Par Daniel Couret
Né le 11 mars 1922 à Constantinople (Turquie), mort le 26 décembre 1997 à Paris ; de nationalité grecque, vivant en France depuis 1946, naturalisé Français en 1970 ; économiste, fonctionnaire à l’OCDE, psychanalyste, puis directeur de recherches à l’EHESS ; militant communiste, puis trotskyste et marxiste critique ; fondateur et dirigeant du groupe « Socialisme ou Barbarie ».
Né en Turquie de parents grecs, commerçants aisés, Cornelius Castoriadis passa toute sa jeunesse à Athènes, où il rejoignit les Jeunesses communistes à l’âge de quinze ans, en 1937, alors qu’il était lycéen, sous la dictature militaire du général Metaxas. Il continua à militer dans la clandestinité les années suivantes et devint membre du Parti communiste grec, KKE, en 1941.
Cornelius Castoriadis étudiait alors le droit et les sciences économiques à l’université d’Athènes et devint de plus en plus critique vis-à-vis de la politique chauvine du PC grec, lequel préconisait la lutte contre les occupants allemands et italiens au sein d’un large front national, ayant renoncé aux principes de la révolution socialiste. Il rejoignit une organisation trotskyste à la fin de l’année 1942, le Parti révolutionnaire internationaliste de Grèce, DEKE, dirigé par Agis Stinas, groupe qui publiait clandestinement le journal « Front Ouvrier ». Castoriadis rejoint ensuite l’ESKKE (Parti Communiste de Grèce Socialiste Révolutionnaire) en 1943 dirigé par Miltiadis Anagnostaras. Quand ce parti décide de rejoindre le SKELD en 1945, Castoriadis le quitta pour fonder son propre petit groupe « Néa Épochi » (Nouvelle Époque) à cette date. En effet, il refusa de rejoindre le SKELD (Parti Socialiste de Grèce-Union des Démocrates Populaires) principal parti de la gauche non communiste qui participa à la résistance aux côtés du PCG et qui était à ses yeux un parti non révolutionnaire.
Après la libération d’Athènes, en octobre 1944, le Parti communiste grec entreprit d’éliminer physiquement ses opposants de gauche ; c’est ainsi que nombre de militants trotskystes ou anarchistes furent purement et simplement exécutés. Cette répression continua les mois suivants, le pays étant en proie à la guerre civile au lendemain des événements sanglants que vécut la population d’Athènes le 25 décembre 1944 lors des affrontements entre les troupes de l’ELAS et celles de l’extrême droite royaliste, soutenue par l’armée britannique.
Nombre de ses amis ayant disparu ou ayant été exécutés, Cornelius Castoriadis commença à craindre pour sa vie. Il figurait à la fois sur les listes noires des tueurs staliniens et de la police royaliste, composée d’anciens collaborateurs armés par les Britanniques.
Ayant obtenu une licence de droit ainsi qu’un diplôme de sciences économiques, il envisageait de partir en France pour y continuer des études de philosophie. Arrêté par la police royaliste en décembre 1945, il fut relâché après interrogatoire, les policiers ignorant sa véritable identité. Cet incident le décida à quitter la Grèce et, avec l’accord des camarades de son groupe, il s’embarqua, fin décembre, sur le navire néo-zélandais Mataora affrété par les philhellènes français Octave Merlier, directeur de l’Institut français d’Athènes et son adjoint Roger Milliex qui avaient réussi à obtenir du gouvernement français une centaine de bourses pour des artistes et des intellectuels grecs, la plupart risquant l’arrestation et même la mort.
Il arriva à Paris en janvier 1946 et s’inscrivit à la Sorbonne pour y préparer un doctorat de philosophie, études qu’il ne mena pas jusqu’à leur terme.
Dès son arrivée, il prit contact avec les militants trotskystes français et milita au Parti communiste internationaliste (PCI) de la section française de la IVe Internationale, sous le pseudonyme de Chaulieu. Tout au long de sa vie de militant, Castoriadis utilisa de nombreux pseudonymes - Pierre Chaulieu, Paul Cardan, Barjot, Jean Delvaux, Marc Noiraud, Jean-Marc Coudray - pour protéger son identité, en raison de son statut d’étranger. Il avait été condamné par contumace en Grèce à une lourde peine de prison durant la guerre civile et ne pouvait se permettre de risquer l’expulsion. Il n’obtint la nationalité française que bien plus tard, en 1970.
Au sein du mouvement trotskyste, il se lia avec un autre étudiant de son âge, Claude Lefort*, avec lequel il constitua une tendance minoritaire dans le PCI dès l’été 1946. Cette tendance exprimait le refus de considérer l’URSS comme « un état ouvrier dégénéré » selon l’analyse du mouvement trotskyste. Délégué de cette tendance au 3e congrès de l’organisation trotskyste, en septembre 1946, il y présenta une motion présentant l’URSS comme « une société anti-ouvrière, de type nouveau ».
Castoriadis anima au sein du PCI, aux côtés de Claude Lefort, dit Montal, durant les deux années suivantes, une tendance qualifiée d’« ultra-gauche » par ses contradicteurs, la « tendance Chaulieu-Montal », laquelle contestait l’analyse des trotskystes sur l’URSS et sur la nature du Parti communiste qu’elle considérait non pas comme un parti réformiste, mais bien comme une organisation ouvertement contre-révolutionnaire.
Élu au comité central du PCI lors du 4e congrès de cette organisation, en novembre 1947, au titre de la minorité, il représenta cette minorité de la section française lors du IIe congrès mondial de la IVe Internationale qui se déroula à Paris, en avril 1948. Lors de ce congrès, il présenta plusieurs motions qui rencontrèrent peu d’échos. Commenccèrent dans cette période les relations avec le courant du "marxisme humaniste" aux États-Unis, en particulier avec Ria Stone venue à Paris à cette occasion, puis avec la tendance Johson-Forrest du Socialist workers party.
Ses désaccords avec le trotskysme devinrent tels qu’il rompit avec ce courant politique en janvier 1949, entraînant avec lui une douzaine de ses camarades (on peut citer Maurice Rajsfus, Jean Laplanche, Claude Lefort, Jean Seurel, étudiant, Philippe Guillaume, OCDE, Marie-Rose Berland, modiste, Guy Gély, employé d’assurance, G. Vivier, employé à l’usine Chausson et Jean Léger, instituteur) pour constituer le groupe « Socialisme ou Barbarie » faisant paraître, dès le mois de mars suivant, le premier numéro de la revue du même nom. La revue portait en sous-titre « organe de critique et d’orientation révolutionnaire ». De parution trimestrielle, elle eut des périodes d’interruption et parut jusqu’en juin 1965 (quarantième et dernier numéro).
Castoriadis fut membre du comité de rédaction de la revue sous différents pseudonymes (Pierre Chaulieu, Paul Cardan, Jean Delvaux et Marc Noiraud) et fut le principal dirigeant du groupe qui se constitua autour d’elle.
Le groupe, connu sous le nom de « SouB », attira d’abord quelques anciens militants du PCI en rupture avec le trotskysme, puis fut renforcé par l’apport d’une dizaine de militants provenant d’un des deux courants du mouvement bordiguiste. Vers 1952, rejoignirent SouB, Daniel Mothé, ouvrier chez Renault qui anima la Tribune ouvrière, Henri Simon, employé d’assurance, Martine Vidal, institutrice puis vers 1954, Jean-François Lyotard, Pierre Souyri, Hubert Damish et Yvon Bourdet. Vers 1956-1957, ce furent Daniel Blanchard, Sébastien de Diesbach, Hubert Damish et Gérard Genette. Le groupe qui débuta avec une quinzaine de militants ne dépassa que rarement la quarantaine de membres actifs. Il connut une première scission en septembre 1958 avec le départ de Claude Lefort, d’Henri Simon et de la moitié des militants pour constituer le groupe Informations et liaisons ouvrières (ILO). Cette scission eut pour origine la question de la construction même de SouB en tant qu’organisation, car si l’ensemble du groupe avait rejeté depuis longtemps les principes du léninisme en matière d’organisation, Castoriadis et d’autres se prononçaient toujours pour la construction d’un parti révolutionnaire rassemblant l’avant-garde, une perspective que réfutait Claude Lefort.
Vidé de la moitié de ses membres, SouB entra alors dans une autre phase, passant de l’étape du cercle de discussion autour de la revue à celle de la tentative de construction d’un nouveau parti révolutionnaire, s’adressant à un public plus large. C’est ainsi que fut lancé le journal Pouvoir ouvrier en décembre 1958, journal d’agitation autour duquel s’articulèrent plusieurs cellules de militants, constituant une organisation dont la revue Socialisme ou barbarie était désormais présentée comme revue théorique de l’organisation « Pouvoir ouvrier ». Le groupe connut alors son apogée, regroupant près de 90 membres cotisants, dont la moitié en province, entre 1960 et 1961, multipliant les distributions de tracts en direction des salariés des grandes entreprises et recrutant de nouveaux militants parmi lesquels Guy Debord (1960-1961), Georges Lapassade, Helen Arnold, Daniel Ferrand, Enrique Escobar, Vincent Descombes.
En octobre 1962, Castoriadis constitua une tendance dite « Tendance pour une nouvelle orientation » au sein de l’organisation. Son analyse était que le prolétariat avait évolué sous les coups de boutoirs conjugués du capitalisme et des bureaucraties, n’ayant plus d’aspiration à changer la société. Un débat de plusieurs mois donna lieu à une nouvelle scission, la moitié du groupe le quitta, emmenant avec eux le journal « Pouvoir ouvrier ». Castoriadis, de son côté, conserva la revue SouB et l’autre moitié des militants, continuant une évolution qui allait l’amener à rejeter la théorie marxiste.
Le groupe publia une dernière fois la revue Socialisme ou barbarie en juin 1965, avant de s’autodissoudre officiellement en mai 1967, soit un an avant l’explosion de mai 1968 durant laquelle nombre de militants étudiants s’inspirèrent des textes rédigés plusieurs années auparavant par SouB. C’est « à chaud » que Castoriadis rédigea en juillet 1968 (le rédaction avait été commencée en mai et diffusée en partie par des militants de SouB sous forme ronéotée), en collaboration avec Edgar Morin et Claude Lefort, une analyse pertinente sur le mouvement de mai-juin 1968 : Mai 68, la brèche. Premières réflexions sur les événements. Pendant les évènements, Castoriadis menacé d’une expulsion vers la Grèce des colonels ne s’engagea pas pleinement.
Libéré de ses contraintes militantes, Castoriadis se mit à l’étude de Freud et de la psychanalyse. Membre de l’École freudienne de Paris depuis 1964, dirigée par Jacques Lacan, il devint lui-même psychanalyste, s’établissant comme analyste professionnel à partir de 1973. Trois ans plus tôt, il avait donné sa démission de l’OCDE, organisme international européen où il travaillait depuis 1948 en tant qu’expert en économie.
Cornelius Castoriadis contribua à de nombreuses revues. Membre du comité de rédaction de Textures durant les années 1970 avec Claude Lefort (avec lequel il se brouilla définitivement en 1981 à propos de son analyse de la "stratocratie" russe et de la perspective d’une troisième guerre mondiale), il écrivit également de nombreux articles sur la hiérarchie capitaliste dans la revue syndicale CFDT aujourd’hui.
En 1977, il fonda, avec Pierre Clastres et Miguel Abensour, la revue Libre qui ne comptera que quelques numéros. Trois ans plus tard, il obtint un poste de directeur de recherches en philosophie à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) de Paris (non sans difficulté les réticences étant fortes à l’égard d’un franc-tireur venu du militantisme ; laide de son ami l’historien Pierre Vidal-Naquet aura été déterminant), où il travailla jusqu’au printemps de 1995, s’intéressant en particulier à la lecture d’Aristote dans une reconsidération originale de la philosophie, dans la continuité de de l’engagement militant, pour éclairer le projet d’autonomie et la perspective d’une transformation radicale de la société. Il s’intéressa à la pratique psychanalytique et à l’analyse politique jusqu’à son décès à Paris, en 1997, d’une crise cardiaque.
Par Daniel Couret
ŒUVRE : Mai 68, la brèche. Premières réflexions sur les événements (écrit sous le pseudonyme de Jean-Marc Coudray, en collaboration avec Edgar Morin et Claude Lefort), Fayard, 1968. — La Société bureaucratique (en 3 volumes), UGE, « 10/18 », 1973. — L’Expérience du mouvement ouvrier, 2 vol., UGE, « 10/18 », 1974. — L’Institution imaginaire de la société, Seuil, 1975. — Les Carrefours du labyrinthe, Seuil, 1978. — Capitalisme moderne et révolution (en 2 volumes), UGE, « 10/18 », 1979. — La Société française, UGE, « 10/18 », 1979. — Le Contenu du socialisme, UGE, « 10/18 », 1979. — De l’écologie à l’autonomie (en collaboration avec Daniel Cohn-Bendit*), Seuil, 1981. — Devant la guerre, 1 vol., Fayard, 1981-1982. Un seul des deux volumes prévu a été publié ; les manuscrits inédits qui devaient constitué le second figurent dans les écrits posthumes aux éditions du SSandre>— Les Domaines de l’homme (Les Carrefours du labyrinthe, t. 2), Seuil, 1986. — Le Monde morcelé (Les Carrefours..., t. 3), Seuil, 1990. — La Montée de l’insignifiance (Les Carrefours..., t. 4), Seuil, 1996. — Fait et à faire (Les Carrefours..., t. 5), Seuil, 1997. — Figures du pensable (Les Carrefours..., t. 6), Seuil, 1999.
SOURCES : Christian Delacampagne, « Mort de Cornelius Castoriadis, révolutionnaire antimarxiste », Le Monde, 28 décembre 1997 (nécrologie). — Édouard Waintrop, « Philosophe et psychanalyste, fondateur de Socialisme ou Barbarie, Cornelius Castoriadis », Libération, 29 décembre 1997 (nécrologie). — Les Cahiers Léon Trotsky n° 61 février 1998 (nécrologie). — « Socialisme ou Barbarie ». — Philippe Gottraux, Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre, Lausanne, Payot, 1997. — Rodolphe Prager, Les Congrès de la Quatrième Internationale, t. 3, Montreuil, La Brèche, 1988. — A. Stinas, Mémoires. Un révolutionnaire dans la Grèce du XXe siècle, Montreuil, La Brèche, 1990. — Daniel Blanchard, "L’idée de révolution chez Castoriadis", n° 2 de la revue Réfraction, printemps 1998. — François Dosse, Castoriadis. Une vie, La Découverte, Paris, 2014. — Note de Christophe Chiclet.