CAMUS Albert [Dictionnaire des anarchistes]

Par René Gallissot (pour la période algérienne), Charles Jacquier

Né le 7 novembre 1913 à Mondovi (Algérie), mort le 4 janvier 1960 dans un accident de la route près de Villeblin (Yonne) ; journaliste et écrivain ; membre du Parti communiste à Alger de la fin de 1935 à l’automne 1937 ; collaborateur du journal de Front populaire Alger républicain (1938-1940) ; rédacteur en chef de Combat ; proche des courants libertaires et de La Révolution prolétarienne et un des porte-parole des écrivains du Groupe des liaisons internationales (GLI) ; se prononce contre tout terrorisme en Algérie ; prix Nobel de littérature en 1957.

Né à la ferme Saint-Paul, commune de Mondovi, près de Bône (Algérie), sur le grand domaine colonial vinicole du Chapeau de Gendarme où son père travaillait momentanément comme caviste, Albert Camus appartenait à une famille de « petits blancs » européens d’Algérie, de pieds noirs comme l’on dit. Son père descendait de petits colons français arrivés dès les débuts de la colonisation et qui s’étaient installés médiocrement dans les environs d’Alger ; il avait dû abandonner la ferme pour travailler dans une société de commerce de vins du port d’Alger où son fils aîné, Lucien, sera également employé par la suite. Le père fut blessé sur le front de la Marne dès les débuts de la guerre et mourut en octobre 1914, Albert Camus grandit dans sa famille maternelle, rue de Lyon, dans le quartier populaire « très mêlé » de Belcourt à Alger. Du côté maternel, les Sintès, d’origine espagnole, étaient d’une famille d’ouvriers agricoles travaillant sur des fermes coloniales près d’Alger. Albert Camus, qui était pupille de la nation, reçut une bourse pour aller au lycée ; il avait été distingué par un instituteur de cours moyen à Belcourt. C’était un cas tout à fait exceptionnel que de sortir de ce milieu : famille illettrée, sauf le père, et quartier de petit peuple, pour entreprendre seul des études. Dans son opposition à Jean-Paul Sartre, Camus, dans les années 1950, fera état de ses origines « prolétaires », rare allusion de la part d’un homme qui, pour l’avoir connue d’expérience, aura à la fois la pudeur et la fierté de la misère.

Au lycée Bugeaud, puis à la faculté d’Alger où il obtint une licence et un diplôme d’études supérieures de philosophie (son mémoire s’intitule : Néo-platonisme et pensée chrétienne, mai 1936), ses études furent perturbées par des accès de tuberculose qui le diminuèrent physiquement et lui interdirent notamment la pratique du football qui fut sa passion de jeunesse. Albert Camus bénéficia alors de la munificence d’un oncle par alliance, Gustave Accault qui jouissait du succès de « la meilleure boucherie d’Alger » située dans le centre européen, rue Michelet, qui est aussi la rue des facultés ; Gustave Accault, qui se piquait d’un passé et d’idées anarchisants, entretenait aussi les discussions littéraires et politiques des cafés et brasseries des facultés que fréquentaient professeurs et étudiants. Albert Camus put ainsi jouer au jeune dandy menant la vie d’artiste. Il s’éprit de la toute jeune Simone Hué qu’il enleva à cet autre dandy qu’était Max-Pol Fouchet* (qui animait les Jeunesses socialistes d’Alger) ; il l’épousa le 16 juin 1934. Celle-ci appartenait à la « haute société » libérale, à la fraction intellectuelle et fort libre en ses relations et échanges conjugaux de la bourgeoisie coloniale (faculté de médecine et milieu colonial liés à d’autres professions libérales ou d’affaires). Victime de la morphine, elle devait, après la séparation en l’été 1935, traîner une vie précaire, de rémissions passagères en cliniques. Albert Camus divorça pour épouser, en 1940, une fille de bonne famille coloniale d’Oran, mais ruinée et menant une vie laborieuse à la suite de la mort du père tué également à la guerre de 1914.

Les débuts littéraires (poésies et essais) de Camus furent facilités par les relations qu’il entretenait avec son professeur de philosophie, l’écrivain Jean Grenier lié à la Nouvelle revue française (éditions Gallimard), et par la fréquentation du milieu artiste étudiant qui constituait comme une nouvelle « école d’Alger » en puissance, avec le peintre Jean de Maisonseul, le sculpteur Louis Benisti, les architectes Louis Miquel et Pierre-André Emery, et le jeune poète qui fut le premier du groupe à adhérer au Parti communiste, Claude de Fréminville*, etc. Albert Camus se tint encore à distance de l’engagement politique, mais l’ensemble du groupe fut entraîné dans le mouvement de Front populaire ; l’avant-garde esthétique voulait réconcilier le peuple et la culture. Albert Camus adhéra d’abord en 1934 au Comité Amsterdam-Pleyel où il rencontra le responsable communiste Émile Padula* qui en était secrétaire adjoint pour Alger et le fit participer aux réunions publiques. Albert Camus travailla momentanément comme « auxiliaire au service des permis de conduire et des cartes grises à la Préfecture d’Alger » et donna aussi des leçons particulières. Ce fut à la fin de l’automne 1935 qu’il entra au Parti communiste, à la cellule de quartier du Plateau Saulière de la section Alger-Belcourt dont Émile Padula était secrétaire ; cette cellule était dite « cellule des intellectuels » car elle comprenait aussi des étudiants comme Jeanne Sicard* et Marguerite Dobrenne*, très proches d’Albert Camus*, des artistes comme le peintre Maurice Girard, etc. Ce fut avec eux et d’autres venus du milieu des artistes algérois qu’Albert Camus lança le Théâtre du Travail, où il devint metteur en scène et acteur, et participa au Collège du Travail qui donnait des cours du soir aux adultes que leur envoyaient les syndicats. Avec le groupe Ciné-travail qu’animait Max-Pol Fouchet, ces groupes constituaient la Maison de la culture d’Alger dont Albert Camus devint secrétaire général à sa fondation à l’automne 1936. Les idéaux de cette Maison de la culture étaient ceux du Front populaire et plus particulièrement du Parti communiste (c’était un communiste qui était à la tête de la Fédération française des maisons de la culture), mais marqués du particularisme colonial de l’École d’Alger. Le bulletin publié à partir de février 1937 prit le titre de Jeune Méditerranée qui n’était pas sans évoquer les mouvements « Jeunes », comme les Jeunesses communistes ou socialistes, et plus encore les Jeunes Algériens qui se réclamaient de l’Emir Khaled, petit-fils d’Abd-el-Kader et demandaient l’égalité de droits avec les Français pour le rapprochement entre jeunes musulmans et jeunes français d’Algérie comme dans l’association de la Fraternité algérienne aux débuts des années 1920. Il y avait aussi concordance avec le rêve algérianiste qui faisait des Européens en leur mélange, de nouveaux Algériens et qu’illustrait à cette époque Gabriel Audisio qui venait de publier en 1935 Jeunesse de la Méditerranée. La Maison de la culture, selon le manifeste rédigé probablement par Camus, entendait « servir la culture méditerranéenne et indigène » : « les intellectuels de ce pays ont une œuvre unique à réaliser dans le sens d’une culture méditerranéenne. » La Méditerranée était présentée comme un creuset des cultures et des hommes, une sensibilité et une sensualité qui résultait du mélange des civilisations comme en écho du mélange des races. La première conférence de la Maison de la culture en février 1937 eut pour thème : « Une culture méditerranéenne est-elle réalisable ? » ; c’est le journal communiste La Lutte sociale qui l’annonça, relayé par l’organe syndical L’Algérie ouvrière. Cette mythologie de l’algérianité recoupait ou recouvrait les propositions communistes de l’Union franco-musulmane, mouvement mixte que le Parti communiste algérien essayait de lancer, et n’était pas sans annoncer la définition par Maurice Thorez de la formation de la nation algérienne par le cumul des apports civilisateurs et le mélange de vingt races (Discours d’Alger en février 1939). En ce sens, l’œuvre et la pensée de Camus ne se départirent jamais de ce mythe méditerranéen qui lui fera dire que l’Algérie est sa mère et qu’il lui reste fidèle par-delà l’injustice, lors de la guerre d’Algérie.

Ce n’est probablement pas là qu’il faut situer en 1937 son différend avec le Parti communiste algérien. C’est l’activité théâtrale qui absorbait la plus grande part de son énergie ; il abandonna ainsi un poste d’enseignement au collège de Sidi-Bel-Abbès à la rentrée de 1937, pour revenir à Alger où il reprit la direction de sa troupe qui devint le Théâtre de l’équipe, pris en charge en partie par Radio-Alger, et qui monta des pièces en concurrence avec le Théâtre du Travail qui continuait. Car Albert Camus fut exclu du parti en octobre-novembre 1937 par une procédure laborieuse qui reprit en main ou plutôt démantela « la cellule des intellectuels ». Il semble essentiellement qu’il manifestait son opposition à l’outrance de la ligne communiste appliquée alors par l’envoyé du parti français qui était Robert Deloche* et le jeune secrétariat algérien promu, lors de la transformation de l’ancienne Région d’Algérie, en Parti communiste algérien où rivalisaient Ben Ali Boukhort* et Amar Ouzegane*. La divergence portait sur deux points ; Camus était rétif devant les appels à la défense nationale et à la célébration de l’armée, et conservait des positions pacifistes, sinon antimilitaristes, voisines des inclinations de courants intellectuels socialistes trotskysants, comme des réticences en France des surréalistes et de l’avant-garde du théâtre militant autour de Jacques Prévert* par exemple ; cette orientation pacifiste était largement conservée en outre dans le syndicalisme enseignant. D’autre part, Albert Camus rejetait l’assimilation au fascisme que pratiquait outrageusement le Parti communiste algérien, de Messali Hadj, qui venait d’être arrêté et inculpé en Algérie (août 1937), et du Parti du peuple algérien (PPA) créé au printemps 1937. Le PCF et le PCA avaient applaudi à la dissolution de l’Étoile nord-africaine (fin janvier 1937) ; sur l’évolution de l’ENA - voir Messali Hadj*. Des bagarres opposaient messalistes et communistes qui continuaient cependant à cohabiter dans le mouvement syndical CGT. En profondeur, l’opposition était ouverte entre le communisme, qui subordonnait la libération de l’Algérie à la lutte antifasciste et à l’union avec la France, et le nationalisme messaliste qui réclamait l’émancipation. Ce n’est certainement pas sur le retrait de l’objectif d’indépendance de l’Algérie, car cette perspective paraît avoir été toujours étrangère à Camus, que portait le conflit, mais bien plutôt sur l’entraînement belliciste et sur l’effet de rupture entre musulmans et Européens qui mettait à mal l’idéal méditerranéen de fraternité algérianiste. Lors des réunions qui imposèrent son exclusion, Deloche aurait accusé Camus de trotskysme ; il est possible aussi que Camus ait eu une position critique sur l’URSS, ne serait-ce que par retentissement du Retour de l’URSS que publia André Gide* à qui il vouait une sorte de fidélité : le théâtre de l’Équipe monta le Retour de l’Enfant prodigue de Gide.

Son exclusion ne provoqua cependant pas une rupture avec le courant de Front populaire. Son engagement se situait pour l’essentiel au plan de l’activité culturelle (il était toutefois membre du Comité algérien d’aide au peuple espagnol fondé en mai 1937), plus qu’il ne se vouait au militantisme déclaré, à tel point, que plusieurs de ses proches ignorèrent son adhésion au PC ; Camus n’était pas non plus allé au Parti pour des raisons intellectuelles théoriques ; son communisme ne l’avait guère conduit à des lectures marxistes ; il était écrivain et homme de théâtre, se consacrant au service du peuple et de la culture. On pourrait dire qu’à l’intérieur du parti, Camus resta, en un sens, étranger. L’Étranger, c’est le titre du roman qu’il préparait et qui sera sa première œuvre importante ; tel est peut-être le secret de Camus qui fut étranger à une société coloniale dont le peuplement résultait d’un mélange d’étrangers et qui demeurait étrangère en son ensemble par rapport à la masse algérienne ; il fut aussi étranger par sa pauvreté d’origine quand il accéda à la culture savante en ses formes littéraires et philosophiques et connut l’élitisme bourgeois. Sa maladie, cette tuberculose qui récidivait, redoubla encore sa condition d’étrangeté qui expliquerait le caractère d’individualisme existentiel qui marque toute son œuvre. La situation coloniale ne tenait-elle pas de l’absurde ? Camus pensa alors réunir l’œuvre qu’il entreprit sous le nom de L’Absurde, en trois volets qui furent L’Étranger (1942), Le Mythe de Sisyphe (1942) et Caligula (1945). La ville coloniale d’Oran fut ensuite l’arrière-fond de La Peste (1947).

Albert Camus allait encore demeurer dans la mouvance du Front populaire, et surtout approcher l’iniquité de la misère algérienne en devenant journaliste à Alger républicain, abandonnant son gagne-pain, de 1937-1938, à l’Institut de météorologie de l’Université d’Alger où il mettait en fiches les relevés climatiques. À l’imitation d’Oran républicain, Alger républicain fut lancé en octobre 1938, soit fort tardivement, par une association d’actionnaires, à l’initiative de Jacques Régnier, descendant de la famille des Reclus (voir Élie Reclus* qui avaient tenté de fonder une colonie anarchiste en Algérie et étaient à l’origine des propriétés et intérêts conservés dans le vignoble, et principalement de Jean-Pierre Faure, fils de l’historien de l’art Elie Faure*, qui était un associé de Jacques Régnier et avait développé sa propre entreprise de construction immobilière. C’est J.-P. Faure qui fit venir de Paris, Pascal Pia* pour diriger la rédaction d’Alger républicain, le journal de gauche qui devait s’opposer à La Dépêche algérienne et à L’Écho d’Alger, certes lié à des politiciens radicaux, mais tout aussi colonial. Albert Camus collabora à la collecte des faits divers comme aux chroniques judiciaires, notamment à l’occasion du jugement de Cheikh El Okbi, dirigeant algérois du mouvement réformiste musulman de l’Association des Oulémas, qui fut acquitté alors qu’il avait été accusé, par machination coloniale, de l’assassinat du grand Mufti d’Alger. En mai 1939, Pascal Pia envoya Camus faire une enquête en Kabylie pour répliquer à une série d’articles idylliques publiés par L’Écho d’Alger. Les articles de Camus, illustrés de photos, parurent sous le titre Misère de la Kabylie, en juin. Non seulement Camus dénonçait les méfaits du système colonial, mais faisait découvrir concrètement l’immense pauvreté algérienne.

Sa collaboration à Alger républicain se prolongea dans son doublet en quotidien du soir, dans Soir républicain jusqu’à la disparition de ces journaux sous la censure en janvier 1940. Sa position devant la guerre ne cessait pas de traduire un certain pacifisme ou refus de la violence, quel que soit le camp choisi, qui le rendait proche de Pascal Pia, qu’il rejoignit un temps à Paris-Soir avant de le retrouver dans le journal clandestin qui sera Combat.

Selon Pascal Pia, en 1938, au moment de son entrée au quotidien Alger Républicain après son adhésion au Parti communiste de 1935 à 1937, les sympathies de Camus (voir t. 21, p. 120-123) allaient « aux libertaires, aux objecteurs de conscience, aux syndicalistes à la Pelloutier, bref à tous les réfractaires ». Sans surestimer l’influence de l’anarcho-syndicalisme des années trente, son respect allait vers ceux qui s’efforçaient d’étendre son influence. Pendant l’Occupation, Albert Camus, membre du mouvement clandestin Combat à partir de 1943, manifesta début 1944 au sein du CNE des divergences avec les écrivains communistes ou sympathisants, à propos de l’exécution de Pierre Pucheu à Alger, par opposition de principe à la peine de mort (cf. ses Réflexions sur la peine capitale, avec Arthur Koestler, 1957). Cependant, il en resta membre jusqu’à la fin de l’année et démissionna à cause de la politique d’inspiration communiste de cet organisme, refusant désormais d’écrire dans Les Lettres françaises. Éditorialiste et rédacteur en chef du quotidien Combat, porte-parole des espérances de la Résistance intérieure non partisane, Camus prit rapidement ses distances avec les illusions de l’après guerre sur l’URSS, le communisme et le « progressisme ». Ainsi, il approuva le projet d’Arthur Koestler de rassembler des intellectuels en vue de fonder une organisation alternative à la Ligue des droits de l’Homme, selon lui sous influence communiste, projet qui ne devait pas aboutir, mais, plus tard, souhaita garder ses distances avec la revue Preuves fondée en 1951 sous les auspices du Congrès pour la liberté de la culture. Dans une réponse à Emmanuel d’Astier de la Vigerie, un compagnon de route du PCF, il n’hésitait pas à écrire en novembre 1948 : « Les camps faisaient partie de l’appareil d’État en Allemagne. Ils font partie de l’appareil d’État, en Russie soviétique, vous ne pouvez l’ignorer. Dans ce dernier cas, ils sont justifiés, paraît-il, par la nécessité historique [...] Il n’y a pas de raison au monde, historique ou non, progressive ou réactionnaire, qui puisse me faire accepter le fait concentrationnaire ».

Après la fondation du Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR) en février 1948, Camus participa à ses activités, mais sans y adhérer. Il écrivit dans son mensuel, La Gauche, et prit la parole dans des meetings patronnés par ce mouvement, notamment au moment de l’affaire Garry Davis, cet aviateur de l’US Air force qui s’était proclamé « citoyen du monde » au moment où les risques d’une nouvelle guerre mondiale étaient présents dans tous les esprits. Selon Maurice Joyeux*, Camus croisa pour la première fois la route du mouvement anarchiste au moment de la campagne en faveur de Garry Davis.

La même année, Albert Camus répondit à une invitation des Etudiants anarchistes, se définissant avec humour devant son auditoire comme « radical-socialiste », ce qu’André Prudhommeaux, dans son compte rendu, traduisit par « humaniste libéral ». Il précisait que Camus « sympathisant libertaire » connaissait « fort bien la pensée anarchiste » (Le Libertaire, n° 134, 18 juin 1948). Ainsi, dès la fin des années quarante, Camus savait que « ses alliés naturels, le plus souvent, étaient des hommes et des femmes de la gauche non stalinienne : des anarchistes, des syndicalistes révolutionnaires, des objecteurs de conscience » (Lottman). Parmi ses multiples interventions, Albert Camus donna une interview à Défense de l’homme (juillet 1949), revue fondée l’année précédente par Louis Lecoin*. Par la suite, Camus adhéra au comité de patronage du « Secours aux objecteurs de conscience » de Louis Lecoin*, quand le pacifiste entama sa campagne pour l’adoption d’un statut légal de l’objection de conscience en 1958. De même, il répondit à une série d’articles de Gaston Leval* à propos de L’Homme révolté dans Le Libertaire (mai 1952), prenant en compte certains arguments de son interlocuteur à propos de Bakounine. Selon Leval, Camus fut sur le point d’adhérer au Mouvement socialiste libertaire qu’il s’apprêtait à fonder, mais, au dernier moment, préféra en demeurer un sympathisant. Par la suite, Leval lui proposa de fonder une revue, avec l’aide de son groupe, afin de faire contrepoids « aux publications "engagées" avec les tyrannies totalitaires », mais Camus fut dans l’impossibilité pratique de répondre à « l’amicale injonction » de son interlocuteur. Camus apporta son appui au projet de revue libertaire de Paul Zorkine, un des fondateurs et animateurs du groupe Kronstadt et des Cahiers d’études Noir et Rouge, qui n’eut pas l’accord des éditeurs. Camus intervint également en faveur de militants en butte à la répression comme Maurice Laisant* des Forces libres de la Paix et de la Fédération anarchiste, ou Pierre Morain, un jeune militant anticolonialiste de la Fédération communiste libertaire.

Outre ses articles publiés dans la presse libertaire française et espagnole (Solidaridad Obrera de la CNT en exil) et les interventions en faveur de militants, le lieu où Camus s’investit certainement le plus fut le Groupe de liaisons internationales. En août 1948, La Révolution prolétarienne publiait sous le titre « Europe-America » un appel signé notamment par Nicola Chiaramonte, Sidney Hook, Gaetano Salvemini, Bertram Wolfe et les directeurs de Partisan Review et Politics affirmant :
« 1° Nous considérons le stalinisme comme le principal ennemi en Europe.
« 2° Nous voulons aider toutes les tendances visant à la formation d’une nouvelle "gauche" qui soit indépendante à la fois des gouvernements soviétique et américain.
« 3° Notre principal objet est la libre communication entre intellectuels américains et européens - c’est-à-dire l’instauration de ce qu’Albert Camus appelle une "communauté de dialogue". »

Albert Camus avait connu Chiaramonte en avril 1941 à Alger quand ce dernier fuyait la France occupée pour partir aux États-Unis. Ils se revirent à New York en avril 1946, durant le séjour américain de Camus. En novembre 1948, le syndicaliste Roger Lapeyre, secrétaire de la Fédération des Travaux publics et Transports de la CGT-FO, prit contact avec Camus pour créer un groupe français se réclamant des principes énoncés dans l’appel de Chiaramonte et de ses amis, sous le nom de « Groupe de liaisons internationales » (GLI). Le manifeste du groupe fut principalement rédigé par Camus. Il affirmait son opposition à l’idéologie stalinienne et à la technocratie américaine et se proposait de regrouper « quelques hommes conscients [...] dans une action de résistance limitée mais irréductible ». Pour ce faire, le groupe voulait agir sur deux plans, l’entraide matérielle « réservée aux victimes des tyrannies totalitaires » et l’échange d’informations. Cette action consciemment limitée voulait « donner une forme à la protestation des hommes contre ce qui les écrase, avec le seul but de maintenir ce qui doit être maintenu, et avec le simple espoir d’être un jour à notre place les ouvriers d’une nécessaire reconstruction ». Parmi les personnes qui furent actives dans ce groupe figuraient l’ancien journaliste de Combat Jean Bloch-Michel, le correcteur anarcho-syndicaliste Nicolas Lazarévitch*, le biologiste Jacques Monod, l’écrivain Gilbert Sigaux, le syndicaliste enseignant Gilbert Walusinski, et Denyse Wurmser du Centre confédéral d’éducation ouvrière. Alfred Rosmer* manifesta son soutien à cette initiative. Peu après, Camus l’aida à éditer son livre de souvenirs sur les débuts de l’Internationale communiste, Moscou sous Lénine (1953), qu’il préfaça. Le groupe se réunissait dans des locaux de la CGT-FO, sis au 78 rue de l’Université, à Paris (VIIe arr.). Il apporta son aide à de nombreux républicains espagnols et à des réfugiés d’Europe de l’Est, en quête de permis de travail et de cartes de séjour. Pour les intellectuels, Camus signait des contrats de travail fictifs pour des secrétaires, afin d’obtenir les papiers nécessaires à leur séjour en France. Parmi les réfugiés d’Europe de l’Est, Camus devait soutenir Czeslaw Milosz à son arrivée en France, qui publia chez Gallimard son essai La Pensée captive, en 1953, dans une traduction d’André Prudhommeaux. Par contre, il ne put imposer la traduction de Un monde à part, témoignage sur les camps soviétiques d’un autre polonais, Gustaw Herling. Pour ces hommes dénigrés par la droite nationaliste et la gauche progressiste, il fut, selon l’expression de Milosz « l’interlocuteur fraternel ». Parallèlement, le GLI publia quatre numéros d’un bulletin, le premier ronéotypé, les suivants imprimés. Le numéro un parut en mars 1949, avec un avant-propos de Camus. Il contenait des traductions d’articles de Dwight Mac Donald et George Orwell ainsi que de documents soviétiques. Le deuxième numéro (mai 1949) fut entièrement consacré au travail forcé en URSS. Préfacé par Camus, il présentait un ensemble de textes législatifs et d’extraits d’ouvrages officiels soviétiques sur la question, traduits par Nicolas Lazarévitch*, ainsi que des témoignages inédits sur les camps. Lazarévitch invita Elinor Lipper, auteur de Onze ans dans les bagnes soviétiques (Nagel, 1950), à témoigner dans une réunion du groupe, afin de « mettre en lumière les crimes du stalinisme ». Les numéros trois et quatre furent publiés en juillet 1949 et avril 1950. Cependant, Camus fut éloigné des activités du GLI par son départ pour l’Amérique latine pendant l’été 1949, puis, par la maladie jusqu’à l’automne 1950. À son retour à Paris, la lassitude des participants aidant, une réunion ne put qu’entériner la dissolution du groupe. Une motion rédigée par Camus mit un terme à son activité, sans que les gens qui y avaient participé se perdent de vue. En 1950, Lazarévitch, qui, depuis 1947, avait le projet d’écrire une biographie de Netchaïev avec Lucien Feuillade, publia avec ce dernier un recueil de textes, Tu peux tuer cet homme ... (Scènes de la vie révolutionnaire russe) dans la collection « Espoir » de Camus, chez Gallimard. Selon Boris Souvarine, Camus, très intéressé par cette période, était « redevable à Lazarévitch de son savoir sur la vie révolutionnaire en Russie sous l’ancien régime ». Camus côtoiera encore Lazarévitch à la tribune de divers meetings, notamment en novembre 1956 à la salle Wagram pour dénoncer la répression de la Commune hongroise par les troupes soviétiques.

À partir de l’expérience du GLI, Camus « allait rester l’ami de La Révolution prolétarienne et même y contribuer financièrement » (Lottman). Il y avait là comme une sorte de continuité avec Simone Weil qu’il admirait tant et dont il édita plusieurs ouvrages chez Gallimard. Parallèlement, il fut très proche de la revue suisse Témoins de Jean-Paul Samson* où se retrouvaient les signatures de René Char, Nicola Chiaramonte, Gaston Leval*, André Prudhommeaux*, Ignazio Silone, etc. Camus y publia plusieurs articles, tandis que son nom apparaissait parmi les correspondants de la revue, aux côtés de Daniel Martinet, Jean-Jacques Morvan, Robert Proix, André Prudhommeaux, Jean Rounault et Gilbert Walusinski. Camus répondit également à plusieurs reprises aux sollicitations de militants syndicalistes. Ainsi, en mai 1953, il donna une allocution sur le thème de la défense des libertés au meeting syndical de la Bourse du travail de Saint-Étienne, organisé par le Comité de liaison intersyndicale de la Loire, regroupant la CFTC, la CGT-FO et la CNT française. Aux côtés de Camus et Lazarévitch, étaient également invités les syndicats espagnols en exil, l’UGT et la CNT À la fin 1957, il fut convié à s’exprimer devant les travailleurs du Livre par le groupe d’études du Syndicat des correcteurs, en présence de Nicolas Faucier*, Nicolas Lazarévitch* et Robert Proix. Au moment de l’attribution du prix Nobel, La Révolution prolétarienne (n° 422, nov. 1957) lui apporta son soutien afin de dénoncer « une odeur de cabale dans l’atmosphère d’un certain Paris », Camus étant condamné par les littérateurs de droite et vilipendé par les intellectuels de gauche, établissant la « curieuse coïncidence » entre « la pensée réactionnaire classique » et le « raisonnement totalitaire moderne ».

Dans de nombreux cas, les interventions de Camus furent motivées par les événements internationaux, principalement à propos de l’Espagne et des pays de l’Est, mais aussi de la Grèce et de l’Amérique latine. Camus appartenait à « une génération obsédée par la guerre d’Espagne » (D. Guérin). Ainsi, après avoir consacré de nombreux éditoriaux à la situation espagnole dans Combat, Camus donna une préface à un recueil de textes, L’Espagne libre (Calmann-Lévy, 1946), réunis par Georges Bataille. Parmi ses nombreuses interventions, il apporta son soutien, en 1948-1949, à la Federación española de deportados e internados políticos (FEDIP) et à la CNT qui faisaient campagne pour la libération des républicains espagnols internés dans des camps en URSS, notamment le camp n° 99 de Karaganda. Camus interpella d’Astier de la Vigerie sur cette question, tandis qu’il rédigeait un appel et collectait des signatures (Sartre, Gide, Mauriac, Char, Silone, Georges Altman, Breton, Orwell, Casals, Henriette Roland-Holst) pour la création d’un Comité d’aide et de protection aux démocrates espagnols (Le Libertaire, n° 194, 2 septembre 1949). Le 19 juillet 1951, il participa à une réunion de commémoration pour le quinzième anniversaire de la guerre civile espagnole aux côtés d’un représentant du gouvernement espagnol en exil et de l’écrivain mexicain Octavio Paz, son discours étant reproduit en français dans Solidaridad Obrera (4 août 1951), puis dans Témoins (n° 5, printemps 1954). L’année suivante, il participa à un meeting de la Ligue des droits de l’Homme en faveur de syndicalistes espagnols condamnés à mort, avec d’autres intellectuels (Georges Altman, Albert Béguin, Louis Guilloux*, Ignazio Silone) et les Espagnols de la FEDIP et de la CNT. Le 12 juin 1952, l’annonce de l’entrée de l’Espagne à l’UNESCO l’amena à présenter publiquement sa démission de cet organisme. De même, il stigmatisa l’entrée de l’Espagne franquiste à l’ONU (L’Express, 18 novembre 1955). Il intervint le 23 octobre 1955 à l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne à la manifestation de commémoration du 350e anniversaire du Quichotte de Cervantès, aux côtés de Salvador de Madariaga et Jean Cassou*, et Le Monde libertaire (n° 12, nov. 1955) publia le texte de son intervention, « L’Espagne et le donquichottisme ». L’année suivante, il préfaça un numéro spécial de Témoins (printemps 1956), Fidélité à l’Espagne, et prit la parole, le 30 octobre, pour les soixante-dix ans de Salvador de Madariaga. Il intervint également en faveur d’étudiants expulsés de l’Université ou emprisonnés pour leur opposition au franquisme. Enfin, ce fut avec ses amis espagnols, dont il accepta l’invitation, qu’il fêta l’attribution du prix Nobel, expliquant pour l’occasion ce qu’il devait à l’Espagne.

Après l’intervention soviétique à Budapest, Camus déclara solennellement au meeting de la salle Wagram du 15 mars 1957 : « Ce que fut l’Espagne pour nous il y a vingt ans, la Hongrie le sera aujourd’hui ». Auparavant, le 30 juin 1953, il avait pris la parole dans un meeting en faveur des ouvriers de Berlin-Est (Témoins, n° 5, printemps 1954). Il fit de même en juillet 1956 pour les ouvriers polonais de Poznan. Camus répondit également au pathétique appel des écrivains hongrois en novembre 1956, adressa un message à un meeting étudiant en faveur des insurgés hongrois, et préfaça en 1958 le livre sur L’Affaire Nagy, le président du Conseil hongrois arrêté et pendu après l’intervention soviétique.

Au sujet de l’Amérique latine, Camus avait tenu, dès son arrivée au Brésil, en 1949, à dénoncer la censure dans l’Argentine de Perón (Solidaridad Obrera, 13 août 1949), où sa pièce, Le Malentendu, avait été interdite. Quatre ans plus tard, il devait être à l’initiative d’une protestation des principaux écrivains français auprès de l’Ambassade d’Argentine, après l’arrestation de Victoria Ocampo, l’animatrice de la revue littéraire Sur. En 1955, un groupe d’intellectuels rendit hommage à Eduardo Santos, ancien président de la République de Colombie et éditeur du grand quotidien libéral de Bogotá, El Tiempo. L’allocution de Camus posa à cette occasion le problème de la liberté de la presse. Elle fut publiée deux ans plus tard dans La Révolution prolétarienne (n° 422, nov. 1957). La Grèce connaissait de graves violations des droits de l’homme. De 1950 à sa mort, Camus correspondit « par des voies privées avec les autorités grecques pour solliciter leur clémence », inaugurant une pratique nouvelle, plus efficace mais aussi plus ingrate, en rupture avec les engagements ostentatoires et tonitruants d’autres intellectuels, et répondant à son injonction de « sauver les corps ».

Albert Camus avait été éditorialiste à L’Express en 1955-1956. Son soutien à Pierre Mendès France lors de l’épisode du Front républicain s’explique très probablement par ses très vives inquiétudes sur la situation algérienne, Mendès France lui apparaissait comme le seul homme politique capable d’éviter le pire. Sur l’Algérie, Camus avait, dès les années trente, pris des positions courageuses. Il continua après la guerre en dénonçant les massacres de Sétif (mai 1945), puis, deux ans plus tard, il condamna la répression massive contre les nationalistes algériens et malgaches. Outre ses témoignages en faveur de militants nationalistes, en France ou en Algérie, Camus participa en 1954 au Comité pour l’amnistie aux condamnés politiques d’outre-mer. Mais, après l’insurrection de novembre 1954, Camus désapprouva le recours au terrorisme aveugle du FLN et sa prétention à représenter l’ensemble du peuple algérien, se livrant à une guerre sans merci contre les militants restés fidèles au vieux leader nationaliste Messali Hadj. Fin 1957, La Révolution prolétarienne (n° 422, nov. 1957) et Le Monde libertaire (n° 31, déc. 1957) reproduisirent un appel où Camus s’interrogeait afin « d’empêcher que l’anticolonialisme devienne la bonne conscience qui justifie tout, et d’abord les tueurs » : « Allons-nous laisser assassiner les meilleurs militants syndicalistes algériens par une organisation qui semble vouloir conquérir, au moyen de l’assassinat, la direction totalitaire du mouvement algérien ? »

Le bref soutien à Pierre Mendès France fait-il de Camus, « un libertaire dont l’époque a fait un social-démocrate » (Guérin) ? Sans préjuger de l’incompatibilité éventuelle entre ces termes, il n’est pas inutile de rappeler que, d’une manière que d’aucuns pourront juger symbolique, son dernier message, en date du 29 décembre 1959, fut adressé à une revue anarchiste de Buenos Aires (Liberté, 1er mai 1960).

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article18516, notice CAMUS Albert [Dictionnaire des anarchistes] par René Gallissot (pour la période algérienne), Charles Jacquier, version mise en ligne le 25 octobre 2008, dernière modification le 10 août 2020.

Par René Gallissot (pour la période algérienne), Charles Jacquier

ŒUVRE : L’œuvre d’Albert Camus est publiée par Gallimard. Ses principaux textes politiques sont regroupés dans le volume Essais de la Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1981. Introduction critique de Roger Quilliot. Commentaires, notes et variantes par Roger Quilliot et Louis Faucon.

SOURCES : Journaux cités — Cahiers du Socialisme libertaire, n° 52, janvier 1960. — Cahiers de l’humanisme libertaire, n° 163, janvier 1970. — Le Monde libertaire, n° 57, février 1960 ; n° 83, octobre 1962. — La Révolution prolétarienne, n° 447, février 1960 (Raymond Guilloré). — Preuves, n° 110, avril 1960 (articles de Jean Bloch-Michel, Salvador de Madariaga, Czeslaw Milosz, Nicola Chiaramonte). — Témoins, n° 23, mai 1960 (articles de René Char, Daniel Martinet, Georges Navel, Robert Proix, Jean-Paul Samson). — Boris Souvarine*, « Nicolas Lazarévitch* », Est & Ouest, n° 584, 16-31 déc. 1976. — Teodosio Vertone, « La pensée libertaire d’Albert Camus », L’Arc, n° 91/92, 1984. — À Albert Camus, ses amis du Livre, Gallimard, 1962. — Herbert R. Lottman, Albert Camus, Seuil-Points, 1980. — « Albert Camus et les libertaires », Volonté anarchiste, n° 26, 1984. — Préface de Jorge Semprun à Gustaw Herling, Un monde à part, Denoël, 1985. — Teodosio Vertone, L’œuvre et l’action d’Albert Camus dans la mouvance de la tradition libertaire, (Préface Roger Dadoun), ACL, 1985. — Maurice Joyeux*, Sous les plis du drapeau noir. Souvenirs d’un anarchiste, vol. 2, Éd. du Monde libertaire, 1988. — Preuves, une revue européenne à Paris, présentation, choix de textes et notes de Pierre Grémion, Julliard, 1989. — Georges Fontenis, L’Autre communisme. Histoire subversive du mouvement libertaire, Acratie, 1990. — Roger Grenier, Albert Camus soleil et ombre, Folio, 1991. — Jean-Yves Guérin, Camus, portrait de l’artiste en citoyen, François Bourin, 1993. — Olivier Todd, Albert Camus. Une vie, Gallimard, 1996. — Lettres de Lucien Feuillade, Roger Grenier, Gilbert Walusinski. — Dictionnaire Algérie, op. cit., notice par René Gallissot.

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