Par Julien Lucchini
Né le 31 janvier 1943 à Montluel (Ain) ; physicien, chercheur, prix Philips en 1999 ; auteur, compositeur, interprète ; figure de la chanson contestataire des années 1968.
Originaire de Montluel, Joël Sternheimer était issu d’une famille juive venue d’Allemagne. Il avait, selon ses dires et ceux de sa famille, des liens d’ascendance avec le rabbin et commentateur biblique Rachi, ainsi qu’un lien de parenté lointain avec Léon Blum. Son père, Herbert Sternheimer, avait fondé avec son frère une société d’administration de biens à Montluel. La mère de Joël Sternheimer, Renée Levy, était avocate. De leur union était né un premier enfant, Daniel (1938), frère aîné de Joël. Alors que ce dernier n’avait que dix mois, son père fut arrêté par la Gestapo et déporté à Auschwitz, d’où il ne revint pas. Le reste de la famille trouva refuge en Savoie où ils furent cachés jusqu’à la Libération, quelques mois plus tard. La guerre finie, ils revinrent à Montluel et y demeurèrent jusqu’en 1953, année de leur emménagement à Lyon (Rhône).
Élevé dans des sympathies juives prolétariennes, Joël Sternheimer fréquenta, comme son frère, les groupes Hashomer Hatzair (« gardiens de la jeunesse ») mais confessait y avoir surtout eut le goût de la chanson, qui y avait une place importante. En dépit des recommandations de sa mère, il s’était lié avec les enfants d’ouvriers de son quartier qui devinrent ses camarades de jeu et auprès desquels il fut sensibilisé aux injustices sociales. Adolescent, il se prit d’enthousiasme pour la vague yé-yé et la chanson « Salut les copains ».
Joël Sternheimer intégra une classe préparatoire au lycée du Parc, à Lyon (VIe arr.), puis se présenta sans succès aux concours de l’École normale supérieure (ENS) et de l’école Polytechnique. Il s’inscrivit alors à la Faculté des sciences de Paris, dont il sortit licencié de mathématiques, puis à l’université de Lyon, où il obtint un doctorat de physique théorique en 1966. Alors qu’il s’apprêtait à entrer au CNRS, il fut invité à rejoindre l’université de Princeton, aux États-Unis, pour y travailler en tant qu’assistant d’Eugene Paul Wigner, ancien prix Nobel. Toutefois, à l’issue de sa traversée de l’Atlantique à bord du France, Joël Sternheimer apprit la suppression de ce poste, due à des réorientations de crédits dans le contexte de guerre du Vietnam.
Il resta néanmoins aux États-Unis où il confia à l’un des ses professeurs, d’origine française, son désir de poursuivre ses recherches indépendamment de l’appartenance à une unité universitaire. Celui-ci l’encouragea dans cette voie et lui conseilla, sur un ton humoristique, de se lancer dans la chanson et d’imiter Antoine, dont il partageait la coupe de cheveux. Joël Sternheimer suivit ce conseil et chanta dans quelques cabarets new-yorkais puis, à son retour en France pour les fêtes de fin d’année, passa une audition chez Disc’AZ et, sur insistance de Lucien Morisse, enregistra un premier disque. Sur conseils d’un ami normalien, Joël Sternheimer prit dans le même temps pour nom de scène « Évariste », en référence au jeune prodige des mathématiques Évariste Galois, mort en duel en 1830.
Alors qu’il vivait aux États-Unis, Joël Sternheimer avait pris part, pour la première fois, aux mouvements de revendication. Le 15 avril 1967, il prit part à la manifestation new-yorkaise contre la guerre du Vietnam, au cours de laquelle il interpréta, sur scène, la version originale du « Déserteur » de Boris Vian. Lorsqu’il revint à Paris, au début de l’année 1968, il perçut, selon ses souvenirs, une atmosphère similaire. Aussi prit-il une part enthousiaste, dès les débuts du mouvement, aux revendications étudiantes. Il chanta dans les amphithéâtres occupés, prit part aux manifestations et à l’érection de barricades. S’étant lié au Comité révolutionnaire d’action culturelle (CRAC), il y fit la connaissance d’un jeune lycéen – futur chanteur Renaud – qui dactylographia sa chanson « La révolution ». Un 45 tour du même nom sortit dans la foulée, en autoproduction, Lucien Morisse ayant obtenu pour Évariste la possibilité de l’enregistrer aux mêmes tarifs dont bénéficiait son label. L’un de ses condisciples, gendre de Georges Wolinski, fit écouter l’album à son beau-père, qui en dessina la pochette. Le disque, interdit sur les ondes, fut néanmoins autorisé à la vente et connut un certain succès. Selon le témoignage de Joël Sternheimer, une cinquantaine d’exemplaires avaient été vendus à Michel Legrand. À l’automne, un spectacle suivit, inspiré des dessins de Wolinski et intitulé « Je ne veux pas mourir idiot », auquel Évariste participa activement.
Durant le mouvement de Mai-Juin 1968, Évariste lia également connaissance avec Vania Adrien-Sens, chanteur au sein du groupe « Les barricadiers ». Avec l’autoproduction de son disque, Évariste avait ouvert la voie à un nouveau mode d’action culturelle. Dominique Grange en fit de même, mais la sortie d’un deuxième album l’année suivante, Les Nouveaux Partisans, lui valut des ennuis judiciaires. Évariste intervint alors auprès de Pierre Vidal-Naquet grâce à qui il put publier une lettre de protestation dans Le Monde.
Dans l’après 1968, Évariste demeura quelque temps proche des mouvements sociaux. En janvier 1969, il interpréta ses chanson devant les salariés du Crédit lyonnais – dont Arlette Laguiller, qui le raccompagna en voiture. Une grève suivit. Néanmoins, quelques années plus tard, il moqua légèrement, dans une autre chanson, l’organisation trotskiste d’Arlette Laguiller : « Lutte, lutte, lutte ouvrière... » En 1972, il fut chargé d’un séminaire à l’université de Vincennes, ce qui réduisit ses activités militantes. Toutefois, en 1975, et tandis que Daniel Cohn-Bendit était toujours interdit de séjour en France, il chanta son soutien dans « Reviens, Dany, reviens ».
À compter de 1978, Joël Sternheimer cessa de chanter et se consacra définitivement à la recherche. Il travailla essentiellement sur la stimulation des plantes par la musique, qu’il théorisa sous le concept de « protodie », et dont le brevet fut déposé en 1992. Quelques années plus tard, en 1999, il obtint le prix Philips.
Marié depuis 1991 avec Yuki, d’origine japonaise, Joël Sternheimer est père de deux enfants : Sarah (née en 2003) et David (2005).
Par Julien Lucchini
SOURCES : Je chante, n° 3, spécial mai 1968, 2008. — Presse diverse. — Entretien avec Joël Sternheimer, mars 2017.