REICH Wilhelm [Dictionnaire Autriche]

Par Yvon Bourdet

Né en mars 1897 en Galicie ; mort en 1957 à la prison de Lewisburg (U.S.A.) ; psychanalyste ; fondateur du freudo-marxisme.

On ne trouvera pas ici une biographie également détaillée de toutes les périodes de la vie de Reich, ni une analyse exhaustive des divers aspects de son œuvre. Il s’agit seulement de souligner les relations de la recherche théorique et de la pratique de Reich avec le mouvement ouvrier autrichien. D’autre part, l’action de Reich à Berlin sera décrite dans le volume « Allemagne » ; quant à ses dernières années aux U.S.A., elles n’ont plus eu de rapport avec le mouvement ouvrier.
Wilhelm Reich naquit dans une famille de paysans aisés de langue allemande qui s’installa, peu après sa naissance, à Jujinetz en Bukovine (Ukraine). A huit ans, il avait rassemblé une collection d’insectes dont il étudiait les modes de reproduction et, en 1915, il obtint son premier diplôme, justement en sciences naturelles. Entre-temps, en 1914, il avait perdu son père et il devait participer aux travaux de la ferme, comme il l’avait toujours fait pendant les vacances scolaires. Mobilisé à dix-huit ans, il termina la guerre avec le grade de lieutenant dans l’armée autrichienne. La défaite lui avait fait perdre tous ses biens ; il s’inscrivit cependant à la Faculté de médecine de l’Université de Vienne, gagnant sa vie par des leçons particulières. A la fin de 1919, il eut l’occasion de rendre visite à Freud et, en octobre 1920, encore étudiant, il devint membre de la société psychanalytique de Vienne et commença à publier des articles. En 1922, devenu docteur en médecine, il ouvrit un cabinet de psychanalyste et assista Freud à la polyclinique psychanalytique dont il dirigea, deux ans plus tard, le séminaire de psychothérapie.
Ces contacts avec les malades le conduisirent peu à peu à mettre en question les théories explicatives de Freud, notamment sur deux points : il estima tout d’abord que, dans l’étiologie des névroses, le rôle des facteurs purement physiologiques était sous-estimé. Il avait, en effet, observé que la découverte de l’origine de la maladie par les méthodes classiques : associations libres, récits de rêves, étude des lapsus, etc., n’aboutissait souvent à aucune guérison. Mais c’est le second point de divergence qui devait le rapprocher du mouvement ouvrier et de l’action politique. Son expérience thérapeutique lui fit prendre conscience de l’importance des facteurs sociaux. C’était bien joli, remarquait-il, de vouloir expliquer l’éjaculation précoce, par exemple, par une « fixation à l’érotisme urétral » ou par l’omnivalent complexe d’Œdipe. Mais lorsque des adolescents, à cause de la répression sociale et du manque de chambres personnelles, sont contraints de faire l’amour tout habillés, en craignant d’être surpris, l’éjaculation survient trop tôt avant que l’excitation ait eu le temps de se diffuser à l’ensemble du corps et sans qu’elle ait atteint un niveau suffissent. Il en était de même pour nombre de couples réguliers obligés de dormir dans la même pièce que leurs enfants. Ainsi, à côté des déterminants psychiques, fallait-il faire une large place aux conditions sociales et établir une relation, ici par exemple, entre éjaculation précoce et crise du logement pour la classe ouvrière, trop rapidement concentrée autour des usines. Reich comprit ainsi que pour extirper radicalement les névroses, les exercices psychiques sur un divan étaient bien dérisoires, qu’il fallait, en réalité, s’attaquer à « l’ordre établi », c’est-à-dire faire la révolution. Freud lui paraissait, de ce point de vue, trop se tenir à l’écart des luttes politiques et, en un sens, s’accommoder de la société existante, le but de sa thérapeutique étant moins de supprimer les frustrations que de les sublimer et de remplacer le refoulement inconscient (sources d’actes inadaptés ou de névroses) par un contrôle volontaire. Plus fondamentalement encore, alors que Freud jugeait que la civilisation n’était possible que par le refoulement sexuel, Reich estimait, au contraire, que les névroses résultaient du « manque de satisfaction sexuelle totale et répétée ». Certes, Reich était bien conscient que la levée immédiate des « interdits moraux » serait catastrophique et, de toute façon, impossible. Il fallait donc dépasser le stade artisanal de la thérapeutique individuelle et participer aux grands mouvements qui luttaient pour l’émancipation des hommes. En ce sens, il était assez proche d’Alfred Adler qui insistait aussi sur les aspects physiologiques et sociaux, mais il s’en séparait, en même temps, du tout au tout, car Adler lui semblait sous-estimer les pulsions libidinales et même abandonner la référence au sexe.
Comme souvent, ce fut un incident extérieur qui « cristallisa » définitivement ses divergences d’abord latentes avec les autres psychanalystes et qui lança Reich dans l’action politique active et directe.
Après l’acquittement des « assassins de Schattendorf », la classe ouvrière viennoise manifesta en signe de protestation et, le 15 juillet 1927, mit le feu au Palais de justice. Sous les yeux de Reich, mêlé à la foule, à plusieurs reprises, les policiers, sur commandement de leurs chefs, tirèrent sur les manifestants, en tuant quatre-vingt-cinq. Reich fut bouleversé. Il savait que beaucoup de ces policiers qui tiraient ainsi sur ordre étaient des hommes ordinaires, sans doute « bons pères et bons époux » ; comment se faisait-il qu’ils puissent se transformer en automates sanguinaires ? Il observait, en même temps, la passivité de la foule qui n’attaquait pas les policiers là où elle était en mesure de le faire. Un tel phénomène, tout comme l’adhésion des masses au fascisme, ne relevait guère de la cure des névroses individuelles. C’était la structure de la société tout entière qui était mise en question et qu’il fallait changer. Reich décida de ne plus se limiter à la thérapeutique de cabinet et de travailler à la prévention des névroses au sein d’organisations de masses. Dès le soir du 15 juillet, il s’engagea dans le « Secours ouvrier », sorte de Croix-Rouge du Parti communiste autrichien. Il était, en effet, déçu par les sociaux-démocrates qui ne lui paraissaient pas avoir été à la hauteur des événements : ils n’avaient lancé aucun mot d’ordre, n’avaient pas fait intervenir le « Schutzbund » et avaient simplement cherché à calmer la foule. Quant à Freud, Reich remarqua, au cours d’une conversation, qu’il n’avait rien compris à l’événement qui lui semblait une catastrophe imprévisible et incontrôlable comme un raz de marée. Dès lors, Reich se mit à étudier Marx et Engels. Il s’intéressa plus particulièrement à l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État d’Engels qui le mettait sur le chemin d’une relativisation de la théorie du complexe d’Œdipe et des diverses formes de la répression des instincts. Si la famille patriarcale, en brimant l’enfant et en étouffant sa sexualité, créait des êtres apeurés et craintifs devant l’autorité, elle renouvelait, par là même, à chaque génération, la possibilité de soumettre des populations entières à quelques dirigeante. Il en résultait aussi d’affligeants spectacles comme celui de cette insurrection manquée de Vienne. Mais, si cette famille patriarcale n’était qu’une forme historique contingente, on pouvait donc raisonnablement postuler qu’une autre organisation sociale créerait de nouveaux hommes qui ne seraient ni loups ni agneaux, Selon Reich, en effet, les tendances agressives ou masochistes n’étaient pas des « instincts », mais des réactions aux frustrations sexuelles et économiques de la société existante. Ce qu’il fallait expliquer n’était point pourquoi les ouvriers se mettaient en grève, mais pourquoi ils ne se révoltaient pas.
Tout en étudiant l’ethnologie, Reich se mit à militer activement ; il se lia avec des ouvriers, fit des conférences au sein des diverses organisations du P.C. autrichien, participa à des manifestations de chômeurs, prit la parole dans des meetings, s’occupa des enfants des grévistes et ne dédaigna pas de distribuer des tracts sur l’hygiène sociale, ce qui, à cette époque, était peu banal de la part d’un médecin-chef de la polyclinique dans une grande capitale où la classe aisée était si soucieuse des convenances. Il participa même, le 7 octobre 1927, à une petite opération de commando, près de Wiener-Neustadt, qui échoua par dénonciation à la police. Reich estimait, en effet, que les exposés et discours étaient insuffisants ; expliquer aux gens qu’ils sont opprimés est une activité assez idéaliste et vaine puisque ils ont dû supprimer la perception même de cette oppression afin de la supporter.
En même temps, Reich conçut l’idée d’organiser, dans la banlieue de « Vienne la Rouge », des dispensaires psychanalytiques gratuits, premiers organismes de « planning familial ». Freud approuva, en principe, cette initiative, mais lorsque Reich lui exposa son intention de s’en prendre à la structure patriarcale et répressive de la famille, Freud l’aurait mis en garde : « Là, vous allez vous fourrer dans un guêpier ! » Cependant, en 1928, Reich ouvrit son centre d’hygiène sexuelle qui connut aussitôt un énorme succès ; dès 1929, assisté de six psychanalystes, trois gynécologues et d’un avocat, il fit fonctionner six cliniques d’hygiène sexuelle.
Avec des yeux un peu méfiants, son front haut et ses lèvres charnues sur un corps massif, Reich avait quelque chose d’obstiné et de rude. Il était très contesté, sinon haï, par les autres psychanalystes et surtout par la bourgeoisie de Vienne. Dès 1929, les marxistes orthodoxes le traitèrent de « freudo-marxiste » car, bien que communiste, il ne condamnait pas sans réserve la pensée du fondateur de la psychanalyse, comme il était alors de coutume dans la Troisième Internationale. De plus, il trouvait la tactique du Parti communiste autrichien inadaptée ; elle ne « mordait » pas sur les adhérents de la social-démocratie ; à quoi cela servait-il de répéter que les « sociaux-démocrates » étaient « des traîtres » ou « A bas Otto Bauer ! » si les effectifs du Parti communiste depuis des années plafonnaient vers 4.000 membres ? D’autre part Freud — qui avait, on l’a vu, d’abord approuvé ses initiatives — le « contra » durement, rejetant ses critiques comme « politiques » et proclamant qu’un clinicien ne devait pas se donner pour tâche de « sauver le monde ».
Cet ensemble de circonstances contribua à décider Reich — qui avait fait un voyage en U.R.S.S., l’année précédente — à quitter l’Autriche, en 1930, pour s’installer à Berlin où ses thèses étaient mieux reçues et le P.C. plus puissant.
Il continua à militer en Allemagne, mais dès 1932 ses relations avec les cadres du Parti communiste se tendirent. L’arrivée au pouvoir de Hitler l’obligea à fuir d’abord à Vienne, puis au Danemark et ensuite à Oslo. Exclu en 1934 de l’Association internationale de psychanalyse, il partit pour les U.S.A., en 1939. Il orienta ses recherches vers la biologie. Condamné pour commercialisation d’un appareil « miracle » qui devait guérir plusieurs maladies, il fut emprisonné en 1956 et mourut l’année suivante, à la prison de Lewisburg.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article197643, notice REICH Wilhelm [Dictionnaire Autriche] par Yvon Bourdet, version mise en ligne le 23 avril 2019, dernière modification le 7 octobre 2020.

Par Yvon Bourdet

ŒUVRE : L’œuvre de Wilhelm Reich comprend une quarantaine de volumes (compte tenu des éditions remaniées) et 110 articles environ. On en trouvera la liste presque complète à la fin du tome II du livre de Constantin Sinelnikofï, L’Œuvre de Wilhelm Reich, Paris, Maspéro, 1970, pp. 124-141.
Citons seulement parmi les traductions françaises : La Fonction de l’orgasme, Paris, l’Arche, 1952. — La Crise sexuelle, Paris, Homme et liberté, 1965, précédé de « L’Economie sexuelle », avant-propos de Mantorsch. --- La Révolution sexuelle, Paris, Pion, 1968. — « L’application de la psychanalyse à la recherche historique », in : L’Homme et la société, n° 11, 1969, pp. 7-17.
Et, en éditions pirates : Matérialisme dialectique, matérialisme historique et psychanalyse, s. l., n. d., 56 p. — Psychologie de masse du fascisme, 1971, 152 p. — La Lutte sexuelle des jeunes, Paris, 1966, 164 p, — Qu’est-ce que la conscience de classe ? ,Nice, 1971, 99 p.
Le livre qui contient une autobiographie de la période viennoise n’est pas traduit : People in Trouble, Orgone Institute Press, 1953.

SOURCES : Frankin André, « Wilhelm Reich et l’économie sexuelle », in : Arguments, n° 18, 1960, pp. 29-35. — Fraenkel Boris, « Pour Wilhelm Reich », in : Partisans, n° 32-33, octobre 1966. — « A propos de Wilhelm Reich », in : Informations, correspondances ouvrières, supplément au n° 60, mai 1967, 1-16. — Cattier Michel, La Vie et l’œuvre du. docteur Wilhelm Reich, Lausanne, La Cité, 1969, 223 p. — Palmier Jean- Michel, Wilhelm Reich, Essai sur la naissance du freudo-marxisme, Paris, le Monde en 10.18, 1969, 192 p. — « Freudo-marxisme et sociologie de l’aliénation », no 11 de L’Homme et la société, janvier-mars, 1969. — Guérin Daniel, Essai sur la révolution sexuelle, Paris, Beifond, 1969. — Sinelnikoff Constantin, L’Œuvre de Wilhelm Reich, Paris, Maspéro, 1970, 2 vol. 139 p. et 148 p. — Ollendorf-Reich Ilse, Wilhelm Reich, Paris, 1970, 221 p.

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