CÉSAIRE Aimé

Par Laurence Proteau

Né le 26 juin 1913 à Basse-Pointe (Martinique), mort le 17 avril 2008 à Fort-de-France (Martinique) ; professeur, poète, dramaturge ; fondateur, avec L. S. Senghor et L. G. Damas, de la « négritude » ; un des fondateurs des revues L’Étudiant noir (1935-1936), Tropiques (1941-1945) et Présence Africaine (1947) ; membre du Parti communiste (1946-1956) ; crée le Parti progressiste martiniquais (1958) ; député de la Martinique (1945-1993) ; maire de Fort-de-France (1945-2001).

De sa lignée paternelle, Aimé Césaire hérita des idéaux de la Révolution de 1789, de la philosophie des Lumières et du schœlchérisme. Son grand-père et son père, tous deux fonctionnaires, faisaient partie de la petite élite noire intellectuelle de l’île. Son grand-père, Nicolas Louis Fernand Césaire (1868-1896), fut le premier martiniquais à entrer à l’École normale supérieure de Saint-Cloud. Il termina sa vie comme directeur d’école en Martinique. Il eut d’abord une fille et un garçon hors mariage avec Eugénie Macni, une femme de milieu très modeste. Jusqu’à sa mort, à vingt-huit ans, il éleva leur fils Fernand Elphège (né en 1888), puis celui-ci retourna vivre chez sa mère. Muni du brevet élémentaire, Fernand Elphège fut d’abord économe sur une plantation, puis intégra les contributions indirectes, qu’il quitta avec le grade d’inspecteur. Vers 1910, il épousa Marie Félicité Eléonore Hermine (née en 1891), couturière de son état. Le couple eut deux filles et cinq garçons. Fernand Elphège, socialiste convaincu et partisan de l’école républicaine, s’occupa beaucoup de l’instruction de ses enfants. Ils firent tous de bonnes études.

Second de la fratrie, Aimé Césaire fut un brillant écolier. Lorsqu’il obtint, en 1924, la bourse pour le secondaire, sa famille quitta Basse-Pointe pour Fort-de-France. Au lycée Schœlcher, il rencontra le Guyanais Léon Gontran Damas, avec lequel il fondera, dans les années 1930, la « négritude ». En 1931, Césaire, alors bachelier et boursier, s’inscrivit en hypokhâgne, puis en khâgne au lycée Louis-le-Grand à Paris. Dès son arrivée, il rencontra le sénégalais Léopold Sédar Senghor et découvrit l’Afrique alors que les premiers mouvements noirs poursuivaient leur lutte : le premier congrès panafricain s’était tenu à Paris en février 1919, le second à Londres et à Paris en septembre 1921. Cette dernière année fut d’ailleurs riche en événements politiques et littéraires : la création de la section française de l’Internationale communiste attira une partie des noirs de la SFIO au PCF ; et pour la première fois, un Noir, René Maran, obtint le prix Goncourt (pour Batouala, véritable roman nègre).

Les années 1920 marquaient ainsi l’éveil de la conscience politique et culturelle des intellectuels noirs. La Revue du Monde noir (1927-1932) et Légitime défense (1932) exprimaient, chacune à sa manière, cette nouvelle sensibilité ; et certains intellectuels parisiens soutenaient ce mouvement. C’est dans ce contexte que naquit L’Étudiant noir (1935-1936), revue fondée par Césaire, Damas et Senghor. Elle ajoutait à la problématique de La Revue du Monde noir, celle du retour aux sources africaines. Des ethnologues étaient sollicités pour réhabiliter la civilisation africaine : Frobenius, Delafosse, Griaule et Mauss. Dès le premier numéro, Césaire défendit une conception originale de l’identité nègre. Il s’opposa aux thèses de Senghor et Gratiant sur le métissage et s’appliqua à démontrer que la culture antillaise est d’abord d’ascendance africaine. Césaire considérait que le nègre est victime d’une aliénation culturelle qui anéantit son être fondamental. Le concept de « négritude » exprimait la résistance à l’assimilation.

Aimé Césaire intégra l’École normale supérieure de la rue d’Ulm (1935-1938), temple de la culture occidentale. Il lut avec passion Mallarmé, Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, Apollinaire, Claudel et approfondit sa connaissance de la littérature africaine et noire américaine. Ces années correspondirent à une période de profonds bouleversements intérieurs qu’il traduisit en écrivant Cahier d’un retour au pays natal où s’exprimait la douleur du déracinement et la violence de l’aliénation. Dans ces conditions difficiles, il échoua au concours de l’agrégation (1938). Il traversa ces épreuves soutenu par Suzanne Roussi (née en Martinique, 1915-1966), qu’il épousa en 1937, et qui sera, jusqu’à leur divorce en 1963, la complice de ses engagements littéraire et politique.

En 1939, la revue Volontés (n° 20, août) publia la première œuvre de Césaire, un grand cri de colère d’un noir qui hurle sa « négritude » à la face des colonisateurs : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont pas de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir » (Cahier d’un retour au pays natal, 1983, p. 22). Ce cri n’eut pas d’écho parmi les intellectuels français, exclusivement préoccupés par la guerre qui s’annonçait.

En août 1939, quelques jours avant la déclaration de guerre, Aimé, Suzanne et leur fils Jacques (le premier de leurs six enfants, né en 1938), quittèrent Paris pour rejoindre la Martinique. En octobre, Césaire prit son poste de professeur de lettres classiques au lycée Schœlcher de Fort-de-France. Durant ces quatre années d’enseignement, il eut une influence certaine sur ses élèves, parmi lesquels Georges Desportes, Frantz Fanon*, Édouard Glissant. À partir de 1940, il engagea la lutte contre le régime pétainiste instauré en Martinique en créant, avec Suzanne Césaire, Aristide Maugée et René Ménil, la revue Tropiques (1941-1945). Dans la « Présentation » (Tropiques, n° 1, avril 1941), Césaire posa les fondements de sa pensée : les particularités culturelles furent au point de départ de toute contribution à l’universel, dit-il. Cinq numéros parurent entre 1941 et 1942, puis la publication s’interrompit sur décision des autorités vichyssoises et ne reprit qu’avec le ralliement de la Martinique au Comité français de Libération nationale le 14 juillet 1943. André Breton découvrit cette revue en 1941, lors de son escale en Martinique, sur la route de l’exil vers les États-Unis. Il fut immédiatement conquis. Dans Martinique Charmeuse de Serpents. Un grand poète noir (Hémisphère, New-York, 1943), préface destinée à une traduction du Cahier..., il salua « La parole d’Aimé Césaire, belle comme l’oxygène naissant ». C’est aussi à l’initiative d’un ami de Breton - Pierre Mabille, conseiller culturel à Port-au-Prince - que Césaire fut invité en Haïti en 1944. Il y resta sept mois et en revint profondément bouleversé. Les œuvres qu’il consacrera aux héros de la révolution haïtienne (Toussaint-Louverture, 1960 ; La Tragédie du roi Christophe, 1964) témoignent de l’importance, pour lui, de la découverte de ce pays où « la négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait à son humanité » (Cahier d’un retour au pays natal, op. cit., p. 24).

La Libération marqua la fin de Tropiques et l’entrée en politique de Césaire, qui se présenta sur la liste communiste aux élections. Élu maire de Fort-de-France, le 27 mai 1945, puis député de la Martinique le 21 octobre de la même année, il adhéra au PCF en 1946. Son engagement politique s’inscrivit, dès l’origine, dans la continuité de son engagement littéraire en faveur de la cause des peuples noirs. Pourtant, un hiatus entre son engagement politique et ses amitiés littéraires apparut dès 1946, lorsque sortirent Les Armes miraculeuses  : Roger Garaudy* lui rendit hommage mais estima qu’il « [...] est d’autant plus grand qu’il s’arrache plus puissamment aux hiéroglyphes surréalistes » (l’Humanité, 24 août 1946).

L’année 1946 fut chargée pour le député Césaire. Il milita en faveur de la « départementalisation » des colonies d’Amérique et de la Réunion qui fut adoptée le 19 mars avec le soutien des socialistes et des communistes, mais vivement critiquée par les partisans de l’indépendance. Cette prise de position de Césaire condensait ses contradictions. Fervent défenseur de la spécificité culturelle des peuples noirs, féroce pourfendeur de l’assimilation et de l’aliénation culturelle, il témoigna violemment dans ses écrits contre la domination coloniale, indissociablement culturelle et politique. Pourtant, son action politique appuya la revendication du statut de citoyen français à part entière pour les colonisés des Antilles.

Élu de nouveau député en juin 1946, dans un hémicycle où communistes et socialistes étaient désormais minoritaires, Césaire affronta un gouvernement hostile à l’application des lois métropolitaines dans les DOM. En décembre, il soutint la candidature de Léon Blum* à la présidence du gouvernement provisoire de la République. Cette année-là, il multiplia les contacts avec les partisans de sa lutte contre le racisme et le colonialisme. Il rencontra Michel Leiris* qui devint l’un de ses grands amis. En mars 1947, Césaire, secrétaire de l’Assemblée nationale, prit position contre la répression de l’insurrection à Madagascar ; en mai, il vota contre la confiance au gouvernement de Paul Ramadier*.

Mais l’homme politique fut aussi un écrivain dont la poésie nourrit et servit l’engagement militant. La réédition de son Cahier d’un retour au pays natal (Bordas, 1947), préfacé par Breton et illustré par le peintre cubain Wilfredo Lam, affirma sa notoriété. Breton, et plus tard Sartre*, désignaient Césaire comme le poète le plus important de la nouvelle littérature nègre de langue française. En 1947 également, Césaire créa la revue Présence Africaine, avec Alioune Diop et Léopold Sédar Senghor. Dans la lignée du mouvement de la « négritude », Présence Africaine se proposa d’être une tribune pour l’expression d’une « culture nègre ». La contribution de Césaire fut brève (il n’apparaît plus dans le comité de patronage du troisième numéro, de mars-avril 1948), vraisemblablement en raison des divergences politiques et idéologiques entre les compagnons de la « négritude ». Diop était en effet un catholique pratiquant, Senghor adhérait à la SFIO et Césaire au PCF.

Aux prises avec l’actualité politique, le député s’insurgea sans relâche contre les mesures discriminatoires du gouvernement envers les DOM. En janvier 1948, un décret codifia l’inégalité de salaires entre fonctionnaires indigènes et métropolitains : pour protester, Césaire démissionna de son poste de secrétaire de l’Assemblée nationale. Pour défendre sa cause, Césaire chercha également à s’allier des ethnologues. Membre de la commission nationale du centenaire de la Révolution de 1848, il obtint le financement d’une étude menée par Leiris sur le développement culturel aux Antilles. Sa lutte en faveur de la revalorisation des cultures nègres ne fut pas exclusive d’autres engagements. Il participa, avec Éluard*, H. Joliot-Curie*, Léger*, Picasso*, Vercors*, au congrès mondial des intellectuels pour la paix, en août 1948 à Wroclaw ; au meeting des partisans de la paix à la Mutualité (février 1949) ; et au congrès des intellectuels de la République populaire roumaine pour la paix et la culture (mars 1949). En avril, à Paris, à la conférence du Mouvement des intellectuels français pour la défense de la paix, il lut un poème de facture réaliste. Aragon, satisfait, déclara : « [...] c’est avec une grande émotion que l’ancien surréaliste que je suis salue en Aimé Césaire le grand poète qui fut surréaliste comme moi, un des plus grands parmi les poètes politiques d’aujourd’hui » (Justice, 12 mai 1949). Plus tard, à l’occasion de la célébration de l’anniversaire de Thorez*, la revue Justice (4 mai 1950) publia un poème de Césaire en hommage au leader du Parti.

L’activité du député était à son apogée en 1950 : la sanglante répression des émeutes en Côte d’Ivoire lui inspira un poème (Literatournaja Gazeta, 15 mars 1950) ; il dénonça les sévices des militaires dans les colonies ; il soutint Henri Martin*, emprisonné pour avoir distribué des tracts contre la guerre d’Indochine. Outre ses prises de position au Palais Bourbon, Césaire poursuivit son engagement en faveur du pacifisme international (il organisa, fin 1950, le congrès martiniquais des partisans de la paix), sa lutte contre l’impérialisme américain et contre le colonialisme (en 1950, il publia Discours sur le colonialisme). En juin 1951, dans un contexte marqué par les guerres de Corée et du Viêt-nam, il mena sa campagne pour les élections législatives sur le thème de l’égalité des droits pour les travailleurs martiniquais, du développement économique de l’île et de la paix : « Vous ne voterez pas pour le RPF, car de Gaulle, colonialiste et raciste, vise à établir une dictature en France [...] » (Moutoussamy, 1993, p. 51). Réélu député, Césaire devint membre de la commission de l’Éducation nationale à l’Assemblée, mais, très peu présent à Paris, il se consacra à sa mairie de Fort-de-France. De mars à juillet 1952, il accueillit Leiris qui effectua son second voyage aux Antilles, et participa avec lui, en décembre de la même année, au congrès mondial de la paix à Vienne. À cette époque, Césaire était entièrement dévoué au Parti. Il le prouva dans un discours prononcé à Moscou à la gloire de Staline lors de ses funérailles en mars 1953.

L’adhésion sans faille de Césaire au Parti commença à s’effriter à l’occasion du XIIIe congrès du PCF (3-7 juin 1954). Il y rendit compte de l’existence aux Antilles d’un mot d’ordre autonomiste, alors que le Parti prônait l’égalité des droits. Malgré cette divergence importante sur le statut des DOM, il continua de suivre la ligne du Parti. Le 17 juin 1954, il vota pour l’investiture de Mendès-France comme président du Conseil. Le 10 décembre, au début de la guerre d’Algérie, il refusa sa confiance au gouvernement sur sa politique algérienne. En mars 1955, il s’opposa à l’instauration de l’état d’urgence dans ce territoire. À l’automne, Césaire fut aux côtés de Mauriac, Morin, Sartre, etc., dans le Comité d’action des intellectuels contre la poursuite de la guerre d’Algérie (Le Monde, 6-7 novembre 1955). Son Discours sur le colonialisme (1955), réédité en pleine guerre coloniale aux éditions Présence Africaine, devint la référence de tous les militants anti-colonialistes.

Le rapprochement avec Présence Africaine annonçait un tournant décisif de la biographie politique de Césaire. Il fut de moins en moins convaincu que le communisme était l’avenir de la « cause nègre », et de plus en plus en désaccord avec la ligne du Parti en matière de production littéraire. Césaire afficha son opposition aux thèses esthétiques du réalisme socialiste par l’intermédiaire d’une controverse avec le poète haïtien Depestre, membre du PCF. Celui-ci, dans les Lettres françaises (16-23 juin 1955), accusa la « négritude » d’être une « métaphysique petite-bourgeoise aveugle aux réalités historiques de la lutte des classes ». « Fous-t-en Depestre, laisse dire Aragon », lui répond Césaire dans Présence Africaine (avril-juillet 1955). Dans la même revue, Depestre reconnaît qu’Aragon s’était toujours opposé à la publication de Césaire dans les Lettres Françaises. La rupture était consommée. Trente ans plus tard, Césaire parlait encore d’Aragon comme d’un « petit marquis aux talons rouges » (Toumson et Henry-Valmore, 1993, p. 135).

La rupture politique suivit de peu la rupture littéraire. En février 1956, lors du XXe congrès du PCUS, les révélations du rapport Khrouchtchev sur la période stalinienne ébranlèrent le PCF. Césaire ne prit pas position immédiatement, mais ses écrits témoignaient de ses désillusions. Dans « Décolonisation pour les Antilles » (Présence Africaine, avril 1956), il esquissa une théorie de la décolonisation autour de l’idée d’un rassemblement national transcendant les contradictions de classe. De plus, malgré l’opposition du Parti, il participa au 1er congrès international des écrivains et des artistes noirs à Paris (19-22 septembre 1956), initié par Présence Africaine. Il y défendit une conception du rôle des intellectuels noirs totalement différente de celle du PCF : leur effort devait porter sur la revalorisation de l’héritage africain. Ces prises de position annonçaient la rupture : le 23 octobre, jour de l’insurrection du peuple hongrois, Césaire démissionna du PCF. Il s’en expliqua dans la fameuse Lettre à Maurice Thorez du 24 octobre 1956 (Présence Africaine, 1956). Le rapport Khrouchtchev fut l’élément décisif qui le poussa à rompre, mais Césaire instruisit plus fondamentalement le procès des idéologues communistes incapables de concevoir la double aliénation du colonisé - en tant que prolétaire et en tant que noir. Le 26 octobre 1956, Thorez lui répondit sobrement dans l’Humanité : « La dissimulation et l’agression brutale et publique contre le Parti ne me paraissent pas les meilleurs moyens de bien servir la classe ouvrière et tous les peuples opprimés ». En revanche, Garaudy l’attaqua violemment sur le thème de la traîtrise et lança une campagne de dénigrement (l’Humanité, 2 novembre 1956).

Césaire avait renoncé à son mandat de député communiste mais nullement à la politique. Aux législatives de février 1957, il fut réélu contre le candidat communiste (à l’Assemblée il se déclara apparenté au Parti du regroupement démocratique africain et des fédéralistes). En mars 1958, il créa le Parti progressiste martiniquais (PPM), dont le mot d’ordre était « autonomie ». Prenant acte de l’échec de la départementalisation, le PPM militait pour l’instauration d’une République fédérale. Il se dota d’un hebdomadaire, Le Progressiste. En 1958, deux événements retinrent son attention : le coup d’État en Algérie et le référendum constitutionnel. Après la tentative de putsch, Césaire apporta son soutien à de Gaulle. Il espérait que la nouvelle constitution instaurerait une fédération. Mais le projet de constitution publié le 9 août ne répondit pas à ses espérances. Une fois encore, Césaire déplora l’occasion manquée. Envoyé un mois plus tard par de Gaulle en Martinique, Malraux convainquit malgré tout Césaire d’appeler à voter oui au référendum en échange d’une plus grande autonomie des DOM. Très vite, ce fut la déception : Césaire refusa l’investiture du Premier ministre Michel Debré, en raison, dit-il, de son opposition à la politique gouvernementale dans les DOM et en Algérie (Le Progressiste, 3 janvier 1959). Et, lors du IIe congrès des intellectuels et écrivains noirs à Rome (26 mars-1er avril 1959), Césaire réaffirmait que « L’homme de culture » devait « hâter la décolonisation, le mûrissement de la prise de conscience populaire ».

En cette fin d’année 1959, c’est l’actualité martiniquaise qui préoccupait Césaire : suite à des émeutes, trois ouvriers furent tués par la police. Le député exhorta alors le gouvernement à engager des réformes dans les DOM. Ce sont au contraire des mesures répressives qui furent prises. La situation empira : en mars 1961, trois ouvriers agricoles furent tués. Césaire dénonça les méfaits d’un système qui perpétuait l’oppression coloniale et s’insurgea contre la politique d’émigration des antillais vers la métropole et l’arrivée massive de cadres métropolitains, selon lui, véritable « génocide par substitution ».

Les prises de position de Césaire en faveur de l’autonomie politique des DOM et, parallèlement, de l’indépendance de l’Algérie, lui valurent des ennemis : en janvier 1962, il reçut une lettre de menace du général Salan, commandant en chef de l’OAS : « [Mettez] un terme à vos activités subversives et séparatistes afin de nous éviter la pénible obligation de vous infliger les sanctions spéciales réservées aux traîtres de votre espèce. » (Esprit, avril 1962) En 1963, Césaire fut menacé de « liquidation physique pour crime envers la nation martiniquaise » par un groupuscule révolutionnaire antillais. Identifié à un dangereux autonomiste par les conservateurs antillais, Césaire apparaissait comme un agent de la France coloniale aux yeux des indépendantistes. Le PCM profita de cette double opposition pour régler ses comptes avec son ancien leader et pour reprendre l’initiative politique sur le PPM. Césaire riposta en réunissant, en décembre 1963, les partis politiques favorables à l’autonomie de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Guyane. Ils publièrent une déclaration commune réclamant un changement de statut politique. Cette déclaration n’eut aucun effet sur la politique française aux Antilles - de Gaulle, en visite à Fort-de-France en mars 1964, ne prêta aucune attention aux revendications d’autonomie. Césaire et son parti en furent fragilisés.

Sur le plan littéraire, les poèmes qu’il publia entre 1958 et 1965 collaient à ses préoccupations militantes (Ferrements, 1960 ; Cadastre, 1961) et traduisirent l’ambition du poète d’être mieux compris du public. Il se fit aussi l’historien de l’indépendance haïtienne (Toussaint-Louverture, 1960) et mit en garde, dans La Tragédie du roi Christophe (1964), contre les dérives totalitaires. Cette première pièce du célèbre triptyque (Une saison au Congo, 1966 ; Une tempête, 1969), présentée au moment où les colonies accédaient à l’indépendance, mit en scène la reproduction du modèle de domination politique des anciens maîtres par les anciens esclaves et suggéra que les difficultés de Christophe, en Haïti, étaient aussi celles des Senghor, Castro, Ben Bella, Lumumba, N’Krumah, Touré. Avec cette œuvre, Césaire inaugura une nouvelle forme d’écriture : « Aux Antilles, où l’acculturation est presque arrivée à son terme [...], le théâtre devrait jouer un rôle essentiel », affirma-t-il (La Vie africaine, juin 1965). Au moment où, sur la scène politique, il défendait le mot d’ordre d’autonomie, il dépeignait sur la scène théâtrale les désastres d’une indépendance mal préparée. Césaire se défendit aussi, durant cette période, d’avoir voulu faire de la « négritude » une idéologie politique ; et il s’attacha à se démarquer d’autres acceptions du mot : sa « négritude » parle d’histoire et de culture et non de biologie.

Très vite cependant, la dramatique actualité martiniquaise reprit ses droits sur les activités littéraires de Césaire. Entre 1965 et 1968, des troubles éclatèrent faisant de nombreux morts ; des attentats perpétrés par des organisations nationalistes débouchèrent sur des condamnations : c’est « le temps du sang rouge », dira Césaire (Le Point, janvier 1968). Ces événements exprimaient à la fois la gravité de la situation économique et sociale aux Antilles et l’émergence d’une contestation armée et radicale à la politique menée dans les DOM. Césaire, autonomiste mais hostile à l’indépendance, apparut comme le maître d’œuvre de la politique coloniale française, même s’il affirma, le 22 novembre 1967 à l’Assemblée nationale, sa solidarité avec les nationalistes emprisonnés.

Contesté sur son territoire politique, l’écrivain subit aussi des revers. Une saison au Congo, qui relate la dramatique accession à l’indépendance du Congo belge et la mort de Lumumba, suscita l’hostilité de la presse lors de sa représentation en Belgique en 1966. La Tragédie du roi Christophe, jouée lors du 1er Festival mondial des arts nègres (Dakar, avril 1966) fut très mal accueillie par les dirigeants politiques africains, qui quittèrent la salle. En revanche, la foule des anonymes applaudit. Le message du dramaturge dérangeait les dirigeants africains ; les discours du chef de parti, eux, n’épargnaient pas non plus le gouvernement français et, pour la première fois, à l’occasion du Xe anniversaire du PPM (mars 1968), Césaire affirma l’existence d’une nation martiniquaise. À l’occasion des événements de mai 1968, il associa à sa colère le peuple français qui « a réagi à la politique économique et sociale réactionnaire ». L’échec du référendum provoqua le départ de de Gaulle et une nouvelle élection présidentielle. Le PPM préconisa l’abstention.

Aimé Césaire intervint moins directement dans la vie politique française. En revanche, il poursuivit son engagement contre l’impérialisme sous toutes ses formes : en 1968, il condamna l’écrasement du Printemps de Prague ; en 1970, il signa, avec Aragon, Char, Leiris, Mauriac, Picasso, Sartre, Triolet, etc., un « appel de personnalités du monde des lettres et des arts et de professeurs » contre la guerre du Viêt-nam (Le Monde, 8 mai 1970).

En mars 1973, Aimé Césaire fut réélu de justesse aux élections législatives et abandonna la tentation nationaliste. Son célèbre « Discours des trois voies et des cinq libertés » marqua la dernière étape de sa pensée politique : après l’engagement départementaliste (1946-1956), la lutte pour l’autonomie (1956-1973), il voulait désormais engager la modernisation économique de l’île. Rallié au Programme commun qui prévoyait la décentralisation et la régionalisation, Césaire soutint la candidature de Mitterrand aux élections présidentielles de 1974 et de 1981. La victoire des socialistes laissait présager un avenir plus favorable à l’autonomie de l’île, mais Césaire semblait moins pressé de la réaliser. Dans son « Discours du moratoire » (1981), en effet, l’autonomie reste l’objectif à atteindre, mais il s’agit de privilégier le développement économique. La régionalisation lui paraissait être un compromis honorable.

Aimé Césaire reçut cette même année le Grand Prix national de la poésie. L’année suivante parut son dernier recueil poétique (Moi, laminaire..., 1982). En guise de testament littéraire, la révolte flamboyante des œuvres passées laisse place au doute. Au même moment émerge - après l’« antillanité » des années 1950 (Glissant, prix Renaudot 1957) - une nouvelle théorie littéraire : la « créolité » (Charte culturelle créole, 1982). Confiant, Bernabé, Chamoiseau (prix Goncourt 1992) dans Éloge de la créolité (1989) reconnaissent leur filiation avec Césaire, mais substituent le « métissage » à la « négritude ». Le succès de la « créolité » au cours des années 1980 correspond à une période politiquement tendue. La coalition de gauche, conduite par le PPM à la tête du conseil régional entre 1982 et 1992, dut faire face, jusqu’en 1986, aux attentats de l’Alliance révolutionnaire Caraïbe (ARC) contre des édifices publics, symboles du colonialisme français. Pour les tenants de la créolité, cette situation était fille de la politique du PPM qui avait étouffé l’identité créole.

Réélu député de la Martinique en 1986, puis en 1988, Césaire intervint peu à l’Assemblée nationale. En 1992, le PPM perdit la présidence du conseil régional et en février 1993, à l’approche de ses quatre-vingts ans, Césaire annonça qu’il ne briguait pas un autre mandat de député. En revanche, il conserva la mairie de Fort-de-France jusqu’en 2001.

L’homme politique s’effaça peu à peu, tandis que le dramaturge était célébré : en 1989, lors du Bicentenaire de la Révolution, le Festival d’Avignon programma La Tragédie du roi Christophe  ; en 1991, cette pièce fut inscrite au répertoire de la Comédie française ; en 2003 - pour ses quatre-vingt-dix ans - plusieurs films, colloques et revues lui rendirent hommage.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article19180, notice CÉSAIRE Aimé par Laurence Proteau, version mise en ligne le 25 octobre 2008, dernière modification le 4 mai 2021.

Par Laurence Proteau

ŒUVRE : « Cahier d’un retour au pays natal », Volontés, n° 20, 1939 ; rééd. Bordas, 1947 ; rééd. Éd. Présence Africaine, 1956. — Les Armes miraculeuses, Gallimard, 1946. — Soleil cou coupé, Éditions K, 1948. — « Victor Schœlcher et l’abolition de l’esclavage », in Esclavage et colonisation, PUF, 1948. — Corps perdu, Éditions Flagrance, 1950. — Discours sur le colonialisme, Éd. Réclame, 1950. — « Réponse à Depestre, poète haïtien », Présence Africaine, avril-juillet 1955. — « Sur la poésie nationale », Présence Africaine, oct.-nov., 1955. — « Culture et colonisation », Présence Africaine, juin-nov. 1956. — Lettre à Maurice Thorez, Éd. Présence Africaine, 1956. — Et les chiens se taisaient, Éd. Présence Africaine, 1956. — Lettre à L. Kesteloot sur la Poésie, Seghers, 1956. — « L’homme de culture et ses responsabilités », Présence Africaine, février-mai 1959. — Toussaint-Louverture. La Révolution française et le problème colonial, Club français du livre, 1960. — Ferrements, Seuil, 1960. — Cadastre, Seuil, 1961. — La Tragédie du roi Christophe, Éd. Présence Africaine, 1964. — Une saison au Congo, Seuil, 1966. — Une tempête, Seuil, 1969. — Moi, laminaire..., Seuil, 1982.
Rééd. de l’œuvre de A. Césaire : Œuvres complètes, Fort-de-France, Éditions Désormeaux, 3 tomes, 1976. — Tropiques 41-45, Jean-Michel Place, 1978. — D. Maximin et G. Carpentier (dir.), Aimé Césaire, La Poésie, Seuil, 1994.

SOURCES : Le Progressiste, Fort-de-France. — A. Breton, « Martinique Charmeuse de Serpents », Tropiques, n° 11, mai 1944. — J.-P. Sartre, « Orphée noir », in Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, PUF, 1948. — L. Kesteloot, Aimé Césaire, Écrivain martiniquais, Seghers, 1962. — L. Kesteloot et B. Kotchy, Aimé Césaire, l’homme et l’œuvre, Éd. Présence Africaine, 1973. — R. Depestre, « Entretien avec Aimé Césaire », Europe, avril 1980. — G. Ngal et M. Steins, Césaire 70, Silex, 1984. — J. Bernabé, P. Chamoiseau, R. Confiant, Éloge de la créolité, Gallimard, 1989. — R. Confiant, Aimé Césaire. Une traversée paradoxale du siècle, Stock, 1993. — E. Moutoussamy, Aimé Césaire, député à l’Assemblée nationale (1945-1993), L’Harmattan, 1993. — R. Toumson et S. Henry-Valmore, Aimé Césaire. Le nègre inconsolé, Syros, 1993. — G. Ngal, Aimé Césaire, un homme à la recherche d’une patrie, Éd. Présence Africaine, 1994. — « Aimé Césaire », Présence Africaine, n° 151-152, 1995. — « Aimé Césaire », Europe, août-sept. 1998.

Filmographie : Aimé Césaire, une voix pour l’histoire, Trilogie de 3 fois 52 min, par Euhzhan Palcy, 1994

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