ADLER Max

Né le 15 janvier 1873 à Vienne ; mort le 28 juin 1937 à Vienne ; avocat, philosophe, sociologue, théoricien politique, éducateur populaire, Max Adler fut une des principales figures de l’austromarxisme.

Né dans une famille juive commerçante, Max Adler mena une existence paisible, sans grandes aventures extérieures. A la suite de ses études juridiques, il s’était inscrit au barreau de Vienne, mais il ne semble avoir exercé son métier d’avocat qu’à mi-temps et sans beaucoup de conviction. Sa femme, Dr Jenny Herzmark, médecin, inspecteur du travail, contribuait aux frais du ménage. Cependant ses ressources restèrent fort modestes et, vers la fin de sa vie, il dut, pour subsister, vendre sa bibliothèque à l’Institut International d’Histoire Sociale d’Amsterdam.
Tous les témoignages concordent pour dire que Max Adler était laid, mais attachant ; de caractère gai, voire enjoué, il aimait la vie ; il passait la plupart de ses soirées avec les autres militants et théoriciens socialistes, au Café Central gui était une sorte de club de discussion. Il était un excellent conférencier, mais il avait de la peine à terminer ses exposés : il ne savait pas bien dominer le foisonnement de ses idées et avait toujours l’impression de n’avoir pas dit l’essentiel. II ne supportait guère les idées toutes faites, les formules à l’emporte-pièce et on lui reprochera même d’avoir manifesté trop de compréhension pour le phénomène religieux. Ses lettres à Karl Kautsky sont révélatrices à cet égard. Même lorsque les deux théoriciens sont d’accord sur l’essentiel, on ne sent pas, entre eux, une particulière chaleur. À première vue, les lettres de Max Adler ne portent que sur des détails, mais, en réalité, elles révèlent de profondes divergences sur la conception du marxisme et sur sa diffusion. Tout se passe comme si Kautsky était surtout soucieux de rendre les thèses de Marx accessibles à un public de plus en plus large, alors que ce qui intéressait Max Adler, ce n’était pas la vulgarisation du marxisme, mais son approfondissement et son développement. Mû par un souci pédagogique de vulgarisation, Kautsky demandait, pour la Neue Zeit (Temps nouveaux) des articles courts et simples quand Max Adler lui adressait des textes trop longs et difficiles à lire. Kautsky visait à étendre le public marxiste et à armer les militants pour les tâches politiques immédiates ; Max Adler voulait agir surtout sur les savants et sur les philosophes : très conscient des attaques dont les thèses de Marx étaient l’objet de la part notamment des néokantiens, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, Max Adler pensait qu’il fallait montrer la fécondité de la méthode marxiste au plus haut niveau de la recherche philosophique et sociologique. Ne pouvant convaincre Kautsky, Max Adler fut amené à souhaiter, pour l’école autrichienne, des moyens d’expression propres et adaptés à ses vues. C’est ainsi qu’il fonda, en 1904, avec Rudolf Hilferding, la célèbre collection des Marx-Studien.
Cependant Max Adler était loin de se désintéresser de l’éducation populaire. Au contraire, il développait, à ce propos, une thèse originale : pour lui la jeunesse échappait pour une part et pour un temps aux structures de classe de la société. Pendant quelques années, l’enfant et l’étudiant, non encore insérés dans les mécanismes sociaux, étaient disponibles et pouvaient comprendre et aimer la vérité. Il fallait donc profiter de ce temps de grâce pour se livrer à un travail intensif d’éducation afin de créer, une fois pour toutes, croyait-il, des hommes nouveaux (Max Adler écrivit un livre qui porte ce titre : Neue Menschen, Berlin, 1924). En 1903, il avait fondé avec Karl Renner et Rudolf Hilferding, le cercle « Zukunft » (Avenir), une sorte d’école viennoise pour les ouvriers. Plus tard, après la chute de la monarchie, il donna régulièrement un cours libre au Rathaus (Hôtel de Ville) deux fois par semaine de 7 à 10 heures. Dans une lettre à Kautsky, il observait que les conférences philosophiques rencontraient un succès croissant, alors que son public n’était pas uniquement composé d’étudiants diplômés. Il pensait qu’on pouvait raisonnablement supposer certaines connaissances fondamentales chez les auditeurs et les lecteurs et ne pas s’en tenir perpétuellement à l’ABC. Il faisait également état du succès de ses conférences devant un public non universitaire dans un quartier populaire de Vienne. Pour Max Adler, le devoir d’un théoricien socialiste ne se bornait pas à la vulgarisation élémentaire, il devait se livrer à un travail scientifique et y faire participer les militants qui le souhaitaient.
Ce travail d’éducation et de recherche scientifique paraissait à Max Adler de loin le plus important. De ce fait, il ne voulut jamais être candidat à une élection. Il était considéré comme une sorte de « Schœngeist » (bel esprit) un peu en marge de la vie politique. Son influence, profonde il est vrai, sur les étudiants et sur les intellectuels, ne s’exerçait pas directement sur les cadres et à travers les institutions du parti ; il ne fut pas l’animateur d’une tendance ni un « concurrent » pour les autres dirigeants. Cependant, il faisait partie des organismes directeurs et se faisait remarquer par ses prises de position radicales, sinon gauchistes. Si, en effet, Max Adler était partisan d’une grande ouverture dans la recherche scientifique, il était intransigeant en ce qui concernait les attitudes politiques. Pendant la première guerre mondiale, il fit partie du « cercle Karl Marx » qui cherchait à sauvegarder, contre le social-patriotisme, l’esprit de l’internationalisme prolétarien. Après la chute de l’Empire, il se montra partisan du système des conseils ouvriers et très critique pour le parlementarisme classique ; il manifesta également sa sympathie pour la Révolution russe, tout en estimant qu’il s’agissait là d’un exemple admirable, mais non d’un modèle. Selon lui, les divers partis ouvriers devaient trouver les voies et moyens d’un communisme adapté aux conditions économiques et politiques de chaque pays. Il se trouvait ainsi très proche de Rosa Luxemburg avec laquelle il avait entretenu une abondante correspondance (malheureusement, à sa mort, sa famille, par crainte des nazis, détruisit tous ses papiers). Dans les congrès du parti et dans ses livres, il ne cessa, par la suite, de dénoncer « les illusions démocratiques » et la « démocratie formelle ». Il participa également au combat de gauche dans le Parti socialiste allemand en collaborant activement à la revue Der Klassenkampf (la Lutte des classes) publiée à Berlin de 1928 à 1931 et à laquelle collabora, entre autres, Paul Levi. Après l’insurrection de février 1934, il fut arrêté pendant quelques semaines. Cependant, l’année suivante, Max Adler put reprendre son cours à l’Université. Sans doute les dirigeants de l’austrofascisme estimaient-ils cet enseignement peu dangereux dans les circonstances d’alors et voulaient-ils conserver, aux yeux surtout de l’étranger, une apparence de libéralisme. Il est probable que Max Adler, sans ressources, fut de son côté contraint de poursuivre cet enseignement qui lui a été reproché et qui a pu étonner de la part d’un homme qui avait refusé de voyager en Italie après la prise de pouvoir par Mussolini.
Quoi qu’il en soit de ces attitudes pratiques, l’œuvre écrite de Max Adler fut considérable et exerça une profonde influence. Son premier livre et son dernier témoignent de son souci constant de fonder le caractère scientifique des sciences de l’homme, sans réduire ces sciences, comme dans le marxisme vulgaire, à une simple partie des sciences de la nature. Le même souci se manifeste chez lui en ce qui concerne la morale : il refuse à la fois le moralisme classique et un certain marxisme « orthodoxe » qui réduit la conception matérialiste de l’histoire à une conception matérialiste de la nature. Cette distinction lui a valu d’être souvent classé à tort parmi les néo-kantiens. En fait, Max Adler n’a cherché ni à répéter Kant ni à « l’améliorer ». Pas davantage, il n’a voulu répéter Marx ni le « compléter » par « un peu » de kantisme. Il écrivit lui-même à ce sujet : « Il ne s’agit pas ici, comme on le fait si souvent, d’amalgamer deux systèmes de pensée ; cette mixture est d’abord impossible pour la bonne raison que les deux systèmes ne se situent pas sur le même plan : celui de Kant est une recherche sur les fondements du savoir, celui de Marx la recherche des causes des événements. Il ne s’agit donc pas, comme d’innombrables critiques incompétents et néanmoins si infatués de leur indigence intellectuelle ne se lassent, encore et toujours, de le répéter, d’améliorer ou de compléter Marx par Kant. Il s’agit, au contraire, de prendre le travail théorique de Marx tel qu’il est et de le repenser, à la lumière de la critique de la connaissance kantienne, avec une conscience logique aiguë afin de parvenir à y remarquer tous les éléments de pensée constitutifs et de rendre ainsi possible une théorie de l’expérience sociale » — cf Das Soziologische in Kants Erkenntniskritik (Le Sociologique dans la critique de la connaissance de Kant), Vienne, 1924, p. 6. Ce qui a donné le change, c’est que Max Adler, au lieu de rejeter purement et simplement Kant en le qualifiant de « penseur petit-bourgeois », essayait de discerner, sous la philosophie kantienne, « l’immense commencement » d’une théorie de la conscience sociale ; c’est ainsi que, selon lui, dans la Critique de la Raison pratique, le postulat de l’existence de Dieu avait une signification sociale qui ne se confondait pas avec « l’idée naïve d’un père dans le Ciel » (ibid., p. 399), et devait être interprété comme la foi dans la possibilité d’un progrès de l’humanité. Toutefois, Max Adler insistait bien sur la différence qui le séparait de Voländer ou de Cohen qui voulaient emprunter à Kant une éthique qui ferait défaut au marxisme. Pour bien marquer le fossé qui séparait les néo-kantiens du marxisme qu’il préconisait, Max Adler eut recours à cette formule : « Selon les néo-criticistes, le socialisme vaincra parce qu’il est juste, selon le marxisme une nouvelle justice naîtra de la victoire du socialisme » — cf. Marxistiche Probleme (Problèmes marxistes), Stuttgart, 1913, p. 143. Certes, il faut conserver aux jugements moraux leur originalité, mais comprendre, en même temps, qu’ils ne se manifestent pas, pour autant, en dehors du processus causal. Le mouvement historique est, pour une part, l’œuvre des hommes et leurs appréciations éthiques interviennent dans le déroulement de l’histoire. Pourtant la nécessité de la réalisation du socialisme n’est pas identique à celle des lois de la nature physique. Ce qui distingue, en effet, la nature sociale de la nature physique, c’est la coïncidence formelle, nommée intellection, entre une conscience et un contenu qui lui est étranger et pourtant de même nature qu’elle. Les phénomènes sociaux relèvent de la compréhension, ce qui ne veut point dire qu’à leur niveau interviendraient des « miracles » qui empêcheraient la détermination des lois du processus. Il semble que pour Max Adler il faille discerner, sous la juridiction universelle a priori kantienne, la réalisation historique non point d’une Raison abstraite, mais de la rationalité immanente au prolétariat universel.
L’importance et la signification des positions théoriques de Max Adler ont toujours été et sont encore controversées. Les uns ont contesté son originalité par rapport à Kant et sa fidélité à Marx — Voir Henryk Skrzypczak, in : Internationale wissenschaftliche Korrespondenz zur Geschichte der deutschen Arbeiterbewegung (Correspondance scientifique internationale sur l’histoire du mouvement ouvrier allemand), Berlin, 1965, cahier I, p. 4. D’autres, au contraire, voient en lui un penseur profond qu’il faut compter dans le petit nombre de continuateurs de Marx qui ont fait œuvre créatrice — voir Norbert Leser : Zwischen Reformismus und Bolschewismus (Entre le bolchevisme et le révisionnisme), Vienne, 1968, p. 514.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article197340, notice ADLER Max, version mise en ligne le 28 novembre 2017, dernière modification le 9 novembre 2020.

ŒUVRES :
A. — Principaux ouvrages de Max Adler : « Kausalität und Teleologie im Streite um die Wissenschaft » (Le Conflit de la causalité et de la finalité dans la science), Marx-Studien, Vienne, 1904, I, pp. 195-433. — Marx als Denker (La Pensée de Marx), Berlin, 1908, 96 p. — Der Sozialismus und die Intellektuellen (Le Socialisme et les intellectuels), Vienne, 1910, 79 p. — Marxistische Probleme (Problèmes marxistes), Stuttgart, 1913, 316 p. — Wegweiser (Les Phares), Stuttgart, 1914, 248 p. — Klassenkampf gegen Vœlkerkampf I (Lutte des classes contre lutte des peuples 1), Munich, 1918, 175 p. — Engels als Denker (La Pensée d’Engels), Berlin, 1920, 77 p. — Die Staatsauffassung des Marxismus (La Conception marxiste de l’Etat), Vienne, 1922, 316 p. — Neue Menschen (Hommes nouveaux), Berlin, 1924, 201 p. — Das Soziologische in Kants Erkenntniskritik (Le Sociologique dans la critique de la connaissance de Kant), Vienne, 1924, 478 p. — Kant und der Marxismus (Kant et le marxisme) Berlin, 1925, 248 p. —Lehrbuch der materialistischen Geschichtsauffassung (Traité de la conception matérialiste de l’histoire), Berlin, 1930. 2 vol. — Das Rätsel der Gesellschaft (L’Enigme de la société), Vienne, 1936, 318 p.
B. — Textes traduits en français : Démocratie politique et démocratie sociale, Bruxelles, 1930, 215 p. Trad. de Politische oder soziale Demokratie, Berlin, 1926, 165 p., rééd., Paris, 1971. — Le Socialisme de gauche, Paris, 1932, 16 p. Trad. de : Die historische Funktion des Linkssozialismus (Der Kampf, 1932-25). — Métamorphoses de la classe ouvrière, Paris, 1935, 79 p. Trad. de Wandlungen der Arbeiterklasse (Der Kampf, 1933-26). — Démocratie et conseils ouvriers, Paris, 1967, 128 p. Trad. de Demokratie und Rätesystem, Vienne, 1919. — N.B. On trouvera, à la fin de cette dernière traduction, pp. 119-124, une bibliographie plus complète de Max Adler, comprenant les principales brochures, un choix des articles et les études sur Max Adler, auxquelles il faut ajouter une thèse parue depuis : Heintel, Peter, System und Ideologie, Der Austromarxismus im Spiegel der Philosophie Max Adlers (Système et Idéologie, l’austromarxisme à la lumière de la philosophie de Max Adler), Munich, 1967, 412 p.

SOURCES : 32 lettres de Max Adler dans les Archives Kautsky à l’Institut International d’Histoire sociale d’Amsterdam (K.D.I. 152-182 de 1894 à 1934). — « Max Adler (1873-1937) : itinéraire d’un marxiste autrichien », Critique sociale, 2014.

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