CARRIER Jean [CARRIER Jean-Claude dit]

Par Jean-Pierre Besse, Gilles Morin

Né le 20 janvier 1897 à Anthon, village de Mieussy (Haute-Savoie), mort au combat le 28 janvier 1944 à Pouilly-sur-Saint-Jeoire-en-Faucigny (Haute-Savoie) ; ouvrier, puis artisan ébéniste ; militant socialiste de Haute-Savoie ; résistant ; compagnon de la Libération.

Jean Carrier, est issu d’une famille républicaine et laïque de petits propriétaires-exploitants et d’artisans ruraux. Il obtint le certificat d’études primaires à onze ans et entreprit des études secondaires au collège de garçons de Bonneville jusqu’à quatorze ans. Il quitta alors l’école pour travailler avec son père et apprendre le métier d’ébéniste.
Appelé sous les drapeaux en 1915, versé au 1er Régiment d’artillerie de montagne (RAM) à Grenoble, blessé en 1917, Carrier fut démobilisé en septembre 1919, avec une citation et le grade de brigadier. Il se maria avec Léonie Presset en octobre 1920, puis s’installa à Paris pour parfaire sa formation de maître. Il y fut membre du Parti socialiste SFIO à partir de 1921, militant dans les sections syndicales des ouvriers du meuble du Faubourg Saint-Antoine où il travaillait. Il fréquenta par ailleurs les milieux artistiques du quartier Montmartre, où il jouait comme accordéoniste et où il résidait.
Jean Carrier rentra au pays après un séjour de dix ans dans la capitale en 1930. Il acheta à Ville-en-Sallaz, une propriété qu’il transforma en atelier d’ébénisterie moderne. Il poursuivit en Haute-Savoie ses activités syndicales et politique, milita localement à la SFIO dans la section de Mieussy créée en décembre 1931 et adhéra à la Ligue des droits de l’Homme en 1933. Mobilisé à nouveau en 1939, alors âgé de 42 ans, il fut affecté au contrôle des usines de métallurgie de Haute-Savoie.
En juin 1940, Jean Carrier, qui n’acceptait pas le discours du maréchal Pétain appelant à cesser le combat, refusa la défaite et chercha les moyens de s’opposer à l’armistice. Il tenta de rassembler des amis et par l’intermédiaire de l’un d’entre eux, Jean Rey-Millet, entra en contact avec Édouard Corniglion-Molinier qui avait fondé avec Emmanuel d’Astier de la Vigerie* le mouvement La Dernière Colonne en septembre 1940. Corniglion-Molinier signala Jean Carrier à l’organisation « Carte », créé à Antibes par André Girard avant de quitter la France en janvier 1941 pour rejoindre à Londres la France-Libre. Il se trouvait dans un site stratégique de première importance pour les contacts et les passages. Son petit village de Ville-en-Sallaz, situé au centre de la Vallée du Giffre, possède deux frontières avec la Suisse : il s’ouvre à l’ouest sur Genève et ses cols passent en Valais. Jean Carrier fut alors recruté également par le réseau franco-polonais F2, en liaison avec Carte. Par la suite il devint agent P2 dans un réseau lié à F2, le réseau Philippe, d’Edwin Stephens.
En 1941, Emmanuel d’Astier fonda le mouvement Libération-Sud, en remplacement de La Dernière Colonne. Carrier y adhéra et - rejoint par des amis parmi lesquels le jeune Henri Plantaz - distribua tracts et journaux clandestins, effectua des marquages, etc. Il fut en 1942 un proche de Robert Lacoste* muté percepteur à la sous-préfecture de Thonon-les-Bains, avec lequel il collaborait activement pour le développement de Libération-Sud. De plus, depuis novembre 1941, à partir de Samoens en Haute-Vallée du Giffre, il organisa des passages pour l’évasion de France en direction de la Suisse pour le compte du réseau F2/Philippe, avec le capitaine de réserve d’infanterie de forteresse Pierre Katz.
En mars 1942, recherché par la police de Vichy, Jean Carrier entra dans la clandestinité, sacrifiant toute vie de famille, alors que son épouse venait de mettre au monde leur troisième fils. Il prit alors résolument parti pour la lutte armée. Avec Edwin Stephens, chef militaire régional des Groupes-francs (GF) pour la région « Lamartine » de Libération-Sud, ils mirent en place des réseaux gaullistes régionaux. Carrier se vit confier un commandement d’action armée : il devient responsable de l’organisation des GF de Libération-Sud en Haute-Savoie. Il y en eut trois.
Le premier GF basé à Saint-Jeoire-en-Faucigny, était appelé Groupe-franc Claudin (Claudin étant l’un de ses pseudonymes). Jean Carrier obtint le grade de lieutenant et des noms de code d’identification du « Bureau central de renseignement et d’action » (BCRA). Il était « Burin », puis « Rabot ». Le « Groupe-franc Claudin » devint alors le « Groupe-franc Rabot », et enfin le « Groupe-franc Henri-Plantaz » fort de 40 hommes lorsqu’il le confia à son adjoint pour prendre de plus larges responsabilités.
En liaison avec Jean Carrier, Louis-René Morel, alias « Valentin », de « Libération- Sud », chef militaire du futur secteur de Thorens, organisa le groupe du jeune François Servant, dit « Lieutenant Simon » et ses hommes en GF qui atteindra 30 hommes.
Enfin, en Vallée de l’Arve, le troisième GF était organisé au Reposoir, autour de Jean Pasquier, dit « Jean-Jean », qui, en juin 1943, après un violent et meurtrier accrochage avec les troupes d’occupation italiennes, rejoignit le canton de Taninges en Vallée du Giffre, non sans s’adjoindre Jean Miellin et quelques-uns de ses hommes portant ainsi son effectif à 40 hommes.
Les trois GF du département de la Haute-Savoie, d’abord de « Libération-Sud », puis des « Mouvements Unis » (MU) avant d’être de l’« Armée secrète » (AS) des « Mouvements unis de Résistance » (MUR) étaient tous opérationnels début avril 1943. Jean Carrier en assura la responsabilité en Faucigny et Chabalis, c’est-à-dire les 2/3 nord du département de la Haute-Savoie. Le Poste de commandement (PC) central était établi dans une arrière-salle de café au Giffre/Saint-Jeoire. Des instructeurs basés dans une « École d’instruction de sabotage » de la région de Saint-Étienne(Loire) formèrent les chefs des GF et des hommes d’action spécialisés - explosifs, tireurs d’élite, armes blanches, effraction, etc.
En juin 1943, Jean Carrier se distingua en dirigeant une embuscade à Ville-en-Sallaz qui mit en fuite, avec des pertes, un détachement italien venu sur place arrêter un résistant. Dès lors, ses GF multiplient les coups de mains audacieux et ne cessèrent de harceler l’ennemi, tant ses détachements que ses convois ou ses agents secrets. Aussi, dès septembre 1943, les Allemands ne se risquaient qu’en force dans la Vallée du Giffre et la région était à peu près débarrassée de tout agent de la Gestapo, de la milice, du PPF et de l’organisation Todt. Sa tête étant mise à prix, Jean Carrier fut dès lors constamment obligé de changer de domicile, de physionomie par maquillage et d’identité, il prit la fausse identité de « Jean Cheminal ».
D’autre part, en Vallée du Giffre, au printemps 1942, Jean Carrier et Henri Plantaz créèrent le « Camp du Môle », premier « camp de réfractaires » à la politique de Vichy, arrivés dans les montagnes savoyardes afin de fuir les pressions de « La Relève ». Puis, dans l’été fut fondé le « Camp de Sommand » avec Rubens Brunet, enfin le « Camp de Verchaix » avec Pierre Katz. Ces camps devinrent des « camps de maquis » au printemps 1943, pour répondre à l’afflux de réfractaires lié à la loi instaurant le Service du travail obligatoire (STO) qui assujettissait les jeune gens nés entre 1920 et 1922. Le Service national maquis (SNM), lié à l’Armée secrète (AS) avait pour mission la récupération des jeunes réfractaires au STO, d’assurer leur organisation, leur intendance et leur encadrement afin d’en faire des combattants formés militairement en vue de la formation d’une prochaine armée de libération nationale, les futures Forces françaises de l’intérieur (FFI). La Vallée du Giffre abrita les premiers et les seuls « camps de réfractaires » de la région et peut-être de France, donc, par extension, les premiers « camps de maquis » qui purent bénéficier d’une organisation de terrain déjà en place.
En effet, le commandant Jean Vallette d’Osia, du 27e Bataillon de Chasseurs Alpins (BCA) basé à Annecy, avait soustrait des armes et les avait dissimulées dans des caches, après l’invasion de la zone-sud, en novembre 1942. L’Armée d’armistice étant dissoute, les troupes italiennes occupèrent les départements à l’Est du Rhône, dont la Haute-Savoie. Jean Vallette d’Osia entra en clandestinité, organisa un État-major départemental avec quelques-uns de ses fidèles et devint de ce fait chef de l’État-major départemental, c’est-à-dire chef de l’AS de l’Organisation militaire de l’armée (OMA puis ORA). Alors que la Résistance manquait cruellement d’encadrement, et que les rares officiers de carrière qui s’engageaient dans ce sens le faisaient à titre individuel, l’entrée en clandestinité d’un commandant de bataillon suivi par un groupe de ses officiers était un fait exceptionnel. La Haute-Savoie est le seul département français où le SNM trouve un officier supérieur qui prit en charge des "réfractaires" et les organisa dans la Vallée de Thones et la région d’Annecy. Le SNM s’en félicita et reconnu Jean Vallette d’Osia comme chef départemental "Maquis", d’autant plus que ce service comptait sur les armes du 27e BCA cachées par lui. Jean Vallette d’Osia tenta alors une prise en main des maquis du Faucigny et du Chablais qui ne lui étaient pas acquis. Il chargea le capitaine Humbert Clair de contacter Jean Carrier. Celui-ci avait besoin d’officiers pour l’encadrement et l’instruction de ses jeunes réfractaires. Les négociations durèrent plusieurs jours. Le 15 mars, le capitaine Humbert Clair devint chef militaire de l’AS des MUR en Vallée du Giffre sous le pseudonyme de "Souvigné". Il s’adjoignit le lieutenant Jacques Lalande de l’ex-27e. Des liens d’amitié se tressent entre les trois hommes qui ne se quitteront plus.
À la mi-avril 1943, le SNM naissant envoya Maurice Lesoil du mouvement « Franc-tireur », alias « Lemoine », auprès de Jean Carrier. Maurice Lesoil était, depuis novembre 1941 à la base de la Résistance de Saint-Étienne (Loire) , avec Jean Nocher et Henri Romans-Petit. Leur mouvement « Espoir » rejoignit le mouvement « Franc-Tireur ». Responsable d’un des GF de Jean Nocher, Maurice Lesoil échappa de justesse à l’arrestation le 30 mars 1943. Il se réfugia à Marseille, d’où son ami Henri Romans-Petit, adjoint du chef régional R1 du SNM, le recommanda à Jean Carrier. Il devint alors chef militaire de l’AS des MUR en Vallée du Giffre en remplacement du capitaine Humbert Clair qui fut nommé le 24 avril 1943 sous le pseudonyme de « Lachenal », chef militaire de l’AS des MUR du secteur de Bonneville. Il devait parfaire l’organisation militaire des maquis en Vallée du Giffre et Haut-Chablais. Le mouvement « Coq enchaîné » fit de même, dépêchant à Carrier Jean Sautereau, alias « Henri Martin », auprès de Richard Andrès pour l’organisation des maquis en Vallée de L’Arve, organisation compromise par l’« affaire Montfort ».
La mission de Maurice Lesoil était d’orienter l’organisation militaire des maquis selon la théorie dite du « haricot » prônée par Henri Jaboulet, chef régional R1 du SNM et son adjoint Henri Romans-Petit. Cette théorie, propre à la guérilla, consistait à organiser de petits groupes éclatés, appelés sizaines ou dizaines (en réalité des groupes de quatre à dix combattants). Ces groupes, menés par un chef de sizaine (grade de sergent ou sergent-chef), basés dans des chalets de montagne, étaient éparpillés dans un périmètre déterminé pour former une trentaine. Les hommes formant ces différents groupes ne se connaissaient pas, ils ne connaissaient que le chef de sizaine qui connaissait le chef de trentaine (grade d’adjudant). Trois chefs de trentaines connaissaient un chef de centaine (grade de lieutenant) responsable d’un autre périmètre déterminé. Eux-mêmes ne connaissaient que le chef de cinq centaines (grade de capitaine).
Le capitaine Jean Carrier, chef de cinq centaines en Vallée du Giffre et Haut-Chablais, était donc à la tête d’environ 500 hommes formés militairement, 300 maquisards et 200 sédentaires. Rubens Brunet en assurait l’intendance. Pour garantir l’intégrité de la résistance, Jean Carrier créa et dirigea la « Police du Maquis », service sous la responsabilité et le commandement des GF. Le « haricot » était centré sur une « École des cadres du maquis » qui fut, dans son cas le « Maquis-école de Sommand », créé en fin de printemps 1943 dans les alpages de Mieussy. Chaque responsable y recevait par roulement une formation militaire donnée par des instructeurs.
Le 28 janvier 1944, plusieurs de ses hommes revenant d’opération furent pris dans une embuscade qui le visait au bas de son village. Ils forcèrent un barrage, mais un deuxième les arrêta. Jean Carrier, entendant la fusillade, vint au secours de ses amis blessés, abattit au pistolet le gradé allemand, mais des renforts allemands de la SS-Polizei arrivés de Cluses et quatre-vingt SS croates, cernèrent le village. La maison où s’était réfugié Jean Carrier avec sa famille et ses compagnons blessés fut cernée. Des exécutions furent commises dans plusieurs nombreuses maisons voisines. Un officier allemand fit s’enfuir les enfants et quelques femmes. Caché sous un toit, Jean Carrier, tira à coup sûr et tua plusieurs ennemis. Pour en venir à bout les SS employèrent des grenades au phosphore, la maison s’enflamma et il tomba dans le brasier avec le toit du bâtiment sur lequel il s’était réfugié. Il avait abattu onze SS croates dans son dernier combat solitaire et désespéré. Treize soldats sous uniforme allemand, dont deux officiers, perdirent la vie dans l’opération, neuf maisons furent brûlées, onze français tués.
Le traître J.M. fut arrêté et exécuté d’un coup de pistolet dans la tête par Henri Plantaz ; l’officier SS, Raoul Cevey, citoyen helvétique, fut arrêté le 7 mai 1946, jugé en décembre 1947 pour crime de guerre par un tribunal militaire à Lausanne (Suisse) et condamné à dix ans de réclusion.
Les maquis de Haute-Savoie participèrent aux affrontements du plateaux des Glières : 150 hommes de la « Compagnie Jean-Carrier » sous la direction du capitaine Humbert Clair combattirent aux Glières le 26 mars, les survivants rejoignirent le Chablais et participèrent ensuite à la libération d’Évian-les-Bains, de Thonon, puis à la Libération de la Savoie. Les 200 sédentaires de la Vallée du Giffre organisés par Jean Carrier rejoignirent en grand nombre les FTP après sa disparition le 28 janvier 1944. Ceux qui restèrent dans l’AS, regroupés dans les FFI en août 1944, participèrent aux combats de la libération de Cluses le 19 août et poursuivirent en Savoie jusqu’au printemps 1945.
Jean Carrier fut fait chevalier de la Légion d’honneur, compagnon de la Libération (décret du 20 janvier 1946). Il fut encore titulaire de la Croix de Guerre 1939-1945 avec palme et de la Médaille de la Résistance. Il a été homologué à titre militaire au grade de capitaine des Forces Françaises Combattantes de l’Intérieur (FFCI).
Il fut aussi chargé de la police des maquis et de débusquer les profiteurs du marché noir. Le 28 janvier 1944 à Pouilly-sur-Saint-Jeoire, où il avait dû cacher sa famille (il était père de trois enfants), il fut dénoncé. Le village fut attaqué par des troupes allemandes et 80 soldats d’un régiment croate. La maison où il se cachait fut cernée, un combat s’engagea alors, les Allemands mirent le feu au bâtiment dans lequel il périt. Onze Français trouvèrent la mort dans les combats.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article18814, notice CARRIER Jean [CARRIER Jean-Claude dit] par Jean-Pierre Besse, Gilles Morin, version mise en ligne le 25 octobre 2008, dernière modification le 25 octobre 2008.

Par Jean-Pierre Besse, Gilles Morin

SOURCES : RI3, FTP de la Haute-Savoie, Éditions France d’abord, 1946, p. 75. — Site de l’Ordre national de la Libération. - État civil de Mieussy. —Notes de Jean-Claude Carrier.

rebonds ?
Les rebonds proposent trois biographies choisies aléatoirement en fonction de similarités thématiques (dictionnaires), chronologiques (périodes), géographiques (département) et socioprofessionnelles.
fiches auteur-e-s
Version imprimable