WANG Ming 王明 (CHEN Shaoyu 陳紹禹, dit)

Par Yves Chevrier

Né le 23 mai 1905 dans le Anhui ; mort en exil à Moscou le 27 mars 1974. Chef de file des Vingt-huit Bolcheviks (la faction internationaliste du P.C.C.) et l’un des principaux rivaux de Mao Tse-tung au cours des années 1930.

Pour avoir très tôt creusé un sillon original, l’histoire du P.C.C. a suscité maint « homme de Moscou » qui, soit attachement idéologique, obéissance ou simple hasard géographique (s’il militait à Shanghai plutôt qu’au Jiangxi...), a cru incarner la ligne du Komintern alors qu’il illustrait une conception périmée de la révolution. Mais nul n’a défendu l’orthodoxie avec plus de constance et moins d’inconscience que le premier des Vingt-huit Bolcheviks. Il est vrai que les circonstances ont plus aidé la vocation anti-maoïste de Wang Ming qu’elles n’ont favorisé celle d’un Li Lisan (李立三) ou d’un Qu Qiubai (瞿秋白). Qu et Li s’emparent de la révolution urbaine quand la révolution rurale ne compte guère encore, et sont balayés comme fétus. Mais la grâce du Kremlin place et maintient Wang Ming à la tête du P.C.C. alors que Mao Tse-tung (毛澤東) engage la révolution chinoise dans une voie nouvelle. Il s’ensuit un affrontement direct et prolongé dont les situations et les prétextes évolueront au cours des années 1930, mais dont l’objectif — la suprématie dans le Parti — et l’enjeu — l’indépendance du communisme chinois à l’égard de Moscou — ne varieront pas.
Issu d’une famille de paysans aisés de l’Anhui, Chen Shaoyu, plus connu sous le pseudonyme de Wang Ming, fait des études secondaires à Wuhan avant d’entrer à l’Université de Shanghai (voir Qu Qiubai (瞿秋白)). De multiples contacts avec les communistes de la grande métropole préludent à son adhésion (en 1925) au P.C.C. Celle-ci n’est que le marchepied d’un premier séjour de cinq ans à Moscou (1925-1930). Un autre suivra (1932- 1937), avant l’ultime exil (1956-1974) : comme il se doit l’« homme de Moscou » est le dirigeant du P.C.C. qui aura le plus longtemps séjourné en U.R.S.S... Ses capacités linguistiques et idéologiques distinguent bientôt Chen, élément brillant et studieux, parmi la foule (en général un peu plus âgée) des étudiants de l’Université Sun Yat-sen qui vient d’ouvrir ses portes (voir Mif). Grâce à sa bonne connaissance du russe, il préside dès 1926 la communauté des étudiants et officie fréquemment en qualité d’interprète. Ce sont ces fonctions qui le rapprochent de Pavel Mif, expert du Komintern pour les questions chinoises et — c’est là une recommandation importante pour l’avenir de Mif et de Chen — conseiller particulier de Staline pour lesdites questions. En janvier 1927, Mif part pour la Chine accompagné de Chen, qui est son interprète. Tous deux assistent au Ve congrès du P.C.C. à Wuhan (avril 1927) et suivent les tribulations de la « répétition générale » chinoise. Ils se heurtent surtout à Chen Duxiu (陳獨秀), Mif voulant donner l’agit-prop à son protégé, Chen n’admettant Wang Ming qu’à un poste de stagiaire. Peu enclin à travailler dans l’obscurité, Wang Ming rentre à Moscou en même temps que Mif, c’est-à-dire pendant l’été, à l’heure des bilans, pour assister l’été suivant aux VIe congrès du P.C.C. et de l’I.C. Entre-temps, Pavel Mif a pris la succession de Karl Radek à la tête de l’Université Sun Yat-sen et, de plénum en congrès, s’est fait l’instrument de l’auto-justification stalinienne contre le mauvais œil boukhariniste et les mauvaises langues trotskystes. La fréquentation de Mif n’enseigne pas à Chen Shaoyu-Wang Ming la meilleure façon de faire une révolution, mais elle lui a certainement appris l’art et la manière de faire triompher la ligne et l’orthodoxie.
Résolu à faire main basse sur le P.C.C., Mif commence par soumettre l’important groupe des étudiants chinois à Moscou. A Dongda, l’Université d’Orient (voir Peng Shuzhi (彭述之)), ainsi qu’à l’Université Sun Yat-Sen, cette phalange grossie du flot des réfugiés est un enjeu crucial. Tandis qu’il épure la seconde avec l’aide de Wang Ming (c’est alors qu’apparaît, avec Qin Bangxian (秦邦憲) dit Bo Gu et Zhang Wentian (張聞天) dit Luo Fu, le groupe zélote qu’on appellera Vingt-huit Bolcheviks), Mif « annexe » Dongda en faisant fermer l’Université (à la suite d’une querelle entre les étudiants et l’administration qu’il exploite habilement, les étudiants plutôt trotskystes s’en prenant à un recteur plutôt stalinien !), en recrutant quelques étudiants (dont Wang Fanxi, l’historien de ces manœuvres) et en renvoyant les autres en Chine. Parallèlement, Mif et Wang Ming mettent en place une direction plus soumise à leurs ordres en Chine même. C’est ainsi qu’ils font suivre un stage à Xiang Zhongfa (向忠發), venu de Chine à l’occasion du 9e plénum du C.E.I.C. (février 1928), avant de faire de lui le secrétaire général du P.C.C. en remplacement du peu malléable Qu Qiubai. L’opération échoue cependant en raison des ambitions de Li Lisan, qui a tôt fait de supplanter le pâle Xiang à Shanghai. A mesure qu’elle se précise en 1930, la ligne Li Lisan inquiète Moscou. Par petits groupes, les protégés de Pavel Mif sont dépêchés à Shanghai afin de rappeler Li à ses devoirs. Ils ne peuvent cependant l’empêcher de passer à l’offensive pendant l’été. L’échec met le parti en ébullition : Wang Ming lui-même, cette fois, est envoyé sur place (septembre 1930). Mais loin de clarifier la situation, les retours de Moscou s’enlisent dans la lutte des factions qui déchire le C.C. Ainsi, lors du 3e plénum du VIe C.C. (réuni à Lushan en septembre 1930), les nouveaux venus s’en prennent moins à Li Lisan qu’à ses adversaires de Shanghai (voir He Mengxiong (何夢雄) et Luo Zhanglong (羅章龍)). Il est vrai que les dirigeants du mouvement ouvrier shanghaïen ont toutes chances de recueillir la succession de Li, et qu’il importe plus d’écarter ces rivaux qu’un Li Lisan déjà déconsidéré par l’échec. De même, Wang Ming et ses partisans se heurtent à Qu Qiubai et Cai Hesen (蔡和森), eux aussi rappelés de Moscou et concurrents potentiels. Finalement, l’arrivée tardive de Mif lui-même (à la fin de l’année) dénoue l’imbroglio. Le 4e plénum du VIe C.C. (janvier 1931) intronise les marionnettes du deus ex machina, qui trouvent à s’entendre avec Zhou Enlai (周恩來) et Xiang Ying (項英) en excluant Qu Qiubai et les Shanghaïens de la direction. Wang Ming et ses amis entrent au B.P. qu’ils domineront jusqu’à l’élévation de Mao Tse-tung (毛澤東) à Zunyi en janvier 1935.
Cette victoire de Mif constitue sans doute le chant du cygne des interventions kominterniennes dans les affaires intérieures du P.C.C. Acquise au prix d’une coûteuse scission (voir He Mengxiong (何夢雄) et Luo Zhanglong (羅章龍)), dans un climat de violence, de méfiance et de délation (les rumeurs les plus noires, lancées par ses adversaires il est vrai, ternissent un temps la réputation de Wang Ming), elle ruine les dernières assises urbaines du P.C.C. Si Wang Ming devient secrétaire général du Parti, c’est qu’il assure l’intérim de Xiang Zhongfa, arrêté et exécuté à la suite d’une cascade de trahisons (dont la plus ruineuse est celle de Gu Shunzhang (顧順章)). Au reste, les Vingt-huit Bolcheviks ne s’attardent pas à contempler les décombres. Wang Ming repart pour l’U.R.S.S., où l’appelle sa véritable vocation, dès septembre 1931 ; Qin Bangxian (alias Bo Gu), auquel il laisse le secrétariat général, et beaucoup des membres du C.C. clandestin de Shanghai, se réfugient dans les soviets du Jiangxi au commencement de l’année suivante.
Trop occupés par leurs propres déchirements (c’est l’époque du sombre incident de Futian, voir Chen Yi (陳毅)), les dirigeants des bases rurales s’étaient tenus à l’écart du western shanghaïen. Mais avant même de trouver refuge à Ruijin ou à Moscou, les nouveaux maîtres du C.C. tiennent à réaffirmer la prééminence du Centre sur les soviets : la reprise en main de la révolution rurale par les hommes de la révolution urbaine commence dès 1931, au cours du séjour-éclair de Wang Ming à Shanghai. Sous l’autorité du Bureau central des régions soviétiques (voir Xiang Ying (項英)), des représentants du Centre sont envoyés en mission dans les différents soviets. Xiang Ying lui-même précède à Ruijin, auprès de Mao Tse-tung et de Zhu De (朱德), Zhou Enlai, Zhang Wentian et Qin Bangxian, dont l’arrivée marque (en 1932) l’essor de la « troisième déviation de gauche », dite Wang Ming- Bo Gu, suivant le décompte maoïste (les deux premières étant attribuées à Qu Qiubai et Li Lisan).
Bénéficiant de l’appui total de Moscou (relayé par Wang Ming) et du soutien de certains chefs militaires influents (tels Liu Bocheng (劉伯承) et Peng Dehuai (彭德懷)) les nouveaux venus s’empressent d’écarter les dirigeants locaux, suivant une logique que Mao lui-même appliquera contre Gao Gang (高崗) et Liu Zhidan (劉志丹) lors de son arrivée dans le Shanbei (nord-Shenxi) en octobre 1935. Les conflits de personnes, pour vifs qu’ils soient, la raideur dogmatique et l’extrémisme sans nuances des hommes de Moscou ne font qu’exacerber une opposition irréductible entre la conception maoïste de la guérilla rurale et la stratégie des maîtres de l’heure, fondée sur une pratique plus conventionnelle de la guerre (voir Luo Ming (羅明), Liu Bocheng (劉伯承), Otto Braun). Les maoïstes ont certes été évincés par une faction. Mais c’est une stratégie militaire ainsi qu’une politique d’édification des forces armées jouissant l’une et l’autre du soutien des principaux généraux autant qu’une « ligne » en bonne et due forme qui les a vaincus.
Quoiqu’il assiste de loin à cette éviction progressive puis à la défaite de ses partisans qui conduit à l’exode de la Longue Marche (octobre 1934) et renverse l’équilibre du C.C. en faveur de Mao à Zunyi (janvier 1935), Wang Ming n’en porte pas moins tout le poids de l’échec aux yeux de l’histoire officielle. Tandis que Zhang Wentian et d’autres retours de Moscou, opportunément ralliés à Zunyi, esquivent le gros des foudres maoïstes ; qu’Otto Braun (alias Hua Fu), conseiller-résident du Komintern et responsable des affaires militaires avec Zhou Enlai, s’empresse de se faire oublier ; que Qin Bangxian lui-même, pourtant co-déviant de la « ligne Wang Ming-Bo Gu », trouve le chemin d’un semi-pardon au terme des années 1940, Wang Ming surplombe l’enfer maoïste comme le symbole absolu de la négativité. C’est que, plus que ses amis « bolcheviks », que Zhou Enlai ou Xiang Ying par exemple, d’une manière — rappelant celle d’un Zhang Guotao (張囯燾) — qui confine au blasphème et à la trahison, il s’est directement et ouvertement opposé à Mao en essayant de prendre la première place dans le Parti après Zunyi. Plus grave encore, il commet la faute d’appuyer sa tentative sur l’étranger, ce qui soudera autour du communisme « national » incarné par Mao bien des fidélités branlantes et des carrières disponibles. Le conflit par personnes interposées qui précède la Longue Marche n’est que l’entrée en matière de cet affrontement décisif. Jusqu’en 1938 Mao devra défendre contre Wang Ming (après l’avoir défendue contre Zhang Guotao) la primauté acquise à l’époque de Zunyi. Et parce qu’elle prend prétexte d’un nouveau Front uni et des concessions ordonnées par Moscou, cette lutte pour le pouvoir dans le P.C.C. est aussi un combat, livré pour et contre Staline autant que pour et contre Chiang Kai-shek, dont l’issue — la défaite de Wang Ming — a libéré le communisme chinois en lui permettant d’explorer sans plus d’entraves sa propre voie.
Wang Ming représente le P.C.C. à Moscou jusqu’à la fin de l’année 1937. D’originaire infligé aux disgraciés (Qu Qiubai, Li Lisan) ou aux critiques encombrants (Zhang Guotao), le long séjour moscovite affaiblit bien sa position en Chine dès lors que ses partisans y ont perdu la main, mais il le grandit aux yeux de Staline et du Komintern. « Van Min » est alors un beaucoup plus grand personnage que Mao : à vrai dire, il est le seul dirigeant du communisme chinois bien connu des autres P.C. Lors du VIIe congrès du Komintern (juillet-août 1935), c’est lui qu’on charge d’appliquer la nouvelle politique de Front uni au « mouvement révolutionnaire dans les pays coloniaux » (titre du rapport qu’il présente le 7 août). Il le fait conformément à la ligne esquissée par Dimitrov : en Chine, le Front uni anti-japonais doit rassembler le P.C.C. et la « bourgeoisie nationale » jusques et y compris Chiang Kai-shek. Afin d’obtenir le ralliement de Chiang (symbole de l’union nationale jugé indispensable à Moscou), les communistes devront modérer leur programme (agraire notamment), accepter une collaboration étroite avec le G.M.D. et se soumettre au régime de Nankin. L’idée d’un rassemblement anti-japonais n’est pas étrangère aux communistes chinois, mais ils la conçoivent d’une manière diamétralement opposée : pour Mao Tse-tung, l’union doit être réalisée à la base et structurée par le seul P.C.C. ; elle exclut Chiang Kai-shek et, du même coup, toute espèce de concessions au G.M.D. (dont la trahison des années 1926-1927 a démontré la nocivité).
Entre Moscou et Bao’an (petit bourg du Shenxi où les rescapés de la Longue Marche s’installent avant de gagner Yan’an), la polémique Wang Ming-Mao fait rage pendant l’année 1936 — encore que tous les coups ne fassent pas mouche et que l’impact en soit affaibli ou retardé par la difficulté des communications (voir Lin Yuying (林毓英)). En décembre 1936, l’incident de Xi’an (voir Zhou Enlai (周恩來)) rapproche en principe les adversaires puisque (conformément au vœu express de Staline) la majorité maoïste du C.C. accepte la présence d’un Chiang diminué à la tête du Front. Mais la traduction politique de ce principe suscite de nouvelles polémiques en 1937, d’autant que le G.M.D., qui se sait écouté à Moscou, multiplie les demandes de concessions au long d’une négociation qui s’éternise jusqu’en septembre 1937 — plus de deux mois après le déclenchement de l’invasion japonaise. Bien que l’accord de septembre entérine la ligne maoïste (en garantissant l’autonomie du P.C.C.), l’arrivée de Wang Ming à Yan’an en décembre 1937 ravive soudain la querelle au sein du P.C.C.
Elle l’envenime même en la compliquant d’un facteur personnel jusqu’alors masqué par la distance. Tel n’était certes pas le calcul qu’on peut prêter à Wang Ming, sans doute convaincu que la seule présence d’un familier du Prince suffirait à balayer les obstacles en remettant le Front dans le droit chemin : celui de Moscou. Quoiqu’il ne puisse plus prétendre à l’autorité incontestée d’un Mif, Wang Ming est loin d’être isolé : ses partisans comptent encore dans les conseils du Parti ; ses avis n’y sont pas sans écho. Le partage politique lui est pourtant d’autant moins favorable qu’il n’épouse pas vraiment le problème de l’union avec le G.M.D. (pour lequel son intransigeance nuirait plutôt à Mao) mais suit plus volontiers la frontière idéologique des rapports avec Moscou. C’est la défense de cette frontière qui fait le nombre et la force des maoïstes : unioniste aussi fervent que Wang Ming, un Liu Shaoqi (劉少奇) n’en est pas moins le principal allié de Mao Tse-tung contre la faction internationaliste. Aussi la « deuxième ligne Wang Ming », non moins ferme que la première dans son verbe, mais plus évanescente dans son incarnation, ne fait-elle pas l’unanimité des historiens quant à sa définition et n’a-t-elle pas droit à la qualité de « ligne » dans les annales officielles. Toujours est-il que deux camps se différencient bientôt autour des champions qui s’affrontent non plus sur les structures du Front mais sur l’application des accords de septembre 1937 et sur le contenu de la collaboration avec le G.M.D. : Wang Ming la souhaite prolixe ; Mao la veut avaricieuse. S’il faut en croire Zhang Guotao, spectateur amer d’une lutte pour le pouvoir qu’il vient de perdre pour son propre compte, Mao aurait offert la première place à son rival. L’épisode est peut-être apocryphe, mais ni la situation ni la feinte humilité du futur vainqueur ne le sont.
Les deux factions s’équilibrent au début de l’année 1938. Bloqué à Yan’an, le conflit est dénoué sur le terrain par la crise de Wuhan au cours de l’été et de l’automne. En 1938, alors que l’armée japonaise l’investit, la triple métropole où s’est replié le gouvernement de Nankin, clé du moyen Yangzi, devient le symbole du second Front comme elle avait été celui du premier quelque onze ans plus tôt. Elle connaît aussi les mêmes tensions : les Nationalistes y interdisent bientôt les organisations de masse communistes censées participer à la défense de la ville. Wang Ming se fait envoyer sur place afin de résoudre la crise : il y va de sa fortune politique. Il s’efforce d’intégrer les forces communistes au plan de défense nationaliste et rejette, au nom de la discipline unitaire (et sans doute aussi parce qu’il juge bon de conserver une ville que les communistes avaient tenté de reconquérir à maintes reprises au cours des années 1930), l’ordre d’évacuation qui lui est intimé par un C.C. tombé sous la coupe de son adversaire après son départ de Yan’an. Censurée dès août, l’attitude « capitulationniste » de Wang Ming est fermement condamnée par le 6e plénum (du VIe C.C.) en octobre-novembre 1938. Entre-temps, la chute de Wuhan (octobre) a conforté ses adversaires.
Abandon de la ville, guérilla rurale, indépendance totale (militaire, territoriale et organisationnelle) vis-à-vis de l’« allié » nationaliste : voilà qui aurait pu éviter la défaite de Wuhan suivant l’antithèse maoïste désormais triomphante. Il suffit de généraliser les attendus de la condamnation pour apercevoir dans toute sa force la stratégie qui allait être appliquée contre les Japonais et contre le G.M.D. Comme en 1934, au travers d’événements confus, d’intrigues complexes et de théorisations souvent en demi- teintes, le sort des armes a donné l’avantage aux idées-forces du maoïsme en accablant ses adversaires sur le champ de bataille. Par la suite l’avance japonaise sépare si bien nationalistes et communistes que les questions chaudement débattues jusqu’en 1938 perdent de leur urgence (du moins quant aux structures du Front, encore que les rencontres sur le terrain donnent lieu à de graves incidents, comme celui de la 4e Armée nouvelle en janvier 1941 : voir Xiang Ying (項英) et Chen Yi (陳毅)). Mais Wang Ming n’en perd pas toute raison de quereller Mao. Car sa défaite n’assure pas seulement l’indépendance de Yan’an à l’égard de Chiang Kai-shek : elle brise la tutelle kominternienne, distend le lien internationaliste. Tandis que le P.C.C. maoïsé se sépare de Moscou en sacrifiant aux vertus rustiques du communisme national, l’internationaliste par excellence demeure fidèle à sa première allégeance. Cette fidélité allait être la cause d’un dernier exil et d’une dernière bataille.
Mais contrairement à Zhang Guotao, Wang Ming ne fuit pas immédiatement les conséquences de la défaite. Comme Zhang Wentian et Qin Bangxian, il est affecté au secteur de la théorie et de la propagande où, cependant, les partisans de Mao et de Liu Shaoqi ne tardent pas à le supplanter. A partir de 1940, il cesse de collaborer à Jiefang Ribao (le quotidien Libération, publié à Yan’an), dont il était l’un des principaux rédacteurs. Ce nouveau recul sanctionne peut-être l’échec d’une (modeste) contre-attaque : en mars 1940, Wang Ming a réimprimé un pamphlet anti-Li Lisan (publié en février 1931) en rappelant dans une introduction rédigée pour la circonstance que l’Histoire ne devrait pas oublier ses mérites passés (la dénonciation du « gauchisme » lilisanien). Mais l’ouvrage faisait aussi le procès du « communisme paysan » de Mao : même s’il ne s’en vante plus, Wang Ming s’est bien gardé de gommer celte dénonciation-là. A partir de 1942, le mouvement de rectification (zhengfeng) consacre officiellement la disgrâce des hommes et des idées qui lui sont associés. L’histoire officielle, dûment récrite à la mode maoïste, rejette Wang Ming dans les ténèbres extérieures du déviationnisme et de la capitulation. Le VIIe congrès du P.C.C. (avril-juin 1945) le réélit au C.C., mais en pénultième position, devant Qin Bangxian qui est bon dernier. Soustraits aux affres de la polémique, les fantômes exorcisés n’ont plus qu’un privilège : celui de l’obscurité, entrecoupée de dérision.
Les années 1950, qui penchent « d’un seul côté » (vers le modèle soviétique), ne peuvent que ravir son propre penchant. Mais il n’est admis à participer au grand œuvre qu’à des postes subalternes. La dérision, en revanche, lui est mesurée moins chichement. La dernière place au C.C. lui échoit lors d’une ultime réélection par le VIIIe congrès du P.C.C. en 1956 (il est vrai que le titulaire de l’indignité a péri dix ans plus tôt dans un accident d’avion). Li Lisan lui-même moque la manière brutale et jalouse (comme celle d’une « belle-mère ») dont Wang Ming régentait le petit monde chinois des réprouvés et des épouses délaissées du temps de sa splendeur moscovite. Wang Ming se retire à Moscou pour « raisons de santé » avant la fin de l’année. Il ne reviendra plus en Chine, mais consacrera les dernières années de son dernier exil en U.R.S.S. à fustiger ses anciens camarades, haussant le ton à mesure que le schisme dresse l’une contre l’autre les deux Mecques rouges. Il meurt en 1974, grand communiste à Moscou, traître à Pékin.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article184455, notice WANG Ming 王明 (CHEN Shaoyu 陳紹禹, dit) par Yves Chevrier, version mise en ligne le 8 février 2017, dernière modification le 8 février 2017.

Par Yves Chevrier

ŒUVRE : L’essentiel est rassemblé dans Wang Ming xuanji (Œuvres choisies), Tokyo, 1972. Nombreux articles dans l’Inprekorr, l’internationale communiste et Jiefang Ribao (Libération). Signalons le pamphlet anti-Li Lisan, Liangtiao luxian (Les deux lignes), publié en février 1931 et réédité à Yan’an en mars 1940. — Revolutionary China today (en collaboration avec Kang Sheng), New York, 1934. — Wang Ming kangzhan yanlun ji (Discours de guerre de Wang Ming), Hankou, 1938. — Wang Ming jiuguo yanlun xuanji (Choix de discours patriotiques de Wang Ming), Hankou, 1938, et parmi les pamphlets anti-maoïstes publiés à Moscou après 1956 : China : Cultural Révolution or Counterrevolutionary Coup ?, Moscou, 1966.

SOURCES : Outre BH et KC, voir : Chang Kuo-t’ao (Zhang Guotao), II (1972). — Harrison (1972). — Hsiao Tso-liang (1961). — McLane (1958). — Rue (1966). — Schwartz (1951). — Thornton (1969). — Van Slyke (1967). — L’interprétation de la « deuxième ligne Wang Ming » a suscité une controverse entre G. Benton (in CQ, no. 61, mars 1975 et suivants) et Shum Kui-wong, ibid., no. 69, mars 1977. Voir la présentation mesurée de Harrison, op. cit., p. 281 sq. et sur le contexte stratégique et militaire de la première, Hu Chi-hsi (1982). — Sur le rôle de Wang Ming comme relais du « modèle russe », voir Chevrier in Extrême-Orient, Extrême-Occident, no. 2, 1983 et sur les différents séjours moscovites les témoignages de Peng Shuzhi (in Cadart/Cheng, 1983), Wang Fanxi (Wang Fan-hsi, 1980) et Sheng Zhong- liang (Yueh Sheng, 1971).

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