Par Yvon Bourdet
Né le 10 août 1877 à Vienne ; livré, en février 1941, à la Gestapo par le gouvernement de Vichy ; médecin ; théoricien et économiste marxiste ; ministre des Finances en Allemagne d’août à octobre 1923.
Lorsqu’on considère sa carrière politique, Rudolf Hilferding apparaît plutôt comme un socialiste allemand. Cependant l‘ouvrage qui l’a rendu célèbre, Le Capital financier, a été pensé et, en majeure partie, écrit à Vienne ; il constitue une des œuvres majeures de ce qu’on a appelé l’austromarxisme. En 1904, Hilferding avait signé avec Max Adler la préface du premier volume des Marx-Studien (Etudes sur Marx) qui définissait les objectifs de la jeune école de Vienne. Dans cette préface, Adler et Hilferding refusaient de se laisser enfermer dans le dilemme : révisionnisme ou orthodoxie, car, à leurs yeux, le révisionnisme d’alors, qui était celui de Bernstein, leur semblait être un abandon du marxisme, et la prétendue orthodoxie une simple répétition, une vulgarisation pour la propagande, Hilferding comprit la fidélité comme une tentative pour continuer les recherches économiques au même niveau que Marx et avec la même rigueur scientifique. Pour cela, il appliqua la méthode définie par Marx aux nouveaux phénomènes économiques en tenant compte des diverses critiques dont le marxisme avait été l’objet. Il fiat ainsi amené à développer des thèmes absents du Capital et aussi à y rectifier les erreurs qui venaient de ce que Marx avait généralisé des formes transitoires. Ce faisant, il accomplissait d’ailleurs le souhait profond de Marx, et son livre fut, à sa parution en 1910, effectivement salué comme le véritable quatrième livre du Capital, notamment par Kautsky, l’éditeur des Théories de la plus-value.
Dans un grand discours devant la Chambre des députés, en 1911, Jean Jaurès, dont les paroles semblaient étonner un contradicteur, affirma qu’il se contentait de résumer « l’Œuvre magistrale » qu’avait publiée quelques mois auparavant, « un disciple de Marx, Hilferding, dans une œuvre de premier ordre sur le capital et la finance ». Un peu plus tard, en écrivant l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, Lénine observait que ce qu’on avait dit et écrit sur l’impérialisme, depuis plusieurs années, notamment dans les journaux, les revues et dans les résolutions des congrès de Chemmitz et de Bâle, ne sortait guère du cercle des idées exposées dans le Capital financier.
Hilferding avait voulu refaire les livres II et III du Capital de Marx, c’est-à-dire étudier le processus de la circulation et son unité avec le processus de la production ou, en d’autres termes, décrire le changement de forme de la valeur et non sa formation. Il insistait sur ce que Marx avait prédit, mais n’avait pu analyser en détail, notamment sur les phénomènes de la concentration sous forme de trusts et de cartels qui remettaient en question les modalités de la concurrence. Il distinguait trois étapes du capital : le capital usuraire, le capital bancaire et le capital financier au terme d’une évolution dialectique. En effet, si le capital bancaire était, en quelque sorte, la négation du capital usuraire, le capital financier pouvait être interprété, en termes hégéliens, comme une négation du capital bancaire qui réalisait en même temps la synthèse du capital usuraire et du capital bancaire par appropriation, à un niveau plus élevé du développement économique, des fruits de la production sociale. Plus précisément, le capital financier était le capital bancaire en tant qu’il faisait fonction de capital industriel et fournissait, outre les profits d’exploitation, d’autres revenus, tel « le bénéfice de fondateur ».
Pour mener à bien l’étude de cette nouvelle catégorie économique, Hilferding devait donc analyser les diverses formes des entreprises industrielles modernes. Mais pour décomposer, en ses éléments les plus simples, la société par actions, il devait, par une démarche régressive, décrire les formes du crédit et élaborer une théorie monétaire, d’où son plan en cinq partie : 1) Théorie de l’argent. 2) Analyse des sociétés par actions. 3) Les limites de la libre concurrence par les cartels, trusts et monopoles. 4) L’étude des crises qui surviennent malgré la réglementation monopolistique de la production. 5) L’impérialisme.
Les quatre premières parties se situaient au niveau de l’analyse théorique, et seule la première, sur l’argent, fut critiquée par les marxistes. Dans la dernière partie, Hilferding voulut montrer quelle influence les nouveaux phénomènes qu’il venait de décrire scientifiquement exerçaient sur la politique des grandes classes de la société bourgeoise. Ce fut cette cinquième partie sur l’impérialisme qui fut la plus remarquée et approuvée à l’époque de sa parution. C’est maintenant celle qui soulève le plus de controverses.
Toutefois, quelque important que fût cet ouvrage, il n’avait pas épuisé toute l’activité de Hilferding. De plus, les idées d’un homme, surtout d’un homme politique, ne peuvent bien être comprises que dans le contexte de sa vie.
Rudolf Hilferding était né le 10 août 1877 à Vienne, dans une famille juive ; son père n’était pas, comme on l’a écrit et répété, « un riche commerçant », mais un employé d’une Compagnie d’assurances. Après le lycée, Rudolf fit des études de médecine et obtint son doctorat en 1901, mais il ne s’occupa guère des malades et consacra le meilleur de son temps à l’étude de l’économie politique et des problèmes financiers. Dès l’âge de quinze ans, il avait adhéré à l’Association des Étudiants socialistes. Il n’avait que vingt-deux ans quand plusieurs de ses articles furent publiés en français dans Le Mouvement socialiste (nos. 13 de 1899, 35 et 36 de 1900). Mais il se fit surtout connaître par les études économiques qu’il publia dans la Neue Zeit (Temps nouveaux) dirigée par Kautsky, et notamment par sa critique de Bœhm-Bawerk. Dans le grand débat du début du siècle ouvert sur « la grève générale », Hilferding s’opposa à la fois à ceux qui, comme Bebel, excluaient tout recours aux moyens violents et à ceux qui cherchaient à user et à abuser de la grève générale, conçue comme une tactique éducative. Pour lui la grève générale était l’ultima ratio du prolétariat à laquelle on doit avoir recours si la classe dominante interrompt le processus démocratique.
En 1904, il fonda avec Max Adler les Marx-Studien afin de donner au socialisme autrichien un moyen d’expression propre qui permît en particulier la publication d’études approfondies. Deux ans plus tard, il fut appelé à Berlin comme professeur d’économie politique à l’école du Parti, mais il ne put exercer longtemps cette fonction, la police prussienne ayant interdit aux étrangers d’enseigner ; il fut remplacé par Rosa Luxemburg et devint « rédacteur étranger » du Vorwärts (En avant). Il collabora également, parfois sous le pseudonyme de Karl Emil, au Kampf (Combat) de Vienne. En même temps, il préparait activement son grand ouvrage Le Capital financier qui parut en 1910. Entre-temps, Hilferding s’était marié, avait eu deux enfants et s’était séparé de sa femme. Au début de là Première Guerre mondiale il se prononça contre le vote des crédits militaires. En 1915, il fut mobilisé comme médecin dans l’armée autrichienne et envoyé sur le front italien, du côté du Brenner. La guerre finie, il fut rappelé à Berlin par la direction de l’U.S.P.D. (Parti socialiste indépendant d’Allemagne) comme rédacteur en chef de la Freiheit (Liberté), dont, en six mois, le tirage passa de 30 000 à 250 000 exemplaires. En même temps, il devint membre du comité directeur de l’U.S.P.D. Il l’emporta sur Rosa Luxemburg en faisant adopter la résolution invitant le Parti à participer aux élections à l’Assemblée nationale. Il insistait, en même temps, sur la nécessité de remettre la production en marche et de ne socialiser que les industries « arrivées à maturité ». Ces positions le conduisirent à s’opposer à l’adhésion à la IIIe Internationale. Il participa aux activités de « l’Union des partis socialistes pour Faction internationale », dite « Internationale 2 1 /2 ». Lors du congrès de Vienne de cette organisation, en février 1921, il se prononça contre les réparations qui étaient, selon lui, une continuation de la guerre par des moyens économiques. A quoi bon, disait-il, obliger l’Allemagne à livrer le charbon dont elle manquait pour réduire au chômage des mineurs du Pays de Galles ou de Belgique ? Surtout, la situation misérable du prolétariat allemand allait créer, selon lui, un terrain favorable à la propagande du national-socialisme.
Après la réunification, du parti socialiste allemand, à laquelle il contribua, Hilferding, naturalisé en 1920, devint aussitôt membre du « Reichs- wirtschaftsrat » (Conseil national économique), puis ministre des finances dans le Cabinet Stresemann, d’août à octobre 1923. En 1924, il fut élu député du Reichstag et réélu jusqu’à l’arrivée de Hitler au pouvoir. Pendant la même époque, il dirigea la revue : Die Gesellschaft (La Société). Au congrès du Parti social-démocrate de Kiel, en mai 1927, dans une intervention remarquée, il résuma les thèses qui formaient la trame de son livre principal, Le Capital financier. Selon lui, l’effondrement du système capitaliste n’a rien de fatal ; on ne peut l’attendre de la contradiction de ses lois internes, mais seulement de l’action consciente de la classe ouvrière. Les économistes bourgeois, poursuivait Hilferding, avaient vu dans l’amélioration de l’économie capitaliste capable de surmonter ses crises la preuve de la faillite du marxisme, alors que, selon lui, le passage du capitalisme de la libre concurrence sous le règne des lois aveugles à un capitalisme organisé par le moyen des cartels et des trusts internationaux ne faisait que hâter l’heure où un État démocratique pourrait contrôler l’économie, ce qui était, pour Hilferding, le but visé par les marxistes.
Après les élections de 1928 qui furent un succès pour les sociaux- démocrates, Hilferding fut de nouveau ministre des finances dans le Cabinet d’Hermann Müller. Il dut démissionner le 6 décembre 1929, car les mesures qu’il préconisait rencontrèrent l’hostilité des milieux financiers et de Schacht, le gouverneur de la Reichsbank.
A l’arrivée au pouvoir de Hitler, qu’il avait vivement combattu, le Parti social-démocrate organisa l’émigration de Hilferding au Danemark. Il vécut ensuite principalement en Suisse et participa, en Tchécoslovaquie, aux activités du Parti socialiste émigré. Il écrivit un grand nombre d’articles dans la Zeitschrift für Sozialismus (Revue socialiste) de Karlsbad, dans Kampf (Combat) et dans le nouveau Vorwärts sous le pseudonyme de Richard Kern.
En 1938, il rejoignit à Paris son ami Breitscheid, Lors de la débâcle de 1940, il reflua vers le sud. Bien qu’il fût muni d’un passeport tchécoslovaque, il ne put quitter la France faute de visa car il répugnait à franchir illégalement la frontière. Assigné à résidence à Arles, il y vécut quelque temps dans une relative tranquillité, à l’hôtel Forum, en compagnie des Breitscheid. Il fréquenta la bibliothèque de la ville et écrivit Das historische Problem (Le Problème historique) qui fut publié après sa mort et qui traite principalement du rôle de la violence dans l’histoire.
Après plusieurs demandes pressantes des autorités allemandes, le gouvernement de Vichy livra les deux hommes à la Gestapo en application de l’article 19 de la convention d’armistice. Ils furent aussitôt transférés à Paris et torturés. On ne sait rien de précis sur la mort de Hilferding : les uns pensent qu’il s’empoisonna, d’autres qu’il se pendit dans sa cellule, qu’il se jeta ou fut jeté dans une cage d’escalier à la sortie d’un interrogatoire. Le seul témoignage écrit qui subsiste est le registre de la prison de la Santé ; on y relève, à la date du 10 février 1941, un acte d’écrou au nom de Rudolf Hilferding et à celle du 11 février le transfert de cette personnalité sur l’infirmerie spéciale des prisons de Fresnes où aucune trace de son passage n’a pu être retrouvée. Quelques semaines après l’arrestation, deux membres de la Gestapo, accompagnés de deux policiers français en civil, vinrent chercher à l’hôtel Forum à Arles les vêtements d’hiver de Breitscheid. Ce ne fut que de cette façon indirecte que fut connue la mort de Rudolf Hilferding dont on ignore le lieu de sépulture.
Par Yvon Bourdet
ŒUVRES : On trouvera une bibliographie assez complète des livres, brochures, articles et discours de Hilferding, ainsi que des études qui lui sont consacrées, dans le livre de Wilfried Gottschalch, Strukturveränderungen der Gesellschaft und politisches Handeln in der Lehre von Rudolf Hilferding (Changements de structure de la société et l’action politique dans la théorie de Rudolf Hilferding), Duncker &Humblot, Berlin, 1962, pp. 268-287. Il faut cependant mettre en évidence : Bœhm-Bawerks Marx Kritik (Critique de la critique de Bœhm-Bawerk, parue dans le premier volume des Marx-Studien), Vienne, 1904, 61 p. — Das Finanzkapital (Le Capital financier), Vienne, 1910, 477 p., réédité en 1920, 1923, 1927, 1947, 1955 et en 1968 à Vienne, avec une préface d’Eduard März. Traduit en français par Marcel Ollivier avec une introduction biographique aux Editions de Minuit, Paris, 1970.
SOURCES : W. Blumenberg, Kämpfer für die Freiheit (Combattants de la liberté), Berlin, Hanovre, 1959. — A. Stein, Rudolf Hilferding und die deutsche Arbeiterbewegung (Hilferding et le mouvement ouvrier allemand), Hambourg, 1946. — 94 lettres adressées à Karl Kautsky, de 1902 à 1937, et conservées à l’institut international d’Histoire sociale d’Amsterdam (K.D. XII, 577-670). — W. Gottschalch, op. cit.