LAZARSFELD Paul Félix

Par Yvon Bourdet

Né le 12 février 1901 à Vienne, mort le 30 août 1976 ; militant socialiste ; professeur d’université et théoricien des sciences sociales aux U.S.A.

Paul Lazarsfeld naquit dans une famille acquise aux idées socialistes. Son père était avocat et sa maison un lieu de rencontre pour les jeunes leaders de l’austromarxisme qui étaient reçus fréquemment en amis et auxquels, à titre gracieux, il donnait des consultations juridiques. Lorsque, en 1916, Hilferding dirigeait un hôpital militaire à Steinach, non loin du col du Brenner, les deux enfants Lazarsfeld lui furent confiés pendant deux mois. C’est à Mme Lazarsfeld que Friedrich Adler, après l’assassinat de Stürgkh, écrivit ses premières lettres de prison, malheureusement brûlées plus tard, au moment de la répression austrofasciste.
Le jeune Lazarsfeld fut ainsi tout naturellement amené à militer lui-même alors qu’il était encore élève au lycée. Lors du procès de Friedrich Adler, il fut du petit groupe de ceux qui manifestèrent bruyamment en faveur de l’accusé, ce qui lui valut d’être arrêté et conduisit la police à perquisitionner chez ses parents. Paul Lazarsfeld fonda ensuite une sorte de cabaret politique pour lycéens qui était une revue pacifiste et révolutionnaire dont il assurait la mise en scène. Les représentations qui évoquaient parfois des révoltes paysannes avaient lieu en plein air, dans une carrière, près de Vienne.
Devenu étudiant, il continua à militer dans les rangs du Parti socialiste, à l’Université, tant à Vienne qu’à Paris où il se lia avec Léo Lagrange, au cours de l’année scolaire 1922-1923. Il fit partie de la cinquième section de la S.F.I.O. qui comprenait un certain nombre des principaux intellectuels du Parti socialiste qui eurent ainsi, par lui, un lien direct avec l’austromarxisme. Léo Lagrange notamment, fut très intéressé par ce que Lazarsfeld lui apprit des mouvements de jeunesse en Autriche et le futur ministre de la Jeunesse et des Sports du premier cabinet Léon Blum fit un séjour à Vienne pour étudier les organisations des jeunes socialistes autrichiens.
Même après l’effondrement de la monarchie des Habsbourg, l’Université de Vienne resta très conservatrice et— quelques leçons d’Othmar Spann exceptées — aucun enseignement de sociologie ou de sciences politiques n’y était donné. Lazarsfeld n’eut pas non plus de contacts avec les recherches logiques du « Wiener Kreis » ; en revanche il connut le mouvement psychanalytique surtout par l’intermédiaire d’Alfred Adler qui travaillait en collaboration avec la municipalité socialiste de Vienne la Rouge. Mais ce furent les travaux de Mach, d’Einstein et de Poincaré qui le frappèrent le plus et en particulier la découverte de la pangéométrie qui faisait du postulat d’Euclide une convention parmi d’autres possibles. Dans ce contexte, Lazarsfeld fut amené à se faire graduer en mathématiques et en sciences physiques et il devint, en ces deux matières, professeur au lycée.
On peut dire que ce hasard ne fut pas sans conséquences sur le développement général de la sociologie. En effet, Paul Lazarsfeld, qui, au demeurant, n’avait pas perdu son goût pour les sciences humaines, devint assistant, pour la statistique, des psychologues Charlotte et Karl Bühler, à l’université de Vienne. Cela lui permit de créer, en 1927, une section de psychologie sociale et économique dans l’institut des Bühler et il fut ainsi le premier à effectuer des études statistiques de marché pour les industriels. La même année, Lazarsfeld fut très impressionné par les idées d’Henri de Man qui séjourna quelques semaines à Vienne et avec lequel il eut plusieurs entretiens.
Toujours actif au sein du Parti socialiste, il se livra à des études sur la situation sociale de la jeunesse. Au moment de la montée du fascisme en Europe centrale, il était frappé par l’insuccès de la propagande socialiste parmi les jeunes et il voulait en dégager les raisons. Dans les actes du deuxième congrès international de l’I.O.S. (Internationale Ouvrière Socialiste) de Marseille (août 1925), il était mentionné parmi les traducteurs. Un jour, il crut opportun de proposer à Otto Bauer une étude sur « les loisirs des ouvriers ». Le leader de l’austromarxisme trouva ce projet particulièrement inconvenant au moment où sévissait, en Autriche, un chômage affreux pour d’importantes fractions de la classe ouvrière. Lazarsfeld modifia son enquête et se livra, en collaboration avec Marie Jahoda et Hans Zeisel, à une étude sociologique — qui devait rester célèbre — sur les habitants de la petite ville de Marienthal, réduits à l’inaction. Cette recherche, qui combinait la statistique et les interviews, fut publiée, en 1932, à Leipzig, sous le titre de Die Arbeitslosen von Marienthal (Les Chômeurs de Marienthal, rééditée, en 1961, à Francfort). Elle reste, pour la sociologie empirique, un intéressant point de référence. Les auteurs découvrirent, par exemple, quelque chose qu’ils ne cherchaient pas, à savoir que l’inoccupation avait fait perdre aux habitants de ce village le sens du temps social. Ce travail remarquable attira sur Lazarsfeld l’attention de la Fondation Rockefeller de Paris qui l’invita aux U.S.A. en septembre 1933. La mise hors la loi du Parti socialiste par Dollfuss, quelques mois plus tard, et l’arrestation, en février 1934, de ses parents, de son beau-frère et de sa belle-sœur (soupçonnés d’avoir caché Hélène Bauer et d’avoir favorisé sa fuite) l’incitèrent à émigrer définitivement en Amérique. Il revint à Vienne au cours de l’été 1935 pour obtenir les papiers nécessaires. Dès lors, sa brillante carrière universitaire de New Jersey à Princeton et à Columbia appartient davantage à l’histoire de la sociologie internationale qu’à celle du mouvement ouvrier autrichien. Toutefois, Lazarsfeld n’a jamais renié l’enthousiasme du militantisme de sa jeunesse à Vienne. En 1968, dans la préface à un recueil de textes d’Otto Bauer, il écrivait : « Même aujourd’hui, après avoir passé la plus grande partie de ma vie comme professeur aux États-Unis, je ne mets jamais en doute que la décennie d’après 1919 m’ait pourvu d’un capital d’idées et de valeurs quasi inépuisable. »

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article197553, notice LAZARSFELD Paul Félix par Yvon Bourdet, version mise en ligne le 28 novembre 2017, dernière modification le 23 avril 2019.

Par Yvon Bourdet

ŒUVRES (se rapportant à l’Autriche) : Jugend und Beruf (Jeunesse et profession) Jena, 1931. — Die Arbeitslosen von Marienthal. Leipzig, 1932, Frankfurt, 1961.
Œuvres traduites en français, en collaboration avec Raymond Boudon : Les Méthodes de la sociologie, choix de textes : t. I, le vocabulaire des sciences sociales ; t. II, L’analyse empirique de la causalité, Paris, La Haye, Mouton, 1965, et 1966. En collaboration avec F. Chazel et R. Boudon : Analyse des processus sociaux, Paris, la Haye, Mouton, 1970. Philosophie des sciences sociales, Paris 1970.

SOURCES : Perspectives in American History, published by the Charles Waren Center for Studies in American History, Harvard University, vol. II, 1968 : « An episode in the History of Social Research : A Memoir », par Paul F. Lazarfeid, pp. 270- 337. — Préface biographique de Capecchi aux Œuvres choisies de Lazarsfeld (Collection Il Mulino). — Préface de Paul F. Lazarsfeld à Otto Bauer et la Révolution, Paris, E.D.I., 1968.

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