Par Jean-Luc Labbé
Né à Rodès (Pyrénées-Orientales) le 10 mars 1880 ; émigré en Argentine ; ouvrier agricole et domestique de ferme ; syndicaliste CGT (secrétaire d’un groupe « Jeunesse syndicaliste ») ; socialiste à Issoudun (Indre) de 1903 à 1907 ; secrétaire en 1906 de la Fédération de l’Indre du PSU-SFIO ; chroniqueur de presse.
Entre 1904 et 1907, Gauderique Tixeyre fut un acteur remarqué du mouvement ouvrier dans la région d’Issoudun (Indre) où il était journalier agricole et domestique de ferme. Syndicaliste CGT, secrétaire d’un groupe de Jeunesse syndicaliste rassemblant une quarantaine de membres, militant présent dans de nombreuses réunions publiques, socialiste (Parti Socialiste Français) en 1903 puis membre de la direction départementale du PSU-SFIO en 1906, exclu suite à son affrontement avec le député-maire d’Issoudun (Jacques Dufour), Gauderique Tixeyre publia de nombreux articles dans la presse socialiste locale. Fiché par la police, attaqué par les conservateurs, « interdit professionnel » dans les fermes, ami de Paul Meunier (secrétaire de l’Union locale CGT d’Issoudun), correspondant de Gustave Hervé et d’Albert Thomas, il quitta Issoudun vers la fin de 1907. Il avait alors 27 ans et aucune source ne permet de rendre compte de la suite de sa vie.
D’où venait-il ? Une fiche de police, rédigée en 1907 à Issoudun, le disait né à Rodès (Pyrénées Orientales) en 1880. Il naquit effectivement dans cette commune rurale de l’arrondissement de Prades alors peuplée d’environ 600 habitants, le 10 mars 1880 et était le fils de Julien Tixeyre (né en 1847) et de Rose Moulard (née également en 1847). Le père, cultivateur et propriétaire, avait la particularité d’être, à la naissance de son fils, adjoint au maire de la commune et deviendra maire peu de temps après jusqu’en mai 1884. A la suite des élections municipales, il fut remplacé par Jacques Catala. La famille Tixeyre avait déjà donné deux maires à la commune (Joseph en 1848 et 1849 au début de la Seconde République et Isidore de 1874 à 1878).
La famille Tixeyre prit part au fort courant migratoire qui se manifestait alors dans le Roussillon (entre autres) vers l’Argentine. Des documents administratifs attestent de la présence à Cordoba (Argentine) le 16 janvier 1889 de la famille Tixeyre ; du moins une partie de la famille : le père Julien (qui n’était plus maire de sa commune depuis quatre ans) et trois enfants (Rose née en 1869, Joseph né en 1872 et Julien né en 1874). Il faut donc supposer que Rose, la mère de famille, était restée à Rodès avec les trois plus jeunes enfants : Gauderique né en 1880, Etienne né en 1883 et Marie-Hélène née en novembre 1886. Cette seconde partie de la famille rejoindra l’Argentine puisque, de l’aveu même de Gauderique Tixeyre aux gendarmes issoldunois en 1904, c’était bien dans ce pays qu’il avait passé une partie de son enfance. Probablement une bonne dizaine d’années entre les dates extrêmes de 1886 et 1901.
Que se passa-t-il en Argentine ? Toute la famille était-elle revenue en France ? Le seul fait attesté fut la présence de Gauderique Tisseyre à la prison de Loches fin 1901 (Feuille d’écrou de la prison de Loches (Indre-et-Loire), n° d’ordre 610 : « Tixeyre Gaudérique, né le 10 mars 1880 à Rodès (66), son père Julien, sa mère Rose Moulard, ; profession journalier ; sans domicile fixe ». Cote/ source 2Y290 (Archives dép. Indre-et-Loire, Tours). De décembre 1901 à février 1902, le SDF Tisseyre (il ne s’en vantera jamais) était donc emprisonné à Loches (pour délit de vagabondage ?). L’étape suivante sera Vierzon (Cher) où, aux dires de ce jeune homme alors âgé de 21 ans, il était ouvrier agricole et militant socialiste.
Il faut imaginer un jeune berger, à la peau tannée, au fort accent argentin, maitrisant mal l’orthographe française, mais doté d’une culture étendue par la lecture de journaux et de livres. Cette culture politique, il n’avait pas eu le temps de l’acquérir depuis son retour en France ; probablement faudrait-il en chercher l’explication dans ses années d’adolescent en Argentine et dans le projet politique familial qui avait motivé le départ de France.
Le premier texte signé de sa main parut le 3 octobre 1903 en première page du journal socialiste régional « Le Parti socialiste ». Ce texte, comme tous ceux qu’il écrira par la suite, présentait l’intérêt d’être l’expression directe d’un journalier agricole. Extraits : « Réglementation des heures de travail et les ouvriers agricoles. La dernière réglementation s’est occupée un peu de la réglementation des heures de travail, soit pour les mineurs, soit pour l’industrie. Mais, comme d’ailleurs à peu près pour toutes les lois ouvrières, l’ouvrier agricole est toujours oublié...Nous ouvriers agricoles, domestiques de ferme, avons des arguments pour la réglementation...Aux intérêts de nos patrons fermiers faisons valoir les nôtres. A leur argument prétentieux de vouloir nous régler dans nos heures de travail par dame nature, opposons les heures fixes de nos montres ». [Il cite l’exemple des Cotes d’Or : 15 heures par jour, temps déduit des repas]. « Revenons dans le Berry, prenons la contrée exploitée par les grands domaines, il suffit de citer pour cela un triangle qui comprend de Châteauroux à Vierzon par Vatan, de Vierzon à Bourges par Mehun, de Bourges à Châteauroux par Issoudun. Si je limite ainsi les deux départements c’est pour rester dans la partie où existe ce qu’on appelle un règlement. Dans cette contrée, le domestique ou journalier déjeune avant de partir aux champs, soit dans les mois d’été à 4 heures ¼, mais il ne commence le travail qu’à 5 heures jusqu’à 11 heures, soit pour le matin 6 heures de travail. Le bricolin ou journalier repart à 1 heure - le laboureur à 1 h1/2 – jusqu’à 3 heures pour le petit goûter, il rentre à la ferme pour le repas du soir à 7 heures1/2, soit pour sa demi-journée du soir, 6 heures de travail. Ce qui fait un total de 12 heures par jour de travail, soit une différence de 3 heures avec la Côte d’Or. Si on veut diminuer le temps de travail en Côte d’Or les patrons vont hurler mais preuve est apportée en Berry que la limitation ne nuit pas à la production. [De même en Berry, en supposant que l’on passe de 12 h à 10 h,] nous démontrerons que ce qu’il veut défendre n’est qu’une routine ancienne qui doit disparaître avec les lois de progrès que la classe ouvrière se trace à mesure qu’elle a conscience de sa force et de son droit … Une loi sur la réglementation des heures de travail devrait comprendre de plein droit le repos intégral d’un jour par semaine pour les domestiques de ferme. Comme il est d’habitude dans les campagnes ce devrait être le dimanche ... Le PSF a inscrit ce point dans son programme en 1902 ... Les patrons fermiers résistent : supposez qu’il fasse beau le dimanche matin, et bien on rentre la récolte ... Dans certaines contrées où le fanatisme religieux domine, les fermiers accordent le repos du dimanche mais à une condition : d’aller à la messe. Voilà le raisonnement des gens fanatiques et il faut les avoir approchés pour se rendre compte réellement de ce que je dis ; ce n’est pas par humanité qu’ils accordent le repos du dimanche mais pour gagner une place au paradis ».
Le samedi 25 juin 1904, Gauderique Tixeyre rendit compte de sa participation à la loue des domestiques. Extraits : « Il est à peine 8 heures et déjà la place des marchés d’Issoudun est noire de monde. C’est aujourd’hui 24 juin. Comme tous les ans à cette date se tient la loue des domestiques de fermes. Ce jour est plus spécialement connu sous le nom de loue de la Saint-Jean. La jeunesse est là, comme tous les ans, en majorité ; depuis le petit berger de 12 ans jusqu’au grand laboureur de 20 à 25 ans. Je n’ai nulle envie de reprendre mon troupeau pour les 4 mois de l’été, mon intention étant de faire bricolin. La loue pour les maîtres bergers, petits bergers et vachers est déjà commencée mais les laboureurs et bricolins ne se loueront pas avant le déjeuner … Pour eux le salariat est la chose la plus naturelle et s’ils arrivent à gagner 5 ou 10 F de plus que l’année dernière, ils croiront leur patron quitte de toute dette envers eux. Ils vont plus loin, pour la majorité le salariat a toujours existé et existera toujours. Donc, c’est à nous, à chaque fois que l’occasion se présente de leur dire : nous voulons que, de même que l’homme a cessé d’être un moyen de consommation pour l’homme (période anthropophagique), l’homme cesse d’être pour son semblable un moyen de production et d’exploitation ; esclavage prolongé en servage d’abord et en salariat ensuite. Mais pas plus que le servage, le salariat n’est éternel ».
Tixeyre avait pris pied, dans le courant de l’année 1903, dans le département de l’Indre lorsqu’il fut embauché comme berger dans une ferme (Lieu-dit Agobert) de la commune de Meunet-Planches, à quelques kilomètres d’Issoudun. Ce fut lors de la loue, ci-dessus relatée, qu’il entra en contact avec les socialistes issoldunois.
Il prit place dans le mouvement ouvrier avec l’objectif d’organiser les domestiques de ferme et plus généralement les ouvriers agricoles. Il rendait compte presque systématiquement de toutes ses initiatives. Il en fut ainsi par exemple 27 octobre 1904 pour un banquet organisé à Segry, village proche d’Issoudun : « Depuis la 1ère convocation adressée aux domestiques, les patrons fermiers ou métayers critiquaient cette initiative. Comment, disaient-ils, les domestiques se permettent de faire des réunions organisées par cet étranger, ce socialiste ! Ca devrait aller en prison, ça devrait crever de faim ! Je cite les propos me concernant tenus dans un lieu public. Cependant la 1ère réunion eut lieu et une vingtaine de camarades y assistèrent. On décida d’organiser le banquet pour le 22 et je fus nommé président par acclamation. Enfin arrive le soir du banquet. Sur 40 ou 50 domestiques qu’il y a dans la contrée et vu la pression exercée sur eux par les patrons, 23 répondent à notre appel. C’est au chant de l’Internationale et aux cris de « vive l’entente des travailleurs ! » que nous faisons notre entrée dans Ségry. Nous nous mettons à table et je crois devoir faire aux camarades une petite allocution, leur exposant les rumeurs qui circulent sur notre compte. Soyez prudent, pas de paroles blessantes à l’égard de nos camarades. Evitez de boire plus que le nécessaire car l’ivresse dégrade l’homme. A minuit, dès que le café fut servi, je commençais ma conférence qui fut écoutée et bien comprise. Puis ce fut au tour des chansons. Après quoi je distribuais une douzaine de nouveaux manuels du soldat. Ma tâche était terminée. On fit une collecte en faveur des grévistes d’Issoudun qui produisit la somme de 8 Francs. A 2h1/2, il est temps de se séparer. La Carmagnole et le « ça ira » retentissent et on se sépare après avoir félicité le Citoyen Auger. Ça débordait de gaité, de chansons et de fraternelles poignées de main. Enfin, c’est une bonne journée que je suis fier d’avoir présidé ».
Quelques mois plus tard, il sema la confusion dans une réunion publique organisée par l’Alliance libérale à Bommiers. Le journal de la droite locale donna de l’importance à cet épisode : « … Ce singulier orateur qui paraît n’être pas le premier venu ! Et un en tout cas un habitué des réunions révolutionnaires, se refusa, malgré toutes les sollicitations à donner son nom, à produire un semblant d’identité, à se faire reconnaître. On prétend et cela paraît vraisemblable, qu’il s’agit d’un de ces agents de l’étranger... ». A la suite de cet épisode, Tixeyre reçut la visite de la gendarmerie et relata l’entretien : « Dimanche dernier, à 10 heures du matin, j’ai reçu la visite du brigadier de gendarmerie d’Ambrault accompagné d’un collègue. A peine arrivé près de moi, le brigadier me posa les questions suivantes : de quelle nationalité êtes-vous ? Je m’en fus chercher mes papiers et lui démontrais qu’un Roussillonnais était aussi français qu’un Parisien. Ainsi, vous êtes des Pyrénées Orientales ? Vous le voyez brigadier. Le pauvre homme paraissait si désappointé que pour le consoler un peu, je lui dis que j’avais résidé longtemps à l’étranger - Où ? me dit-il – Dans la République d’Argentine - lui répondis-je – Et comme je lui manifestais mon étonnement que l’on vint sans motif me poser ces questions, il me donna pour toute réponse qu’il le demandait bien à d’autres. Mais, lui dis-je, ce qui vous amène c’est sans doute la réunion de Bommiers. Il me déclara ignorer qu’elle avait eu lieu ; ce qui ne prends pas avec moi, car il en fut question pendant quelques jours à Pruniers, Ambrault et Vouillon...En plus de cela, ils ont été trouver mon patron et lui ont demandé des renseignements sur ma conduite, si je faisais mon travail etc. De quel droit je l’ignore ».
En ce mois de février 1905, Tixeyre fut renvoyé par son patron et dans l’impossibilité de retrouver du travail dans les fermes demanda vraisemblablement à Paul Meunier (secrétaire de l’Union locale CGT) de l’héberger chez lui à Issoudun. Ensemble, ils iront soutenir des grévistes dans les campagnes et aider à la création de syndicats. Ce fut par exemple le cas avec les apiculteurs de Neuvy-Pailloux en lutte contre le déménagement de leur entreprise à Châteauroux. Toujours prêt à valoriser son action, Gauderique Tixeyre publia plusieurs articles sur cette grève et l’un d’entre eux, intitulé « La grève au village », parut dans La Revue Syndicaliste d’Albert Thomas en date du 15 décembre 1905. Tisseyre avait proposé une rencontre à Albert Thomas ; ce dernier à défaut envoya sa photo. La surprise de Tixeyre fut grande de découvrir un homme élégant « habillé en bourgeois » (Source : Emmanuelle Cohen).
Gauderique Tisseyre se rendit à Ambrault (Le PS du 17 juin 1905) alors que se constituait un syndicat d’ouvriers carriers : « Ambrault, village de Boisramiers, Lorsque le camarade Gauderique prend la parole, 150 personnes sont dans la salle et c’est le citoyen Moreau qui préside. Pendant une heure et demie, notre ami a exposé le but du socialisme, démontré que les misères dont souffre la classe ouvrière viennent justement de ce que la société est divisée en deux classes – les bourgeois et les prolétaires- dénoncées par Baboeuf et Karl Marx...nous obtiendrons le couronnement de l’humanité le jour où les moyens de production et d’échange seront entre les mains de la Nation...les quelques bourgeois venus d’Ambrault n’ont pas osé porter la contradiction. Belle journée pour le socialisme. »
A Issoudun, Tisseyre entrait également en contact avec les jeunes ouvriers et fut amené à présider une conférence organisée par l’Association Internationale Antimilitariste des Travailleurs (AIAT) dont Louis Chuat était le secrétaire local. Mais Tixeyre n’était pas un anarcho-syndicaliste. Quand ce groupe cessa ses activités en 1906, Gauderique Tisseyre créa un groupe de Jeunesse Syndicaliste CGT alors qu’il devenait dans le même temps l’un des dirigeants départementaux du nouveau PSU-SFIO.
Politiquement, Tisseyre était adhérent en 1904 du Parti Socialiste Français de Jean Jaurès, et donc de la Fédération républicaine socialiste autonome dont les dirigeants issoldunois se confrontaient durement avec ceux de l’Union Socialiste Révolutionnaire (guesdistes et vaillantistes) dont le chef de file n’était autre que le député-maire Jacques Dufour. Gauderique Tisseyre fut de ceux qui, contrairement à la majorité des socialistes autonomes, rejoignirent le processus unitaire. Il s’en expliqua dans une lettre à Jules Devaux, publiée le 17 juin 1905 : « Cher camarade, la majorité du groupe [d’Issoudun] ayant, pour des raisons que je n’ai pas le droit de partager, refusé de faire l’unité dans l’Indre. Considérant que par ce refus, le groupe s’exclue de la section française de l’Internationale ouvrière ; en ma qualité de socialiste discipliné et partisan de l’unité, je ne puis accepter la décision prise par le groupe. Par ce motif, je vous prie de me rayer des membres du groupe. Je garde l’espoir que les camarades surmonteront les questions personnelles et viendront bientôt me rejoindre dans la grande famille socialiste unifiée. Salutations fraternelles ».
Un an plus tard, Gauderique Tisseyre, lors du congrès constitutif de la fédération de l’Indre du Parti socialiste unifié, fut élu secrétaire dans un bureau comportant une dizaine de membres ; Jacques Dufour en était le président. Mais immédiatement des difficultés se firent jour. Gauderique Tisseyre, animant très souvent des réunions de propagande dans les villes et villages, contesta l’autorité de Jacques Dufour sur deux points : son manque de présence sur le terrain et l’insuffisance de ses versements financiers issus de ses indemnités d’élu. La polémique fut sévère jusqu’au moment où la direction politique du parti, en 1907, ordonna aux protagonistes de ne plus intervenir publiquement. Jacques Dufour, contesté sur sa droite par les « réformistes » et sur sa gauche par « les anarchistes » se voyait mis en difficulté de l’intérieur même du PSU. Ces difficultés ne furent pas étrangères à la perte de la mairie d’Issoudun lors des élections municipales de mai 1908 remportées par la droite.
A compter du milieu de l’année 1907, Gauderique Tisseyre ne fit plus paraitre d’articles dans les journaux et plus aucune mention de son activité ne fut rendue publique. Il faut supposer que le jeune berger, alors âgé de 27 ans, venait de quitter définitivement Issoudun. Aucune indication ne peut être proposée sur la suite de la vie et de l’action de Gauderique Tisseyre.
Par Jean-Luc Labbé
SOURCES : Arch. Dép. Indre, surveillance policière, journaux Le Parti Socialiste, La Bataille, L’Emancipateur. Etat civil Rodès (66). – Relevés collaboratifs Généanet. – Notice établie pour le Maitron par Emmanuelle Cohen (Albert Thomas, jeunesse, amitiés et formation politique – 1897-1906, Mémoire de maitrise, Paris IV 1992-1993) et Louis Botella.