ZHANG Wentian 張聞天 (dit LUO Fu 洛甫)

Par Yves Chevrier et Jacques Manent

Né le 30 août 1899 à Nanhui dans le Jiangsu, mort le 1er juillet 1976. Doctrinaire du P.C.C., l’un des chefs de file des Vingt-huit Bolcheviks, secrétaire général du P.C.C. au lendemain de la conférence de Zunyi (1935) qui consacre la primauté de Mao Tse-tung. Vice-ministre des Affaires étrangères de la République populaire, il est démis de ses fonctions en 1959 à la suite de l’affaire Peng Dehuai.

Zhang Wentian est plus souvent connu sous le pseudonyme de Luo Fu, signature de l’un des plus remarquables idéologues du P.C.C. Cet homme prolixe et cultivé, mais aussi dogmatique, qui traduisit en chinois Bergson, Wilde et d’Annunzio, naquit dans une famille de paysans aisés comme nombre des dirigeants d’un Parti auquel il allait se faire un devoir, par la suite, d’inculquer les principes de la « voie prolétarienne » appris à Moscou. Sous l’influence d’un de ses professeurs, Zuo Shunsheng, qui avait été l’un des animateurs du mouvement du 4 mai dans la province du Jiangsu, il entre au début de l’année 1920 dans la Société Jeune Chine (Shaonian Zhongguo xuehui), l’un des pôles du mouvement pour la « nouvelle culture » qui précède celui du 4 mai (voir Chen Duxiu (陳獨秀)), fondée deux ans plus tôt par des étudiants rentrés du Japon. L’association avait au départ des objectifs essentiellement modernistes mais après le 4 mai, sous l’influence de Li Dazhao (李大釗), les réformes sociales devinrent sa préoccupation majeure. L’un des éléments les plus radicaux de cette radicalisation, Zhang devient marxiste à cette époque. Il se lie en particulier avec Yun Daiying (惲代英) et Shen Zemin (沈澤民), frère cadet de l’écrivain Mao Dun (矛盾), qui le pousse à abandonner ses études scientifiques pour la littérature. Devenu traducteur pour le compte des Presses commerciales (Shangwu shudian) de Shanghai, il fréquente quelques-uns des écrivains les plus représentatifs de la nouvelle littérature, tel Guo Moruo (郭沫若). Après avoir pris part aux polémiques (sur la destination de l’œuvre d’art) qui font tout le sel de la vie littéraire shanghaïenne, et séjourné à l’Université de Berkeley, il adhère au P.C.C. au début de l’année 1925 sur la recommandation de Chen Yun (陳雲).
L’entrée au P.C.C. ne détermine nulle conversion militante chez cet intellectuel, qui s’empresse d’aller approfondir la « théorie révolutionnaire » à la source même. Étudiant à l’Université Sun Yat-sen de Moscou (voir Mif), il devient l’un des ténors du groupe des bons élèves et des fidèles staliniens (les fameux Vingt-huit Bolcheviks) que Mif rassemble sous sa houlette et auxquels il donne la succession de Li Lisan (李立三) en janvier 1931. Devenu l’un des tout premiers dirigeants du P.C.C. (en tant que membre du B.P. et du secrétariat), aux côtés de Wang Ming (王明) et de Bo Gu (après son arrivée à Shangai à la mi-février, Luo Fu reçoit (de Shen Zimin) le Département de la propagande du C.C. Yang Shangkun (楊尚昆) l’y remplace en janvier 1932 pour raisons de sécurité, mais Zhang conserve la haute main sur la presse clandestine du P.C.C. ainsi que le poste de rédacteur en chef du Hongqi zhoubao (Le Drapeau rouge). S’ils portent la marque d’une grande vigueur doctrinale, ses articles témoignent parfois d’un dogmatisme moins étroit que celui de la ligne d’extrême-gauche qui prévaut alors. Celui qu’il écrit pour le no. 30 de Douzheng (Combat) sous le pseudonyme de Ge Te (novembre 1932) prend parti, dans la querelle sur la liberté de création et sur les formes populaires qui divise la Ligue des écrivains de gauche (voir Lu Xun (魯迅), Zhou Yang (周揚)), pour une attitude d’ouverture à l’égard des non-communistes. Pareilles nuances sont étrangères à un Wang Ming, par exemple, et étonnent chez un homme qu’Edgar Snow présente (en 1936) comme un farouche adversaire de la ligne plus souple défendue par Mao Tse-tung (毛澤東) au Jiangxi. Il faut en conclure que l’homogénéité intellectuelle des Vingt-huit Bolcheviks, réelle à Moscou, n’a guère résisté à la réalité chinoise, mais que l’évolution de Zhang Wentian ne l’a pas empêché d’être solidaire des « internationalistes » lorsque, maîtres du C.C. en 1931, ils s’en prennent (à la suite de Li Lisan) à l’autonomie des bases soviétiques (alors dominées par Mao), puis lorsque l’effondrement du Parti à Shanghai contraint les dirigeants du Parti à se replier au Jiangxi, où ils dépossèdent Mao de « sa » révolution.
Durant les années 1932-1934, pendant lesquelles Mao est mis à l’écart de facto et rétrogradé de jure dans la hiérarchie du Jiangxi (Zhang Wentian lui succède à la présidence du gouvernement de la République soviétique chinoise après le IIe congrès des soviets en janvier 1934), il n’a pas en effet ménagé son soutien aux éponymes de la « déviation Wang Ming-Bo Gu ». Les articles politiques qu’il donne à Douzheng s’en prennent violemment à la « ligne Luo Ming (羅明) », c’est-à-dire à la stratégie et au camp maoïstes. Aux dires ultérieurs de Mao (qui s’en prenait d’ailleurs peut-être plus en 1966 au partisan du Peng Dehuai (彭德懷) de 1959 qu’à celui du Peng déjà hostile de 1932...), Zhang aurait demandé l’exclusion de Mao lors de la conférence de Ningdu (août 1932 : voir Luo Ming (羅明)) à laquelle il n’est pas sûr du reste, qu’il ait assisté. Plus au fait du rapport des forces dans le Jiangxi (où Mao conservait l’allégeance de nombreux cadres et du 1er Groupe d’armées de Lin Biao (林彪)), Zhou Enlai (周恩來) et Zhu De (朱德) se seraient opposés à cette mesure. Pourtant, ni le « gauchisme » (étiquette maoïste) des années 1932-1934, ni le désastre militaire qui provoque la Longue Marche en octobre 1934, ne sont imputés à Luo Fu comme ils le sont à Wang Ming, à Bo Gu, à Otto Braun ou à Xiang Ying (項英). Il est vrai que lors de l’importante conférence de Zunyi (janvier 1935), au cours de laquelle Mao renverse à son profit la majorité du B.P., Zhang Wentian a favorisé la manœuvre (secondée par les chefs militaires), tandis que Zhou Enlai, Otto Braun (alias Hua Fu) et Bo Gu essuyaient l’essentiel de la critique. On ne sait si le secrétariat général qui lui échoit alors est une récompense ou une mesure destinée à apaiser une faction abaissée mais nullement écrasée (et sans doute plus encore à rassurer les mentors moscovites de ladite faction). Il est vrai qu’au cours de la Longue Marche, le secrétariat ne pèse pas d’un grand poids dans les décisions importantes, qui sont à la discrétion de l’appareil militaire dominé par Mao. Zhang en conserve la responsabilité jusqu’en 1938 au moins, peut-être jusqu’en 1945 (suivant certaines sources, Mao l’aurait mis à l’écart en profitant d’une accusation de trotskysme venue de Moscou), mais la déshérence dans laquelle tombe une fonction dédaignée par Mao (et depuis lors relevée pour Deng Xiaoping (鄧小平) dans les années qui précèdent la Révolution culturelle, puis par Deng pour Hu Yaobang (胡燿邦)) en dit long sur l’effacement du titulaire et de ce qu’il représente.
Ou a représenté. Car Zhang Wentian se fait le porte-parole fidèle et le propagandiste zélé de la stratégie maoïste dans les postes secondaires qui lui sont confiés, comme d’ailleurs à Wang Ming et à Bo Gu. C’est lui qui est chargé par Mao d’exposer à E. Snow la situation du P.C.C. à la fin de l’année 1936. Durant la guerre sino-japonaise (1937-1945), il est le principal porte-parole de la politique de Front uni. Mais s’il doit partager les miettes jetées aux vaincus (le rédacteur en chef du Jiefang ribao (Libération), auquel il contribue en brillant propagandiste dans les années 1940, n’est autre que Bo Gu, son prédécesseur au secrétariat général et condisciple à Moscou...), le mouvement de rectification (zhengfeng) de 1942-1944 le ménage, et le VIIe congrès du P.C.C. le maintient au C.C. et au B.P. en 1945. Nommé par la suite à d’importantes fonctions administratives en Chine du Nord-Ouest, il devient un spécialiste des affaires étrangères dans la mouvance de Zhou Enlai après 1949. Ayant succédé à Wang Jingwei (汪精衛) à l’ambassade de Moscou, il est (en tant que vice-ministre), le second de Zhou au ministère des Affaires étrangères après son retour en 1955. Mais en 1956, le VIIIe congrès du P.C.C. le relègue, sans raison apparente, à la périphérie du B.P. (en tant que membre suppléant). En 1958, lorsque Zhou Enlai abandonne les affaires étrangères, c’est Chen Yi (陳毅) qui succède à Zhou. Zhang obtient alors de troquer ses anciennes attributions (la gestion quotidienne du ministère) contre des responsabilités plus « détachées » (analyse de la situation mondiale). L’une de ces analyses, portant sur les conflits à l’intérieur du camp occidental, fait l’admiration de Mao qui en ordonne la diffusion lors du plénum (le 8e du VIIIe C.C.) de Lushan (juillet-août 1959). Est-ce parce qu’il se savait en perte de vitesse que Zhang fait alors cause commune avec Peng Dehuai (彭德懷) en dénonçant les erreurs du Grand Bond en avant ? Ou parce qu’une tournée des capitales du bloc soviétique, au printemps 1959 (tournée parallèle à celle que Peng effectue lui-même) le persuade de l’hostilité soviétique aux incartades maoïstes ? Toujours est-il que les deux principaux instigateurs et accusés de l’« affaire Peng Dehuai », qui logent dans des maisons voisines à Lushan, ne se sont pas consultés auparavant, que le Maréchal agit pour son propre compte et que l’habile Zhang, plus au fait des arcanes du métier, doit se contenter de conseils de dernières minutes. Après que Mao a fait diffuser la « lettre d’opinion » écrite par Peng, Zhang lui-même monte en première ligne, le 21 juillet, avec un réquisitoire-fleuve dont rien n’a transpiré, y compris pendant la Révolution culturelle. Il connaît le même sort que Peng (et que les deux autres co-accusés, Huang Kecheng (黃克誠) et Zhou Xiaozhou, de la « clique anti- Parti » condamnée à Lushan) : ses fonctions administratives lui sont enlevées mais il est maintenu au Parti dans son rang.
Une lettre de Mao à Zhang (datée du 23 juillet 1959, jour de la contre- attaque du Président à Lushan) éclaire la relation des deux hommes — et la manière passionnelle dont Mao réagit à la blessure de Lushan. Affectant de croire que Zhang s’est laisse entraîner par un « club militaire », Mao diagnostique une rechute de son « ancienne maladie » oppositionnelle (en montrant ainsi qu’il considère tout avis contraire au sien comme un crime de lèse-majesté). Un seul remède : s’amender douloureusement. Pénible à son amour-propre, la « rectification » de Zhang fut assez douce. Après s’être autocritiqué, il obtint (en octobre 1960) un poste de chercheur à l’institut de recherche économique de l’Académie des Sciences sociales. Suivant certaines sources, il y est chargé d’étudier les théories réformistes de l’économiste soviétique Liberman. Sun Yefang (孫冶方), l’un de ses collègues à l’institut (lui-même dénoncé comme le « Liberman chinois » pendant la Révolution culturelle), a souligné la conscience professionnelle qu’il a mise à ses nouvelles fonctions avant d’être dénoncé en 1967 comme un « élément anti-Parti ».
Tout comme Zhou Enlai, Zhang Wentian aura su tirer son épingle d’un jeu où il a perdu la partie essentielle de Zunyi. Mais contrairement à Zhou, il s’est montré mauvais joueur. Gageons que s’il s’oppose à Mao lors du Grand Bond, c’est moins par souci du bien-être paysan que par conviction orthodoxe et dans l’espoir de déboulonner un Mao qui, justement, répudie le modèle soviétique. Zhang Wentian aurait-il été un opposant larvé (à l’inverse de Wang Ming, qui préfère l’exil puis la dénonciation ouverte), auquel les vicissitudes de la « construction du socialisme » auront fourni l’occasion de tenter une « révision du verdict » de Zunyi ? Toujours est-il qu’on ne l’a pas vu reparaître après la « révision » qui suit la mort de Mao, et ce bien que ses prédécesseurs à l’ambassade de Moscou (voir Wang Jiaxiang (王稼祥)) aient été réhabilités en 1979 : comme l’affaire Gao Gang (高崗) l’avait déjà prouvé, les « intelligences » venues du froid sont un péché que nul à Pékin ne saurait pardonner.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article184597, notice ZHANG Wentian 張聞天 (dit LUO Fu 洛甫) par Yves Chevrier et Jacques Manent, version mise en ligne le 2 février 2017, dernière modification le 8 février 2017.

Par Yves Chevrier et Jacques Manent

ŒUVRE : Nombreux articles dans Hongqi (Drapeau rouge), Douzheng (Combat) et Jiefang ribao (Libération). Voir, pour l’époque du 4 mai, un article sur le monde rural : « Nongcun gaizao faduan » (Les débuts de la réforme des villages), Shaonian shijie (Le Monde de la jeunesse), 1er mars 1920.

SOURCES : Outre BH et KC, voir : Chang Kuo-t’ao (Zhang Guotao), II (1972). — Cheng Zhongyuan in Social Sciences in China, V-l, mars 1984. — Chow Tse-tung (1960). — Hsüeh Chün-tu (1962). — Harrison (1972). — Hsiao Tso-liang (1961). — Hu Chi-hsi (1982). — MacFarquhar (1974 et 1983). — Rice (1972). — Snow (1957). — Thornton (1969). — Wales (1939). — Mémoires de Nie Rongzhen (1983) et Agence Xinhua (11 janvier 1985) sur le rôle de Zhang à Zunyi.

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