de révolte en 1907), il ne remettra pas le pied sur le sol chinois avant d’être proclamé président de la (toute nouvelle) République à la fin de l’année 1911. Ayant coupé sa natte dès 1895 - le geste symbolise le refus d’obéissance aux Mandchous honnis —, l’inlassable commis voyageur de la Révolution s’habille désormais à l’occidentale. Face aux momies à longues robes de la Cité interdite, ses portraits jaunis le montrent cravaté et moustachu, tantôt gominé, tantôt calamistré... Comme sa mise, son langage et ses idées politiques subissent l’influence des modes du temps. S’il a pris connaissance du marxisme au British Muséum (comme Marx et Lénine, mais plus fugitivement, il y a fait de studieuses lectures) ; s’il a vu les « slums », les grèves, les trade-unions ; s’il pense que le capitalisme industriel est dommageable, il n’en conclut pas que la révolution chinoise doive suivre le modèle européen. Pauvre et retardataire, la Chine a au moins l’avantage d’échapper à la lutte des classes : afin de l’en préserver, Sun Yat-sen envisage de réformer sa société tout en la délivrant du carcan mandchou. Le choix d’un socialisme évolutif et réformiste trahit l’influence prédominante de Darwin et Spencer, mis à la mode par Yan Fu et Liang Qichao. Mais dans la mesure même où Sun prévoit de donner un contenu social au changement de régime, il va plus loin que ses prédécesseurs. Le profil de cet ajout destiné non pas à combattre le capitalisme, mais à en prévenir les effets, doit beaucoup aux théories de Henry George sur l’appropriation étatique de la plus-value foncière et l’égalisation de la propriété de la terre. Ainsi, en cédant plus facilement que les réformistes aux influences du socialisme européen (et surtout aux chimères de Progrès et pauvreté), Sun Yat-sen déchiffre mieux — ou moins mal — l’avenir de la révolution chinoise.
La pénétration théorique, pourtant, n’est pas son fort : un Jiang Kanghu (江亢虎.) mettra George à bien meilleure contribution et, conscient de ses limites, Sun laissera à d’autres le soin de croiser le pinceau avec Liang Qichao en approfondissant son programme social (voir Zhu Zhixin (朱執信)). Chez l’inventeur de la révolution, c’est un instinct plus sûr — celui de la nécessité politique — qui guide l’annexion du social au programme révolutionnaire et qui, du même coup, en limite soigneusement les effets afin de préserver l’unité nationale. Dans cette unité, Sun a justement reconnu le thème rassembleur et l’objectif commun de tous les révolutionnaires, mais sa conception du nationalisme, lente à mûrir, n’échappe que tardivement à la gangue ethnique (antimandchoue) qui caractérise le légitimisme des sociétés secrètes. En comparant le sort de la Chine à celui de l’Inde et d’autres nations (guojia) soumises par l’Occident, un Liang Qichao va beaucoup plus loin. Il est vrai que les conséquences politiques de cette réflexion (qui conduiront Liang à soutenir la dynastie puis Yuan Shikai comme les ultimes remparts de l’intégrité chinoise à l’extérieur et de l’unité à l’intérieur) vont isoler Liang tandis que Sun, en se trompant davantage, aura l’oreille antimandchoue de tous les opposants au régime... Plus tard, lorsque l’écran (ou le prétexte ?) mandchous auront été percés, Sun actualisera le thème : contre les seigneurs de la guerre, il appellera au rassemblement du peuple chinois, disséminé « comme sable au vent » ; contre la tutelle étrangère, il dénoncera l’infamante situation de « sous-colonie » faite à la Chine. De même, il est trop occupé au combat politique pour s’aviser, comme Chen Duxiu le fait après 1913, que l’oppression de Confucius est plus lourde que ne l’était celle des Qing : en bon politique, il ne lui restera qu’à se rallier au mouvement du 4 mai, ce qui lui permettra de saluer la nécessaire dimension culturelle de la révolution chinoise (tout en n’allant pas si loin que les iconoclastes dans le rejet de la tradition) au moment même où, de son côté, et pour de semblables raisons d’opportunité, Lénine découvre lui aussi les vertus de la « révolution culturelle »... Condamnés à se ressembler à travers des prismes déformants, les deux hommes possèdent à fond la même qualité ; leur intransigeance (sans doute moins cuirassée de principes chez Sun) est v le gage d’une constante souplesse.
Aussi, lorsqu’il résume en une vaste somme l’expérience d’une décennie (Sanminzhuyi, Les Trois Principes du Peuple, 1905), Sun Yat-sen ne se contente-t-il pas de remporter une éclatante victoire tactique (en rassemblant sous son égide les divers groupes révolutionnaires, qui se rallient à son programme). Nationalisme, démocratie, socialisme (minsheng, ou « bien-être du peuple ») : la formule continuera d’inspirer les générations révolutionnaires jusqu’en 1949 (puis le régime nationaliste réfugié à Taiwan par la suite). En évoluant dans le détail : avant de s’appliquer à la reconquête de l’indépendance nationale, le premier principe vise à chasser ; la dynastie « étrangère » des Mandchous ; le second prévoit l’établissement d’une République fondée sur la séparation de cinq pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire, censure et examen), mais Sun lui-même à Canton, puis les Nationalistes à Nankin au cours des années 1930, et enfin à Taiwan, lui donneront un contenu bien différent, une période de gouvernement militaire (junzheng) destinée à réunifier le pays devant précéder une période de tutelle (xitizheng), prélude autoritaire à l’instauration du régime parlementaire (yangzheng). De leur côté, les Communistes ont surtout sollicité le principe « social ». Au demeurant, son auteur, en s’alliant au P.C.C., ne l’a-t-il pas identifié au socialisme ? « Le minsheng c’est le socialisme plus le communisme », déclare-t-il en substance à Maring, envoyé du Komintern, en 1922 — étant entendu que l’amalgame exclut Marx. Enfin, le « bien-être du peuple » suppose un puissant effort de reconstruction nationale et de modernisation : en mettant l’accent (après 1911) sur la nécessité du progrès économique, Sun Yat-sen aura également fondé l’action modernisatrice des deux régimes qui, de nos jours encore, s’attachent à développer la Chine socialiste et la Chine capitaliste. Singulier destin que celui de ce fatras inlassablement glosé auquel les Communistes eux-mêmes ont dû se référer ! En dépit ou à cause du flou et de la fluidité des idées, aucun ouvrage n’aura mieux contribué à l’éducation politique de la Chine révolutionnaire.
Avant 1905, année féconde entre toutes de la synthèse idéologique et du rassemblement, Sun Yat-sen ne s’est guère imposé aux exilés qui affluent à Tokyo. Un temps esquissé avec Liang Qichao et les réformistes (qui ont dû fuir la répression conservatrice après l’échec des Cent Jours en 1898), la collaboration avec l’aile plus modérée de l’opposition antimandchoue a fait long feu en 1903. Par la suite, Liang dispute à Sun Yat-sen l’audience de la nouvelle bourgeoisie et des étudiants. C’est pourtant la Chine des « ports ouverts » et des universités qui, avec les sociétés secrètes et l’outre-mer, constitue la force de Sun. Mais cette force est trop localisée en regard du macrocosme chinois — le Guangdong, les mers du Sud et Tokyo — pour qu’il puisse s’imposer aux autres groupes révolutionnaires, concentrés dans la vallée du bas et du moyen Yangzi (avec Cai Yuanpei et Zhang Binglin dans le Zhejiang et le Jiangsu, Huang Xing dans le Hunan). Ces groupes ne sont pas moins actifs que la Société pour la régénération de la Chine (le Gemingdang) et leurs chefs, à commencer par Zhang Binglin aux yeux duquel Sun n’est qu’un « hors-la-loi sans culture », tiennent à l’écart le révolutionnaire du Sud. Mais en 1904 Huang Xing est obligé de s’enfuir après l’échec d’un soulèvement à Changsha. S’étant réfugié à Tokyo, il y rencontre Sun Yat-sen, apprend à respecter le personnage et succombe au charme du triple-démisme (tout juste concocté). Grâce à son ralliement, les principales sociétés révolutionnaires sont fondues dans une Ligue (ou alliance) Jurée (Tongmenhui), établie à Tokyo en 1905. L’unification du camp révolutionnaire sur la base d’un programme républicain et triple-démiste marque un progrès considérable et, dans le domaine des idées au moins, très sensible dès 1905 : dans les colonnes du Minbao — le journal de la Ligue — une vigoureuse polémique ne tarde pas à opposer les champions du sunyatsénisme, conquis par diverses écoles de socialisme européen, au conservatisme de plus en plus appuyé de Liang Qichao (voir Zhu Zhixin (朱執信)). Mais sur le plan organisationnel, la Ligue hérite des faiblesses antérieures, auxquelles s’ajoutent des rivalités de personnes et, après 1907, une sorte de démobilisation causée par la faveur grandissante de l’anarchisme, répandu à partir de Paris et de Tokyo (voir Li Shizeng (李石曾) et Wu Zhihui (吳稚輝)).
Ces faiblesses chroniques expliquent que la Révolution de 1911 prenne Sun Yat-sen et sa Ligue au dépourvu. Entre 1907 et 1911, la Ligue s’est épuisée à organiser huit soulèvements dans les provinces méridionales (plus accessibles), mais elle n’a pas pris part à celui de Wuchang, qui donne le coup d’envoi à la révolution en octobre 1911. Dans le même temps, le radicalisme illusoire dans lequel elle a entretenu ses adeptes les a coupés de l’opposition beaucoup plus large mais plus modérée des notables, qui prennent l’initiative du mouvement dans la plupart des provinces. L’influence de Sun ne s’exerce que de manière indirecte et diffuse, en particulier sur les officiers des armées du Sud et la maigre bourgeoisie de Shanghai et Canton. Tandis que ses partisans s’efforcent de reprendre pied, Sun Yat-sen, que l’annonce du soulèvement a surpris à Denver, ne se hâte pas de rentrer. S’attardant en Angleterre et en France pendant deux mois et demi (il s’emploie à contrecarrer l’exécution d’accords financiers liant les Mandchous aux Puissances), il laisse la révolution s’étendre et s’organiser sans lui. Il est probable que la présidence de la République lui aurait échappé si Huang Xing et Li Yuanhong n’avaient mis autant d’acharnement à se la disputer. Enfin, son arrivée à Shanghai (le jour de Noël 1911) dénoue le conflit. Les délégués des assemblées provinciales qui se sont ralliées à la révolution l’élisent président de la République le décembre. A titre provisoire seulement, car il est d’ores et déjà entendu que le titre doit revenir à Yuan Shikai. Sun Yat-sen est investi à Nankin le 1er janvier 1912.
C’est entre les mains de Yuan que la Cour a remis son sort. Après avoir poussé une rude offensive sur le Yangzi (afin de se faire craindre des deux camps), le puissant chef des armées du Nord impose son arbitrage : l’Empereur abdique le 12 février ; Sun Yat-sen s’efface le lendemain. Désormais établie dans toute la Chine, la République fait l’expérience du parlementarisme. Tenant un congrès en mars 1912, la Ligue jurée accepte de se prêter à cette expérience : conformément à son « principe démocratique », Sun Yat-sen a tranché en faveur des partisans de la collaboration avec Yuan Shikai (sous contrôle parlementaire) contre les avocats de la lutte armée qui, tels Hu Hanmin, Liao Zhongkai (廖仲愷) et Zhu Zhixin, voulaient se replier dans le Sud avant de reprendre la lutte contre le Nord. En août 1912, la Ligue cède la place à un nouveau parti. Abandonnant le programme social de Sun et rassemblant les mécontents ce Guomindang (Parti nationaliste, à ne pas confondre avec celui que nous connaissons encore à l’heure actuelle) gagne les élections parlementaires de décembre 1912-janvier 1913.
Sun Yat-sen en laisse la direction effective à Song Jiaoren. Il semble s’intéresser davantage au développement économique du pays, dont il a exposé le projet à Yuan Shikai en septembre 1912. Trop heureux sans doute d’éloigner un rival à si bon compte, Yuan l’a nommé directeur de la planification ferroviaire. Les caisses de l’État étant vides, Sun est chargé de trouver les fonds nécessaires à l’extension du réseau ; il n’en perçoit pas moins un traitement mensuel de 30 000 taels, ce qui fait sourciller quelques journalistes. La bonne entente entre les deux premiers présidents de la République chinoise dure jusqu’au lendemain de la victoire électorale des adversaires de Yuan. En quelques mois, le « principe démocratique » fait la preuve de sa tragique inadéquation : Song Jiaoren est assassiné en mars ; en juillet-août, les provinces méridionales (qui échappent encore à l’emprise de Yuan) se soulèvent en liaison avec les dirigeants du Guomindang, convertis avec un an de retard au programme de lutte armée qu’ils avaient repoussé au printemps 1912. Aussi mal préparée que la première, cette « seconde révolution » n’a pas même le soutien d’une bourgeoisie indifférente, lassée ou craintive. Sun Yat-sen, bientôt rejoint par de nombreux membres du Guomindang, s’enfuit au Japon dès août 1913. En Chine, où le parti est dissous en novembre, Yuan Shikai établit la dictature ; sa disparition (en 1916) ne fera qu’aggraver le mal en plongeant le pays dans l’anarchie militaire et médiévale des « seigneurs de la guerre ».
Commencée non sans détachement, la « brève période du triomphe » (C.M. Wilbur) s’achève dans l’amertume. Au cours de ces deux courtes années, l’instinct politique de Sun aura été trompé par son idéalisme. Il n’abandonnera pas son rêve de modernisation, agrandi par la fréquentation du pouvoir aux dimensions monstrueuses (et saint-simoniennes !) d’une utopie ferroviaire quadrillant la Chine du Nord au Sud et d’Est en Ouest sans souci du relief et des problèmes financiers. Mais la trahison de Yuan lui apprend que la révolution n’est point achevée par son accomplissement le plus ostensible (la chute des Qing), et qu’elle ne le sera qu’à l’aide d’une reconquête militaire du Nord par le Sud : c’est le germe d’une nouvelle idée-fixe, celle de l’Expédition du Nord ou Beifa qui, après maintes tentatives infructueuses, sera menée à bien par Chiang Kai-shek de 1926 à 1928.
La désillusion lui apprend aussi que la démocratie ne saurait être la récompense immédiate d’une révolution si étrangère à l’épure esquissée dans les Trois Principes. Le Sun Yat-sen vaincu et presque quinquagénaire qui se réinstalle à Tokyo en septembre 1913 est-il en passe de devenir un modernisateur autoritaire comme le XXe siècle — en Chine et ailleurs — en verra tant ? Peut-être (sans doute ?) le fût-il devenu, avec plus de bonheur qu’un Chiang Kai-shek (du moins quant à la nécessité du progrès économique et de l’ouverture idéologique), s’il eût vécu plus longtemps. Mais il ne lui reste que douze années à vivre (1913-1925) et ce petit reste — après une décennie de traversée du désert — le fait mourir nettement à gauche, grâce au supplément d’âme révolutionnaire que lui valent deux années d’alliance avec les Soviétiques et de Front uni avec le P.C.C. (1923-1925).
Ces douze années sont dominées par une idée-maîtresse : l’opposition par tous les moyens aux gouvernements « usurpateurs » de Pékin. Mis à part ce fil conducteur, les dix premières années de la reconquista (1913-1923) sont d’une instabilité remarquable, car le moyen choisi par Sun — la constitution d’un gouvernement rival à Canton, dont il veut faire la base territoriale de la Beifa — échoue régulièrement. Le « patriote frustré » (Wilbur) domine encore moins bien la scène politique que le révolutionnaire brouillon d’avant 1911. Tantôt à Shanghai, tantôt à Canton (après trois ans d’exil au Japon, il fait dans chacune de ces villes trois séjours alternés d’une durée moyenne inférieure à deux ans), il est un « Lénine à Zürich » (c’est-à-dire au plus bas) affectant — c’est sa seule force — les grands airs d’un de Gaulle à Londres.
Au Japon, Sun a tout d’abord tenté de recréer un parti. Mais s’il tente bien de pallier les faiblesses de la Ligue jurée en imposant l’obéissance absolue au chef (en échange de prébendes à valoir après le succès de la révolution !), ce Zhonghua Gemingdang (Parti révolutionnaire de Chine), fondé en juillet 1914, rebute la plupart des exilés, pour des raisons au reste fort variées (voir Chen Duxiu (陳獨秀)) : n’est pas Lénine qui veut ! Plus démuni que jamais (la concurrence s’efforce de capter le soutien financier des mers du Sud), Sun rentre dans la mère-Patrie. S’étant installé une première fois à Shanghai de mai 1916 à juillet 1917 (les difficultés politiques puis la mort de Yuan Shikai en juin 1916 ont permis ce retour), il s’oppose à l’entrée en guerre de la Chine aux côtés de l’Entente, puis à une tentative de restauration des Mandchous. Le « mouvement pour la protection de la Constitution » auquel il prend part établit un gouvernement militaire dissident dans le Sud en juillet 1917. Nommé « grand maréchal », Sun s’établit à Canton. Mais la clique du Guangxi, dont les troupes occupent la ville, le chasse (ainsi que Chen Jiongming, seigneur de la guerre du Guangdong) en avril 1918. De leur côté, les Puissances ont refusé de l’aider en différant le reversement des recettes douanières correspondant à la part du Sud dans le trafic maritime. Privé de base territoriale et d’armée, Sun regagne Shanghai. De mai 1918 à novembre 1920, il y a recours à des moyens plus classiques : négociations Nord-Sud pour la réunification du pays, intrigues souterraines avec les cliques militaristes et, au lendemain du 4 mai 1919, développement de la propagande (avec la création de Jianshe zazhi (Le Magazine de la reconstruction) et de Xingqi Pinglun (La Semaine critique) en août 1919) et reconstitution du parti. Fondé outre-mer le 10 octobre 1919, le Zhongguo Guomindang (Parti nationaliste de Chine) est institué en Chiné le 9 novembre 1920 : il s’agit bien, cette fois, du Guomindang (G.M.D.) qui a perdu la partie en 1949 mais continue de régner à Taiwan.
Quoiqu’il trouve le temps d’approfondir sa réflexion politique et d’écrire — dans les Souvenirs d’un révolutionnaire chinois il analyse les causes de l’échec ; sa foi moderniste s’affirme dans Le Développement international de la Chine, vaste plan d’aménagement ferroviaire, portuaire, industriel et urbain auquel les étrangers sont censés apporter leur soutien financier — Sun Yat-sen, nous l’avons vu, passe à côté du grand frisson intellectuel de l’heure. Et si certains de ses fidèles (Hu Hanmin, Dai Jitao, Liao Zhongkai, Zhu Zhixin, Shao Lizi, etc.) fréquentent assidûment les « nouveaux intellectuels » marxisés de Shanghai (qui sont en train de jeter les bases du P.C.C. : voir Chen Duxiu (陳獨秀) et Shen Xuanlu (沈玄廬)), si lui-même rallie le mouvement, son panasiatisme un peu trop appuyé ne contribue guère à rehausser son prestige auprès d’une intelligentsia farouchement antijaponaise. C’est un événement fortuit — en octobre 1920 Chen Jiongming reprend pied dans le Guangdong — qui met fin à ce passage à vide. La clique du Guangxi est chassée de Canton, où Sun et Chen s’installent dès novembre.
Jusqu’à la rupture d’août 1922, la collaboration avec Chen Jiongming va constamment achopper sur la question de la Beifa. Seigneur de la guerre « éclairé » (et au demeurant membre du G.M.D.), Chen Jiongming, fort représentatif en cela de la démission des élites chinoises, accepte le morcellement provincial de la Chine : sous couleur d’un vague fédéralisme, il ne s’occupe que de la « reconstruction du Guangdong ». Le nationalisme de Sun Yat-sen renonce moins facilement à la nation chinoise. Aussi s’en fait-il proclamer président extraordinaire (feichang dazongtong) en mai 1921 et, passant outre aux réticences de Chen, envahit-il le Guangxi durant l’été. Installé à Guilin jusqu’au printemps suivant, il tisse une invraisemblable toile d’intrigues : locales (contre Chen, qui l’asphyxie en raréfiant munitions et fonds), nationales (avec Zhang Zuolin, maître de la Mandchourie, contre Wu Peifu et la clique du Zhili, qui occupent Pékin) et internationales (c’est alors qu’il reçoit Maring et, pour la première fois, se montre réellement tenté par une coopération avec les Soviétiques). Ces pathétiques efforts ne lui permettent pas d’envahir le Hunan (étape suivante de la Beifa), comme il l’avait prévu. Il doit au contraire rentrer en juin 1922 à Canton, d’où il tente en vain d’expulser les partisans de Chen. Sauvé in extremis par sa garde personnelle et par une canonnière anglaise qui le conduit à Hong Kong, il embarque sur le vapeur de Shanghai le 9 août.
Ce nouvel (et troisième) « exil » shanghaïen est aussi bref (août 1922- février 1923) que décisif. Tout en travaillant à la reconquête de Canton (chose faite en février), Sun joue à fond la carte soviétique dans la partie qu’il a engagée pour la prise de Pékin. Le Komintern, de son côté, abandonne Wu Peifu (voir Yang Defu (楊德甫)) et, grâce à Maring, les modalités internes de l’alliance (place subordonnée du P.C.C. dans le Front uni, les Communistes devant adhérer à titre individuel au G.M.D. et se soumettre à son idéologie) sont arrêtées au mieux des intérêts de Sun (en sorte que les Communistes, à commencer par Chen Duxiu, lui ont attribué — plutôt qu’à Maring — la paternité d’une formule dont ils n’ont cessé de déplorer le danger et l’injustice). Passée inaperçue à l’époque au milieu du flot de déclarations qui émanent du Q.G. shanghaïen de Sun, la célèbre Déclaration Sun-Joffe scelle l’accord le 26 janvier 1923.
Destinée tout d’abord à faciliter la reconquête de Pékin, l’alliance soviétique, immédiatement concrétisée par l’arrivée des sovetniki (conseillers soviétiques) civils (voir Borodine) et militaires (voir Blücher), consolide la base territoriale du Guangdong et dote enfin Sun des instruments — parti et armée — qui lui ont fait si cruellement défaut. Pourtant la création de l’Académie militaire de Huangpu (Whampoa) et la réorganisation du G.M.D. sur le modèle soviétique ne suffisent pas à moderniser tout à fait l’idée qu’il se fait de la révolution. Tandis que ses partisans font le coup de feu dans Canton même contre ceux de Chen Jiongming, le Grand Maréchal, peu soucieux de la maigreur de ses forces, se porte sur la frontière septentrionale du Guangdong afin de lancer une nouvelle Beifa. La « grande », la traditionnelle politique n’a pas perdu son attrait : le mouvement coïncide avec celui que Zhang Zuolin (auquel Sun s’est à nouveau allié) effectue sur Pékin. Lorsque Feng Yuxiang, autre allié de Zhang, prend la capitale (octobre 1924), Sun s’y rend en hâte afin de prendre sa part de pouvoir. Il y meurt d’un cancer en mars 1925.
Sun Yat-sen a beau avoir intrigué et guerroyé contre Pékin et les militaristes pendant plus d’une décennie, l’occasion lui a paru plus importante que la lente marche de la Révolution à partir du Sud. Il faut se rendre à l’évidence : qu’il s’agisse de tractations ou d’expéditions militaires, l’ennemi juré des seigneurs de la guerre épouse sans complexe les mœurs du militarisme. En cela, il ne fait qu’accuser l’universelle militarisation de la vie politique, dont le destin ultérieur d’un Chiang Kai-shek et celui même de la révolution communiste témoigneront à leur tour.
Reste que Sun Yat-sen est mort à gauche. Si la contamination militariste est sans mystère, cette mort laisse une énigme en suspens : celle des rapports de Sun avec le communisme.
Deux années de collaboration fructueuse ont plus marqué sa pensée — et l’avenir du G.M.D. — que son style. Mais jusqu’à quel point ? Le G.M.D. rénové n’est plus considéré comme une société secrète ou comme la caisse de la révolution, mais comme un instrument du pouvoir. Refondue en 1924 (au cours d’une série de conférences prononcées à l’École normale supérieure du Guangdong), la doctrine évolue sur deux points essentiels. Désormais plus agressif, son nationalisme s’en prend ouvertement aux « impérialistes » (alors que Sun avait toujours rêvé d’une entente avec les Occidentaux et le Japon). Ses tendances sociales se précisent aussi. Elles n’étaient pas absentes, au moins à l’état velléitaire : à Canton comme à Shanghai, avant comme après le 4 mai, Sun Yat-sen s’était tourné non plus seulement vers la paysannerie, mais en direction du tout nouveau prolétariat urbain. Sa caution avait favorisé l’essor d’un syndicalisme volontiers utopiste et résolument modéré, fondement de la (future) audience ouvrière du G.M.D. dans les deux métropoles (voir Ma Chaojun (馬超俊), Chen Bingsheng (陳炳生), Huang Huanting (黃煥廷), Huang Jiemin (黃介民)). Délibérément grossies par Maring, ces initiatives avaient beaucoup fait pour asseoir la réputation de Sun à Moscou. Grâce aux sovetniki, elles prennent un tour plus radical en 1924 avec la formulation des Trois Grandes Politiques (entente avec l’U.R.S.S., avec le P.C.C., soutien au mouvement populaire) destinées à relayer, vingt ans après, les Trois Principes. Sans doute se hâte-t-il plus lentement que Borodine, sans doute « sa » Chine de 1925 est-elle une nation sans classes comme celle de 1905 et celle qu’il veut « reconstruire ». Mais il laisse faire Liao Zhongkai, qui laisse faire les communistes. Résultat, le gouvernement cantonais soutient les syndicats, édicte une réforme agraire, tient tête aux Britanniques, Canton et sa région deviennent la première « base » militaire et territoriale d’une révolution qui s’affirme aussi sur le plan social... Faut-il prêter à Sun Yat-sen le calcul de la gauche nationaliste (voir Liao Zhongkai (廖仲愷), Gan Naiguang (甘乃光)) : utiliser les compétences particulières de l’allié communiste afin de mobiliser le « peuple » contre les adversaires du G.M.D. (seigneurs de la guerre, notables, puissances étrangères), tout en stimulant les organisations nationalistes elles-mêmes afin de ne pas abandonner le terrain au P.C.C. ? Dans la mesure encore restreinte mais nullement négligeable où la question s’est posée du vivant de Sun Yat-sen, il semble qu’il l’ait résolue de manière typiquement pragmatique en jouant à fond la carte de l’alliance, en soutenant les efforts de la gauche pro-communiste contre les réticences de la droite, mais sans s’abuser sur les convergences de rencontre auxquelles Borodine et lui feignaient de croire (lors de leurs fameuses « conversations »), et en distinguant surtout l’alliance d’État à État qui le liait aux Soviétiques (en toute liberté) de la coalition partisane qui, pensait-il, lui soumettait le P.C.C. Bref, en se faisant un rempart des accords Sun-Joffe, qu’il avait su conclure à son avantage. L’événement a justifié ce calcul puisque les Soviétiques sont partis quand on les a congédiés, tandis que le P.C.C. (du moins celui que connaissait Sun : ne lui demandons pas d’avoir prévu Mao !) s’est laissé écraser lorsque les fins nationalistes sont devenues incompatibles avec le moyen communiste.
De fait, l’opposition idéologique est plus nette que l’attitude ondoyante du politicien : tout l’homme est dans ce contraste. Caractère d’exception mais plus idéaliste que volontariste, politique tortueuse, voire pusillanime, mais guidée par une seule obsession : celle du « fuqiang » (la « richesse » et la « puissance » de la Chine), que reste-t-il de Sun Yat-sen une fois admises l’inconsistance de la forme et la constance du fond ? Saluer son influence ou lui accorder (à titre hypothétique) une vocation de modernisateur autoritaire (si les circonstances s’y fussent prêtées, car chez lui beaucoup dépendait d’elles), n’est pas suffisant. Retenons plutôt dans l’héritage idéologique les traits opposés qui caractérisent assez bien les forces et la faiblesse du mouvement nationaliste dans l’affrontement avec le P.C.C. dont sa mort donne le coup d’envoi.
Conçue non pas comme la rupture de l’ordre ancien mais comme la reconstruction par étapes d’un ordre nouveau, la révolution nationale est un projet global au même titre que celui du communisme. Bien que ce tout, chez Sun lui-même (et ce en dépit des velléités cantonaises) soit mal assuré dans sa partie sociale, Sun Yat-sen n’est assurément pas responsable du rendez-vous manqué entre G.M.D. et crise sociale qui fera le lit du communisme rural. Il l’est encore moins des insuffisances économiques du régime de Nankin, encore que sa foi modernisatrice ait souvent emprunté les voies les plus étranges : les chimères ferroviaires sont d’un saint-simonisme explicable par la situation historique, mais que dire de l’appel à repeupler un pays croulant de misère sous prétexte d’affronter le « péril blanc » ? Écartons ici l’axe national de cette politique : Sun a trouvé des mots forts et justes pour l’exprimer, mais le consensus dont il est devenu le symbole doit moins à son action personnelle (hormis durant la période sombre de l’avant 4 mai) qu’à la ténacité des nouvelles élites chinoises. Reste la crise de l’État : sur ce plan-là, où s’affirment la lucidité, l’efficacité et la postérité du sunyatsénisme, le second Sun Yat-sen (celui d’après l’échec essuyé en 1912-1913) est encore plus grand que le premier (l’apôtre de la révolution antimandchoue) : pour avoir compris, presque seul, à l’heure où la chute de l’Empire et l’avènement des seigneurs de la guerre désagrégeaient l’unité chinoise et pulvérisaient l’État, que la révolution serait vouée en premier lieu à rétablir l’une en reconstruisant l’autre. Et pour avoir donné l’exemple d’une révolution conduite comme une entreprise militaire à base locale et régionale. Certes, dans ce domaine aussi, l’héritage — et l’efficacité — se divisent : à Chiang Kai-shek l’unification de type traditionnel, avec l’insuccès qu’on sait ; aux communistes le perfectionnement de l’osmose entre militarisation et révolution... Sun Yat-sen aurait-il frayé la voie de la relève communiste par ce qu’il a apporté de plus original à la révolution ? Voilà qui relativise ; « compromissions » de 1922-1925. Et donne, dans l’absolu, la juste mesure du personnage : par l’invention du recours à la guerre dans le contexte « modernisé » du XXe siècle et de l’idéologie révolutionnaire, le père de la révolution chinoise prend rang aux côtés de Chen Duxiu (陳獨秀), Peng Pai (澎湃) et Mao, ses grands innovateurs.
Par Yves Chevrier
ŒUVRE : L’abondante production de Sun Yat-sen a donné lieu à d’innombrables gloses. Pour s’en tenir à l’œuvre de Sun lui-même, il faut comparer les Guofu quanji (Œuvres complètes) éditées à et par Taibei (6 vol., 1961) aux Sun Zhongshan Xuanji (Œuvres choisies), éditées à et par Pékin (2 vol., 1957). Les ouvrages les plus marquants sont : Kidnapped in London : Being the Story of My Capture by, Détention at, and Release from the Chinese Légation, Londres, 1897. — Sanminzhuyi (Les Trois principes du peuple), 1905 (revu en 1924). Traduction française : Le Triple-démisme, Shanghai, 1930. — Sun Wen Xueshuo (Mémoires de Sun Wen), Shanghai, 1918. Traduction anglaise : Mémoirs of a Chinese Revolutionary, Londres, 1927. — Shiye jihua (Le Plan industriel), 1919. Version anglaise : The International Development of China, Shanghai, 1920.
SOURCES : La bibliographie sunyatsénienne est considérable. Outre BH et l’indispensable histoire politique de Li Chien-nung (1956), bornons-nous à mentionner les ouvrages fondamentaux en langues occidentales qui ont guidé cette notice : Schiffrin (1968) pour l’activité politique jusqu’à la fondation du Tongmenhui, Friedman (1974) sur les années d’exil après l’échec de 1913 et Wilbur (1976), qui fait justice d’un grand nombre de légendes et d’inexactitudes, Eastman (1974) enfin, qui explore l’avortement du potentiel révolutionnaire du sunyatsénisme sous le régime de Chiang Kai-shek pendant la Décennie de Nankin (1927- 1937).