ECKSTEIN Gustav

Par Yvon Bourdet

Né le 19 février 1875, à Vienne ; mort le 26 Juillet 1916 ; économiste ; historien et théoricien du mouvement ouvrier ; rédacteur à la Neue Zeit et professeur dans les écoles des Partis socialistes allemand et autrichien.

Gustav Eckstein, mort à quarante et un ans, n’a pas eu l’occasion d’intervenir dans l’histoire de son pays en tant qu’homme politique, ni dans l’histoire du mouvement ouvrier comme dirigeant ; de ce fait, il est le moins connu des austromarxistes de premier plan et on ne dispose que de peu d’éléments pour établir sa biographie. Toutefois, à sa mort, Friedrich Adler lui consacra un article nécrologique dans Der Kampf (Le Combat) de Vienne et Kautsky une courte notice dans la Neue Zeit (Temps nouveaux). Mais la source la plus riche pour connaître la personnalité d’Eckstein est la collection des 95 lettres inédites qu’il adressa à Karl Kautsky. Elles permettent de suivre son évolution intellectuelle comme les « progrès » de la maladie gui devait l’emporter lui-même et on voit, pendant les périodes de rémission, son appétit d’apprendre et son souci de n’écrire que sur les sujets qu’il a pu étudier a fond. Les médecins lui ayant recommandé une longue croisière en mer, il partit pour le Japon en 1902 et prépara avec soin ce voyage par des études géographiques, économiques et historiques ; il demanda a Kautsky des recommandations pour rencontrer les dirigeants du mouvement socialiste japonais et rapporta des notes et écrivit plus tard une étude sur l’évolution du droit familial japonais. Il étudia également sur place la Condition ouvrière et les problèmes d’émigration et d’immigration et adressa sur ces sujets des articles notamment au journal du Parti socialiste autrichien, l’Arbeiter Zeitung (Journal des Travailleurs), mais, en même temps, il avait refusé d’envoyer des chroniques sur les pays où il n’avait fait qu’accoster, comme, par exemple, l’Egypte. Cela n empêchait pas Eckstein d’être très curieux de tout. Il débordait l’économie politique vers l’ethnologie et s’intéressait aux sciences de la nature, en particulier à la biologie, et il écrivit un article sur les rapports entre Lamarck et Darwin. Il trouvait que Max Adler s’intéressait trop à Kant et il était lui-même davantage attiré par Ernst Mach. Dans sa notice nécrologique, Kautsky insiste plus particulièrement sur cette diversité du savoir d’Eckstein qui lui permit de « féconder son marxisme par la méthode des sciences naturelles » et d’y apporter le goût de la précision qu’a tout juriste.
Issu d’une famille d’industriels d’esprit très ouvert, Gustav Eckstein avait, en effet, étudié le droit à l’Université de Vienne jusqu’au doctorat compris. Il continua, par la suite, à se tenir au courant des questions juridiques et économiques. Dans une de ses premières lettres à Kautsky, en 1902, il constatait que la théorie marginaliste (Grenznutzenthéorie) se répandait de plus en plus parmi les théoriciens et surtout parmi les praticiens socialistes et il avouait qu’il avait lui-même, pendant un temps, été séduit par elle. C’est pourquoi il proposait à Kautsky d’écrire un article pour montrer la fausseté des thèses de Bœhm-Bawerk ; cet article parut avec un titre qui évoquait ironiquement la thèse de doctorat de Schopenhauer : « Die vierfache Wurzel des Satzes vom unzureichenden Grunde der Grenznutzentheorie » (La quadruple racine du principe de raison insuffisante du marginalisme). Par son originalité, sa vivacité et sa clarté, cet article attira sur Eckstein l’attention de tous les socialistes intéressés par les problèmes théoriques.
Dès le début du siècle, Eckstein eut à souffrir des premiers symptômes de la phtisie qui devait l’emporter. De ce fait, il ne put se livrer à une véritable activité militante. Sa sœur, Thérèse Schlesinger, rapporte qu’il adhéra très tôt, avec elle, au Parti social-démocrate, qu’ils furent tous deux des militants assidus qui participèrent activement à la lutte pour le suffrage universel. Leur père, industriel, se montrait préoccupé par les problèmes sociaux et, dès leur plus jeune âge, ils entendirent parler, à la table familiale, de l’usine, des ouvriers, de leurs droits politiques et de leur protection par les assurances. Cependant, par la suite, à cause des longs et nombreux séjours dans divers sanatoriums, il dut se contenter d’une activité réduite et surtout théorique. Toutefois, il avait été invité à Berlin, en 1910, comme professeur à l’école du Parti socialiste, mais la police prussienne mit fin à cet enseignement sous prétexte qu’Eckstein n’était pas de nationalité allemande ; son cours portait sur l’histoire du socialisme. Deux ans plus tard, il fut appelé par Adolf Braun pour remplacer Otto Bauer à l’école du parti, qui se tenait à Klagenfurt. Otto Bauer avait dû quitter son poste parce que sa mère était gravement malade. Eckstein put ainsi le remplacer au pied levé et enseigner l’économie politique.
Lorsque sa santé semblait s’améliorer, Eckstein faisait toutes sortes de projets de voyages et de travail. Il envisageait d’aller à Gibraltar et de longer ensuite la côte africaine pour étudier les conditions d’embauche des coolies chinois. Il voulait aussi étudier les questions coloniales et aller en Australie. En même temps, il désirait gagner sa vie et on lui proposa divers postes : dans une bibliothèque à Brème, à Bâle, à la rédaction de la Leipziger Volkszeitung (pour laquelle il avait une recommandation de Kautsky) ; mais Eckstein ne pouvait pas travailler de façon suivie et il souhaitait séjourner en même temps dans une ville universitaire pour continuer à étudier. Finalement Kautsky le fit venir à Berlin comme rédacteur de la Neue Zeit. Il put participer, en août 1910, au congrès socialiste international de Copenhague au cours duquel il fut heureux de converser avec Plekhanov, Clara Zetkin et Rosa Luxemburg. On voit, par toutes sortes de signes, par la qualité des personnes avec lesquelles il était en relation et par les sujets abordés dans sa correspondance avec Kautsky, que Gustav Eckstein était considéré comme un des plus brillants théoriciens marxistes de l’école de Vienne. S’il trouvait que Max Adler s’occupait trop de Kant, il n’était pas d’accord non plus avec la critique que faisait Kautsky de la morale de ce même Kant. II lut avec passion, dès sa parution, Le Capital financier de Rudolf Hilferding qui, malgré certaines formules en apparence paradoxales, lui plut beaucoup, bien qu’il trouvât incomplète la théorie des crises.
Malheureusement, Eckstein dut interrompre de plus en plus souvent son activité ; d’abord soigné à Kastelruth (1903) dans le Tyrol du sud, il écrivit ensuite (1904) d’un sanatorium du Wienerwald, puis de nouveau à plusieurs reprises du Tyrol : Seis (1904) ou Kastelruth (1905-1907). Il fut soigné ensuite (fin de 1907) à Nordrach-Colonie (Forêt-Noire) dans la clinique du Dr Walter, membre du Parti socialiste. Après une assez longue période de rémission, il séjourna à trois reprises à Mœllbrücken (1910, été 1911 et été 1912). En juillet 1913, il se reposa au sanatorium de Baden-Baden où les médecins l’assurèrent qu’il n’était pas tuberculeux, et ensuite à Neumarkt où on commençait à envisager une opération qui fut exécutée à Zürich par le professeur Sauerbruch. Il alla ensuite se reposer à Lugano et, au début de 1914, on le revit de nouveau à Berlin, puis à Salzerbad, près de Hainfeld. Il avait compris que la guerre était proche et il redoutait de ne plus pouvoir quitter l’Autriche ; toutefois, en 1915, il était de nouveau à Berlin, très occupé par l’affaire de l’attaque de Kautsky par Rosa Luxemburg et Franz Mehring dans leur publication : Die Internationale.
Autant que sa santé le lui permettait, Eckstein cherchait, par ses articles et par ses conférences, à éclairer le prolétariat sur la véritable nature de la guerre. Il ne cessa de souligner que la politique des partis socialistes devait toujours être orientée de manière à tenir compte des intérêts du mouvement ouvrier international. Toutefois, en mai 1916, il tomba de nouveau gravement malade ; il se reposa quelques semaines à Stäfa pour pouvoir être opéré de nouveau, le 12 juillet. La tuberculose l’emporta en deux semaines. Ses obsèques, par les nombreux témoignages d’estime qui arrivèrent de divers pays, furent, selon une remarque de F. Adler, une des rares manifestations, pendant la guerre, de cette idée de l’Internationale ouvrière pour laquelle Eckstein avait vécu.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article197403, notice ECKSTEIN Gustav par Yvon Bourdet, version mise en ligne le 28 novembre 2017, dernière modification le 23 avril 2019.

Par Yvon Bourdet

ŒUVRES : Eckstein a collaboré à de nombreux journaux et revues : Die neue Zeit (Temps nouveaux) où il publia quarante articles et des comptes rendus, Vorwärts (En avant) de Berlin, Der Kampf (Le Combat) de Vienne, Leipziger Volkszeitung (Journal populaire de Leipzig), La Correspondance socialiste internationale, New Review de New York. Il publia également, dans les Archives de Carl Grünberg, une étude sur Saint-Simon et sur Thomas Hodgskin. — Leitfaden zum Studium der Geschichte des Sozialismus (Guide pour l’étude de l’histoire du socialisme), Berlin, 1910, 24 p. — Der Marximus in der Praxis (Marxisme et Praxis), écrit en 1914 pour participer à- un volume en l’honneur du soixantième anniversaire de Karl Kautsky, ne parut, qu’en 1918, à Vienne, avec une préface d’Otto Bauer, 120 p. — Die deutsche Sozialdemokratie während des Weltkrieges (La social-démocratie allemande pendant la guerre mondiale), Zurich, 1917, 70 p. — Kapitalismus und Sozialismus (Capitalisme et socialisme), Vienne, 1921, 120 p.
Dans son livre d’hommage pour le trentième anniversaire de la mort d’Engels, Otto Jenssen a publié deux textes d’Eckstein : « Der Kampf ums Dasein » (La Lutte pour la vie) et « Zur Methode der politischen Œkonomie » (De la méthode de 1 économie politique), Berlin, 1925, pp. 72-100 et 100-154.
En langue française : « Japon, le premier congrès socialiste » in : Le Mouvement socialiste, no. 121, 1er juin 1903, pp. 207-211. (Sans nom de trad.) — Deux chapitres de Marxisme et Praxis : « Politique idéologique et politique matérialiste », et « Secte et Parti », traduits par Jacqueline Bois et Annie Donzelot avec une présentation d’Yvon Bourdet, in : Economie et Sociétés (Cahiers de marxologie), t. II, no. 12, déc. 1968, pp. 2477-2514. — Voir Ibid. p. 2478, une note bibliographique sur Eckstein.

SOURCES : Institut International d’Histoire sociale d’Amsterdam, 95 lettres à Karl Kautsky in : Archives Kautsky, K.D.X., 15-118, 1902-1916.

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