C’est sous le règne de François 1er d’Autriche (1806-1835) que se formèrent les premières associations ouvrières, en dépit de la politique de répression du premier ministre Metternich. Le règne de Joseph II avait apporté aux paysans la suppression du. servage et permis la réalisation d’un certain nombre de mesures libérales pour les artisans. La Révolution française ne fournit pas à la société autrichienne l’occasion d’une plus grande émancipation. Bien au contraire, devant le danger que pouvait représenter la propagation des idées révolutionnaires, François 1er et Metternich arrêtèrent l’émancipation joséphiste et firent de l’Empire d’Autriche un État policier et absolutiste. Même l’occupation napoléonienne (qui en Allemagne rhénane notamment avait aidé à transformer et à modifier l’absolutisme) ne put rien changer aux conditions politiques et économiques du système.
Avec le développement des manufactures et la lente industrialisation de la monarchie naquirent les premières caisses de soutien aux familles des ouvriers atteints par la maladie ou décédés. En 1842, à Linz par exemple, on note la fondation d’une « caisse-maladie » pour les ouvriers de l’imprimerie. Petit à petit, le prolétariat naissant s’organisait sur des bases certes apolitiques, mais déjà bien suffisantes pour attirer la répression du système policier de Metternich. Dans cette période du « Vormärz », on note un peu partout dans la monarchie des troubles et des soulèvements. Le socialisme utopique aura toutefois peu d’écho dans un monde ouvrier profondément enraciné — au moins jusqu’à la révolution de 1848 — dans la tradition catholique.
Il faudra attendre 1848 pour voir la naissance d’associations ouvrières très engagées dans la lutte contre le système. C’est au cours de cette année révolutionnaire qu’on situe la visite — sans suites d’ailleurs — de Karl Marx à Vienne.
La révolution de 1848 voit pour la première fois, de mars à septembre, paysans, ouvriers et bourgeoisie libérale unis dans le combat contre l’absolutisme. Les ouvriers étaient représentés au Parlement révolutionnaire de Vienne dans les locaux de la diète de Basse-Autriche. Les ouvriers et les patrons de l’imprimerie signèrent le premier contrat collectif concernant l’amélioration des conditions de travail. Toutefois, les conflits de classe allaient se manifester dans les luttes sanglantes d’août qui opposèrent prolétariat et garde nationale. Dans ces heures révolutionnaires était né un embryon de syndicat ouvrier avec un organe, l’Arbeiter Zeitung (Journal des Travailleurs), qui disparut après l’écrasement de la Révolution (en octobre) par les troupes du général Windischgrätz. Après l’accession au trône de François-Joseph, l’absolutisme reprit de plus belle et la lutte contre les associations ouvrières fat à nouveau le souci du gouvernement. Une loi antigrèves fut votée en 1852. Ce n’est qu’à la suite de la nouvelle constitution de 1859, et surtout après le compromis austro-hongrois de 1867, que de nouvelles conditions (notamment la liberté de réunion et d’association du 15 novembre 1867) permirent une organisation plus systématique du mouvement ouvrier.
Premières possibilités d’organisation ouvrière
En 1867, les activités de la première Association d’éducation ouvrière de Vienne et d’autres associations ouvrières furent autorisées. Huit congrès ouvriers eurent lieu à Vienne avant 1868, dont les plus importants furent le cinquième où fut réclamé le suffrage universel et direct, et le neuvième où fut adopté le programme social-démocrate. Le 10 mai 1868 eut lieu à Vienne un congrès rassemblant des représentants ouvriers des autres pays de l’Empire. La classe ouvrière de tous les pays de la monarchie apparut alors unie et solidaire dans la lutte contre l’absolutisme. La manifestation de 1868 anticipait déjà sur la longue et brûlante discussion des problèmes nationaux que le Parti social-démocrate connaîtra dans les années 1900-1910. Pour l’heure, la discussion au sein du mouvement ouvrier portait sur l’intervention de l’Etat dans les associations ouvrières : aide directe de l’Etat ou coopératives ? La première tendance, sous la direction de Hartung et de Oberwinder, luttait pour l’obtention du suffrage universel direct, pour que la classe ouvrière soit représentée, forte et influente dans l’appareil d’Etat. Les « coopérateurs », sous la direction de Max Menger et Engelbert Kessler, soutenaient la thèse opposée d’une vie autonome et indépendante de la classe ouvrière. La première tendance, celle inspirée du « lassallisme », l’emporta.
Il convient de signaler que durant toute cette période de formation du mouvement ouvrier quelques théoriciens catholiques, profondément inspirés par le catholicisme social d’un Lamennais, traitèrent du problème ouvrier dans une perspective purement caritative toutefois. Ce fut le cas notamment du baron von Vogelsang, dont les théories influencèrent profondément le Parti chrétien-social après 1918.
Le mouvement ouvrier se présenta comme force organisée pour la première fois le 13 décembre 1869. Lors d’une manifestation de masse, il réclama les droits de suffrage, d’organisation syndicale et de liberté de presse. Le gouvernement fut obligé d’accorder le droit de coalition syndicale, mais entama par la suite une vague de répression contre le mouvement ouvrier. Au mois de juillet 1870 eut lieu à Vienne un grand procès de haute trahison contre tous les chefs du mouvement ouvrier. C’est à cette époque que se constituèrent, au sein des associations ouvrières qui existaient dans toutes les régions industrialisées de la monarchie, des sections syndicales.
Les dirigeants les plus connus du jeune mouvement étaient, outre ceux que nous avons déjà cités, Andréas et Heinrich Scheu, Ludwig Neumayr et Johann Most. Des liens étroits s’établirent avec l’Association internationale des Travailleurs et son représentant pour la section de langue allemande à Genève, Johann-Philipp Becker. Le mouvement ouvrier continua à croître rapidement jusqu’à la crise économique de 1873 qui correspond aussi à une première scission entre « radicaux » (dirigés par Andréas Scheu) et « modérés » (Oberwinder). En 1874 eut lieu à Neudörfl le premier congrès fondant le Parti social-démocrate d’Autriche auquel participèrent 74 délégués. A partir de ce moment se tinrent des congrès réguliers bien qu’ils fussent très souvent interrompus par des interventions de la police et des autorités.
Congrès d’unification socialiste d’Hainfeld, décembre 1888.
Congrès de fondation de la commission syndicale d’Empire, 1893.
Première reforme électorale, 1895.
Pendant les années 1880 se développa une nouvelle lutte de tendances à l’intérieur du mouvement ouvrier entre les « modérés » et les « radicaux ». Des influences anarchistes — celle de Peukert notamment — s’y firent sentir et le mouvement fut mis hors la loi en 1884. Le congrès social-démocrate tchèque de Brünn (Brno) en 1887 fut un encouragement pour l’unification du mouvement ouvrier. Un rôle prépondérant lors de l’unification fut joué par un jeune médecin, le Dr Victor Adler qui devint bientôt l’une des personnalités les plus marquantes du mouvement. Fin décembre 1888, à Hainfeld, eut lieu le congrès d’unification du Parti social-démocrate d’Autriche qui se donna un programme en grande partie marxiste. En 1889, l’Arbeiter Zeitung fut fondé comme organe officiel du Parti. Sa périodicité ne deviendra quotidienne qu’à partir de janvier 1895.
C’est alors que le développement du mouvement ouvrier connut un essor rapide. En 1893 eut lieu le congrès fondateur de la Commission syndicale de l’Empire auquel participèrent 270 délégués. En 1894 fut fondée l’« Association des jeunesses ouvrières autrichiennes », puis celle des « Femmes social-démocrates », etc... Le 1er mai 1890 en Autriche vit la plus grande manifestation ouvrière d’Europe pour la journée de huit heures. Friedrich Engels participa personnellement au développement du mouvement ouvrier autrichien et se rendit à Vienne en septembre 1893 avec August Bebel après le congrès socialiste international de Zürich.
Des persécutions, des mises hors-la-loi, des confiscations de journaux, des procès interminables contre les militants n’arrivèrent pas à mettre fin à l’expansion du mouvement ouvrier. En 1893 eurent lieu de puissantes manifestations et des grèves en faveur du suffrage universel. Cette agitation dura jusqu’en 1895, date à laquelle le gouvernement Badeni mit en place une première réforme électorale permettant aux socialistes et aux représentants ouvriers de se porter candidats. En 1897, quatorze députés sociaux-démocrates furent élus pour la première fois au parlement de l’Empire.
La solution du problème des nationalités devint la question primordiale de la politique intérieure de l’Autriche-Hongrie. Ce fut dans ces années que commença la grande discussion sur ces problèmes et que naquit l’opposition des deux futurs grands leaders de l’austromarxisme : Karl Renner et Otto Bauer. Le premier, profondément marqué par l’idée d’Empire supranational et de communauté des peuples, se fit jusqu’en 1918 et même au-delà le défenseur, dans l’esprit du congrès de Brünn (Brno) de 1899, d’un État multinational et démocratique sur les bases de cet immense empire des peuples dont Renner ne souhaitait certainement pas la dislocation. Cet idéal supranational profondément empreint de joséphisme ne rencontra guère l’assentiment des prolétariats nationaux. Ce furent bien au contraire les thèses de son cadet Otto Bauer et particulièrement la définition de la personnalité nationale fondée sur la « communauté soudée par le destin » qui l’emportèrent à l’intérieur du Parti. Des partis sociaux-démocrates indépendants, opposés les uns aux autres, se constituèrent pour chaque nationalité. Les thèses d’Otto Bauer s’accordèrent parfaitement bien avec le combat mené par les nationalités pour leur indépendance et leur autonomie. L’affirmation du fait national permettait à la social-démocratie autrichienne de reprendre le flambeau du printemps des peuples, mais le vieux rêvé de solidarité et d’unité de la classe ouvrière de toute la monarchie appartenait désormais au passé.
Des manifestations au cours de l’année 1905 et une puissante campagne amenèrent une démocratisation accrue du droit de vote, mais les femmes restèrent exclues des consultations électorales jusqu’en 1919. A l’occasion des premières élections législatives qui eurent lieu après l’abolition du suffrage par collèges électoraux en 1907, la social-démocratie, avec 85 députés, devint le parti le plus fort de la Chambre. En septembre 1911, une manifestation populaire d’une étendue jusqu’alors inconnue eut lieu dans tout le pays contre l’augmentation du prix des denrées. Plusieurs ouvriers furent tués par la police et l’armée.
Le mouvement ouvrier et socialiste et la Première Guerre mondiale
Le début des guerres balkaniques en 1912 provoqua de nombreuses manifestations socialistes. Au congrès socialiste international de Bâle, Victor Adler prit position contre le soutien que pourraient fournir les classes ouvrières européennes aux hégémonies des puissances impérialistes. Le 28 juillet 1914, le jour de la déclaration de guerre de l’Autriche-Hongrie à la Serbie, les députés sociaux-démocrates de langue allemande du « Reichsrat » déclarèrent : « Nous dénions toute responsabilité personnelle dans ce conflit ; nous déclarons solennellement et résolument que la responsabilité en incombe à ceux qui, d’un côté comme de l’autre, l’ont préparé et déclenché ». Pourtant, le 4 août 1914, les députés sociaux-démocrates allemands ayant voté avec leurs collègues des partis bourgeois les crédits de guerre du gouvernement impérial, l’Arbeiter Zeitung, sous la plume de Friedrich Austerlitz, justifia cette attitude le 5 août dans un long éditorial intitulé : « Le jour de la nation allemande ». Et dans les semaines qui suivirent, l’organe du Parti ne manqua pas de se joindre au chœur des belligérants. Toutefois, quelques petits groupes minoritaires conduits par des hommes tels que Friedrich Adler et Ludwig Winarsky, secrétaires du Parti, exigèrent que l’organisation restât fidèle à la ligne adoptée à Bâle. Le 24 octobre 1916, Friedrich Adler abattit le premier ministre, le comte Stürgkh. Mais il s’agissait avant tout d’un acte individuel de protestation contre la guerre. Friedrich Adler se défendit courageusement dans le procès qui suivit.
Le taux d’adhérents du Parti social-démocrate diminua très sensiblement : 700 000 adhérents en 1914, 141 000 en 1916. Cependant, l’influence de l’aile gauche s’accrut en raison du sentiment populaire en faveur de la paix. En janvier 1918 eurent lieu de grands mouvements de grève dans toutes les régions industrielles qui affaiblirent considérablement l’organisation militaire. Les rébellions furent d’ailleurs très nombreuses dans les derniers mois qui précédèrent la fin de la guerre. C’est ainsi qu’il convient de citer parmi d’autres celle des marins de Cattaro dans l’Adriatique. La famine, l’exemple de la Révolution russe triomphante, la soif de paix, autant d’éléments qui permettent d’expliquer la révolte des marins. Toutefois, le mouvement fut sans suites immédiates et sévèrement réprimé.
Effondrement de la monarchie. Proclamation de la Première République, 12 novembre 1918.
L’effondrement de la monarchie et la proclamation de la République d’Autriche allemande méritent-Us le titre de révolution ? Certains auteurs ont tenu à faire remarquer sur le plan formel une cassure dans la continuité de l’ordre politique ; non seulement les anciennes institutions avaient disparu, mais le territoire d’où l’ancienne structure politique tirait toute sa puissance avait été morcelé, divisé et limité par les nouvelles frontières des Etats nationaux formés en cette fin d’année 1918. Dans ce sens, les événements d’octobre et de novembre 1918, au cours desquels le mouvement ouvrier manifesta sa très grande discipline et sa force énorme, peuvent bien être qualifiés de « révolution autrichienne ». Mais le terme peut toutefois prêter à confusion si l’on compare avec les révolutions des pays voisins, la Bavière et la Hongrie. La situation interne et internationale du petit pays pouvait-elle d’ailleurs permettre une évolution analogue vers une république de conseils ? La question mérite d’être posée, car les réponses fournies permettraient de comprendre toute l’évolution ultérieure du socialisme autrichien hésitant entre le réformisme et la révolution.
La République fut donc proclamée le 12 novembre 1918 après une série d’événements et de manifestations au cours desquels les sociaux-démocrates jouèrent un rôle très important. C’est ainsi que l’Assemblée nationale provisoire d’Autriche allemande, composée des députés de langue allemande du dernier « Reichsrat » élu en 1911, choisit comme président le député social-démocrate Karl Seitz, qui remplit jusqu’en 1920 les fonctions de chef d’Etat provisoire. Le 30 octobre fut formé un gouvernement provisoire sous la direction de Renner. Après les élections à l’Assemblée constituante de février 1919, les sociaux-démocrates, constituèrent avec les chrétiens-sociaux un gouvernement de coalition qui dura jusqu’à l’automne 1920. Karl Renner fut chancelier de ce gouvernement, A côté de ces structures parlementaires existaient de très puissants conseils d’ouvriers et de soldats. Friedrich Adler et Max Adler, qui appartenaient à l’aile gauche du Parti social-démocrate, furent les dirigeants les plus connus de ce mouvement des conseils dans les années 1919-1920. Parallèlement, le Parti Communiste autrichien était constitué le 3 novembre 1918. Son organe était Der Weckruf (Le Réveil), ses fondateurs Ruth Fischer, Paul Friedländer et Karl Steinhardt. Ils étaient hostiles à la république parlementaire et le jour de sa proclamation par l’Assemblée nationale provisoire les communistes manifestèrent pour une république des conseils.
On ne saurait donc contester le rôle décisif joué par le mouvement ouvrier et ses leaders dans la fondation du nouvel ordre politique. Alors que les autres classes et forces politiques se cantonnaient dans une passivité, tournant pour certaines à l’hostilité profonde (noblesse et monarchistes), la classe ouvrière, tant bien que mal, mettait en place les nouvelles institutions. Pourtant, les tragédies de 1934 (la répression du mouvement ouvrier) et de 1938 (la fin de l’Autriche) étaient contenues en germe dans ces premières semaines. Les classes bourgeoises et aristocratiques n’acceptaient la démocratie que sous la pression des événements. Une telle attitude ressort très nettement de toutes les déclarations faites par les dirigeants chrétiens-sociaux ou pangermanistes de cette époque. Somme toute, la droite et les forces conservatrices ne s’installaient qu’avec méfiance dans les institutions démocratiques, et la lutte des classes revêtait une âpreté toute particulière ; les conflits devraient être très violents jusqu’à ce que la guerre civile éclate brutalement. Mais si le mouvement ouvrier autrichien était prêt à défendre l’arme à la main les nouveaux acquis, il n’était guère préparé à une réflexion et à une action austronationale. Ses dirigeants refuseront toujours jusqu’à l’« Anschluss » la petite république autrichienne, très à l’étroit dans ses frontières, et le rattachement au « grand frère allemand » restera un des éléments fondamentaux de tous les programmes jusqu’en 1933. Karl Renner votera le référendum organisé par les nazis en avril 1938 sur le rattachement, et Otto Bauer, jusqu’à sa mort dans l’exil parisien, se prononcera résolument contre « l’austriacisation » du socialisme autrichien.
La période du gouvernement de coalition jusqu’en 1920 est marquée par un certain nombre de troubles et de tentatives de grèves insurrectionnelles. Le 17 avril et le 15 juin 1919, des militants des conseils d’ouvriers et de soldats ainsi qu’un certain nombre de militants du nouveau Parti communiste organisent à Vienne des manifestations contre la démocratie parlementaire et appellent à l’édification d’une République des conseils. Lors de la tentative d’insurrection armée fomentée par l’émissaire de Bela Kim, E. Bettelheim, et qualifiée par le P.C. lui-même de tentative putchiste, un tract du Parti communiste distribué le 15 juin souligne : « Chaque milicien révolutionnaire a le devoir de participer à la manifestation l’arme à la main. » Le gros des manifestants est formé, à chaque fois, par le bataillon 41 des milices populaires dont l’un des dirigeants est le futur journaliste globe-trotter bien connu, Egon Erwin Kisch. Les manifestations seront toutefois sévèrement réprimées par le préfet de police, Johann Schober, sympathisant du Parti pangermaniste, opposé à l’organisation armée de la classe ouvrière.
Dans cette même période est signé le traité de Saint-Germain. La délégation autrichienne est conduite par Karl Renner qui doit, bien malgré lui, accepter l’interdiction du rattachement à l’Allemagne. Otto Bauer, secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, présentera alors sa démission. En politique ultérieure furent votées de nombreuses lois sociales : journée de huit heures, loi sur les comités d’entreprise. Toutefois, la situation économique devait aller en s’aggravant à partir de 1920. Les gouvernements bourgeois qui se succédèrent recherchèrent avant tout des aides financières de l’étranger. La Société des Nations et les Alliés, très réservés, accordèrent un certain nombre de crédits, Mais la stabilité de la monnaie, la couronne, et la situation des salaires étaient plus que précaires. Le 1er décembre 1921, les travailleurs de Vienne, désespérés et furieux, descendirent dans la rue et se livrèrent à des destructions et des pillages chez des commerçants qu’ils supposaient encourager l’inflation. Cette réaction non contrôlée fut toutefois la seule de ce genre dans une époque où, en l’espace de quelques mois, le cours de la couronne avait sensiblement baissé. En juin 1921, on obtenait pour un franc suisse 160 couronnes (papier-monnaie). En septembre de la même année, pour un franc suisse, 485 couronnes. La dévaluation systématique et régulière était accompagnée d’un chômage sans cesse croissant. Le gouvernement chrétien-social ne prit aucune mesure pour arrêter l’inflation et éviter le chômage. Ce n’est qu’en 1922, avec les mesures prises par le chancelier Seipel, que la situation économique et financière commença à s’améliorer. Le nouveau plan d’assainissement des finances auquel reste lié le nom du ministre de l’époque, Viktor Kienbœck, prévoyait entre autres la création d’une banque nationale, mais les grandes banques s’y opposèrent et la dévaluation de la couronne alla en s’accentuant. En octobre 1922, à Genève, la Grande-Bretagne, la France, l’Italie et la Tchécoslovaquie accordèrent à Seipel un crédit de 650 millions de couronnes-or. L’opposition socialiste critiqua très fortement les conventions de Genève et c’est à partir de cette date que le conflit entre les deux grandes forces politiques de la première République prit des dimensions violentes et tragiques. Les deux grandes figures, Ignaz Seipel et Otto Bauer, qui devaient non seulement s’affronter au Parlement mais aussi dans la rue, par troupes interposées, allaient marquer les années 20 du mouvement ouvrier autrichien.
Le mouvement ouvrier de 1920 à 1927
Au lendemain de la guerre s’étaient formés en Autriche, à l’image des révolutions russe, hongroise et bavaroise, des conseils de soldats et des milices populaires. Aussi longtemps que les socialistes purent contrôler le nouvel appareil militaire, l’intégration de ces troupes dans la nouvelle armée se fit sans trop de difficultés. Mais lorsque le ministre chrétien-social Cari Vaugoin prit en main l’organisation de la défense du pays, le mouvement ouvrier adopta une attitude très réservée. A droite et à l’extrême-droite, des organisations paramilitaires, soutenues financièrement par les réactions bavaroise et hongroise, avaient été créées dès 1920 ou avaient pris la relève des unités de défense des frontières installées par les pouvoirs locaux immédiatement après le cessez-le-feu, On les désigna sous le nom de « Heimwehren ». Ce sont les « Heimwehren » qui devaient être les troupes de choc de l’austro-fascisme. Devant cette situation, les dirigeants du mouvement ouvrier constituèrent en 1923 une organisation armée parallèlement à l’armée officielle : le « Republikanischer Schutzbund ».
On ne peut omettre dans la description du mouvement ouvrier autrichien des années 20 et jusqu’à 1984 les réalisations de « Vienne la Rouge ». Le socialisme autrichien, souvent taxé à l’étranger de socialisme communal, fit de la capitale autrichienne une cité de grand renom. Les logements construits par la municipalité, sous la direction de Karl Seitz et de Hugo Breitner, furent des modèles de cités ouvrières pour l’Europe de l’entre-deux-guerres (64 000 logements construits entre 1923 et 1934). Ces cités ouvrières, et notamment le célèbre complexe « Karl-Marx-Hof » du quartier de Heiligenstadt, seront le théâtre des combats de février 1934. L’électrification du minimétro « Stadtbahn », la construction de dispensaires, la politique d’éducation ouvrière et populaire, autant d’éléments à inscrire à l’actif de la municipalité viennoise. L’entrée en vigueur, sur tout le territoire autrichien, de la réglementation concernant la protection et les droits des locataires devint l’un des chevaux de bataille des socialistes autrichiens dans la première décennie de la République.
Parallèlement à l’encadrement systématique de la classe ouvrière par les sociaux-démocrates se développait difficilement l’organisation du Parti communiste autrichien. Ce parti, hormis les événements du printemps 1919 (voir plus haut), ne joua aucun rôle important dans les premières années de la République. Jusqu’au troisième congrès à la fin de l’année 1919, il refusa résolument la démocratie parlementaire. Dans une brochure de l’époque, rédigée pour les cadres, on notera cette phrase : « Aussi longtemps qu’existent des conseils ouvriers ou toute autre possibilité d’activités prolétariennes révolutionnaires, nous n’avons pas besoin de la tribune parlementaire ». [1] A partir de 1919, l’organe du Parti Die rote Fahne (Le Drapeau rouge) paraît quotidiennement. A cette époque, le parti a environ 10 000 adhérents. A propos de l’« Internationale 2 ½ », dont l’un des fondateurs fut Friedrich Adler, les communistes autrichiens entrent en lice contre les sociaux-démocrates. L’austromarxisme est considéré comme une « théorie savante de la passivité et du capitalisme ». [2] Le Parti recommande à ses adhérents d’entrer dans l’armée pour faire contrepoids à l’influence réactionnaire. Les principaux dirigeants du P.C. autrichien jusqu’en 1925 sont P. Friedländer, F. Koritschoner, K. Toman, J. Frey et J. Koplenig qui, par la suite, dirigera le Parti pendant trente ans. Dès 1923, les conflits internes et les luttes de fractions affaibliront considérablement une organisation encore très jeune. En 1927, le Komintern prononce l’exclusion de Frey, qui fonde alors avec les militants de sa tendance un groupe trotskyste.
Depuis les élections de 1923, les sociaux-démocrates avaient senti monter leur puissance et croyaient arrivé l’instant où ils obtiendraient la majorité absolue au Parlement. En 1925, le Parti avait près de six cent mille adhérents. De nombreuses organisations sportives et culturelles lui permettaient d’atteindre des centaines de milliers de sympathisants. Au congrès de Linz, en 1926, un bilan très flatteur pouvait donc être tracé. Otto Bauer y mit en garde les militants contre « l’illusion des barricades ». L’Autriche étant à son avis un pays agricole, il lui paraissait impossible que le prolétariat y puisse conquérir une position de force. L’idée fondamentale était la suivante : la classe ouvrière doit conquérir le pouvoir par des moyens démocratiques, mais doit être prête à faire face à toute attaque ou à toute menace de la bourgeoisie. « Nous ne voulons pas la guerre, mais si l’autre nous attaque, il doit nous trouver armés et prêts à nous défendre ». [3] Cette théorie de l’action défensive trouvait parfaitement sa place dans le climat tendu de l’époque. Le congrès de Linz et les observations d’Otto Bauer devaient, dans l’esprit des dirigeants austromarxistes, préparer le mouvement ouvrier à l’affrontement désormais inéluctable avec la bourgeoisie depuis la lente fascisation de l’État autrichien.
Les événements de juillet 1927
Les événements de juillet 1927 marquèrent le début de la guerre civile en Autriche. Les combats de rue opposant les milices ouvrières et les organisations fascistes étaient devenus fréquents depuis les années 1924-1925. En janvier 1927, des militants de l’« Association des Anciens Combattants » (« Frontkämpfervereinigung ») tirèrent sur un défilé des milices ouvrières à Schattendorf. Un invalide et un enfant furent tués. Quelques mois plus tard, le 14 juillet, les accusés étaient acquittés. La réaction des ouvriers de Vienne fut, le lendemain, très violente. Dès six heures du matin, Die rote Fahne appelait à manifester. [4] Dans l’Arbeiter Zeitung, pas d’appel de ce genre, mais un éditorial très violent de son rédacteur en chef, Friedrich Austerlitz, où. l’on pouvait lire : « Les assassins d’ouvriers sont acquittés. Cet acquittement est indigne. Les travailleurs se trouvent placés en-dehors de la justice et du droit. » Austerlitz terminait cet éditorial en dénonçant la justice de classe et en indiquant que la classe ouvrière ne pouvait faire confiance au droit tel qu’il était rendu dans cet État. La présence des dirigeants communistes à la tête des manifestants qui commencèrent à défiler dès sept heures du matin sur le Ring n’a pu être exactement établie. Les rapports de police, bien sûr, signaleront, tout au long de cette journée, la présence d’agitateurs communistes. Quoi qu’il en soit, un fait est certain : le 15 juillet 1927, de fort bonne heure, les travailleurs du bâtiment et surtout les ouvriers des centrales électriques se mirent en grève pour protester contre les jugements rendus la veille. Puis ils décidèrent de marcher vers le centre de la ville, venant de Simmering ou de Florisdorf. Les dirigeants du Parti social-démocrate furent surpris. Il semble cependant qu’Austerlitz ait été mis au courant de cette action pendant la nuit, avant qu’il n’écrive son éditorial qui, cependant, n’appelait pas à la guerre civile ni à la rébellion armée contre le pouvoir bourgeois. A partir de huit heures, d’autres catégories d’ouvriers se joignirent aux manifestants, notamment les employés des trams et des services municipaux.
La suite des événements au cours de cette journée est connue : dans la matinée, affrontements avec la police sur le Ring, barricades, mise à sac du Palais de justice qui brûlera (en dépit de l’intervention du maire socialiste de Vienne, Karl Seitz), mise à sac de la rédaction de la Reichspost, organe des chrétiens-sociaux, de nombreux commissariats de police sont pris d’assaut par les manifestants, etc. Les milices ouvrières, le « Schutzbund » essayèrent d’intervenir sans succès. Finalement, la police et quelques imités de l’armée réprimèrent la révolte dans le sang. Le Parti social-démocrate, débordé, essaya tout au long de cette journée du 15 juillet de reprendre en main des militants et des troupes qui ne lui obéissaient plus. Des combats continuèrent à se dérouler le 16 et, après ces deux journées, le bilan des pertes de la classe ouvrière s’établit à 85 tués, 281 blessés et plus d’une centaine d’arrestations.
Vers une dictature de la droite. Le 12 février 1934
La révolte de 1927 devait, du côté du pouvoir et des forces de droite, provoquer une réaction dans le sens du renforcement de l’autorité. Des modifications furent apportées en 1929 à la constitution en revalorisant la position du président de la République, désormais élu au suffrage universel. Celui-ci devait nommer le chancelier et les ministres qui, jusqu’alors, avaient été purement et simplement élus par le Parlement ; d’autre part, il pouvait dissoudre l’Assemblée Nationale et promulguer des décrets-lois (Dollfuss profitera de cette situation en 1933). Les ligues fascistes « Heimwehren » devinrent les auxiliaires d’abord officieux puis officiels de la police. La démocratie devenait de plus en plus autoritaire et s’engageait dans une voie nettement fasciste. Aussi la confiance de la gauche dans les institutions parlementaires avait-elle progressivement disparu ; Karl Renner resta cependant, jusque dans les années 30, un partisan convaincu de la grande coalition. Les dernières élections libres de 1930 renfoncèrent la position des sociaux-démocrates. Avec 72 députés, ils constituaient le groupe parlementaire le plus important. En 1933, le gouvernement Dollfuss édicta les premières mesures d’interdiction contre les organisations la presse ouvrières et rechercha l’appui de Mussolini. En mars, le Parlement fut mis hors d’état de fonctionner et Dollfuss gouverna alors par décrets-lois, obligeant le président de la République Miklas à faire usage des nouveaux pouvoirs prévus par la réforme constitutionnelle de 1929. Le 15 octobre 1933, après que le « Schutzbund » eut été interdit, se tint à Vienne le dernier congrès du Parti social-démocrate. Les délégués réclamèrent une lutte accrue contre le danger fasciste et exigèrent du Parti le refus d’une politique de compromis. Dans ces derniers mois avant la guerre civile, un professeur catholique, Ernst Karl Winter, mit en garde les chrétiens-sociaux et Dollfuss contre une politique antiouvrière et antidémocratique. Dans une lettre adressée le 10 mars au président de la République Miklas, il s’exprimait ainsi : « Non seulement le Parti chrétien-social mais aussi le Parti social-démocrate ont absolument le droit d’être considérés aussi bien par le peuple que par le président de la République comme des partis nationaux. Particulièrement celui qui fait profession de conservatisme devrait se réjouir de l’intégration du marxisme dans les institutions démocratiques en Autriche, des réalisations du socialisme communal viennois connues dans le monde entier et du sentiment de responsabilité de l’opposition ». [5] Dans une autre lettre il condamnait le régime autoritaire et mettait en garde les nouveaux dirigeants contre un isolement à l’intérieur devant le danger nazi.
Les avertissements de ce catholique libéral et patriote n’eurent toutefois aucune influence sur la politique de Dollfuss à l’égard du mouvement ouvrier. C’est à une élimination complète des partis ouvriers que le dictateur autrichien pensait au début de l’année 1934. Le Parti communiste avait déjà été déclaré illégal l’année précédente et il s’agissait maintenant de trouver l’occasion d’interdire la social-démocratie. Le 12 février 1934, une banale mesure de contrôle des armes et des munitions par la police dans un foyer de travailleurs à Linz, en fait une provocation, déclencha l’insurrection. Les coups de feu échangés à Linz obligèrent la direction du Parti à décréter la grève générale, signal du soulèvement et de l’entrée en action des milices ouvrières interdites. Dans les faubourgs de Vienne, à Graz et en Haute-Au-triche, les combats durèrent du 12 au 16 février. II y eut plus de trois cents tués et plus de sept cents blessés. Le gouvernement Dollfuss interdit le parti et les syndicats, Otto Bauer et Julius Deutsch durent alors prendre le chemin de l’émigration. Karl Renner et Karl Seitz essayèrent de parvenir à un compromis et négocièrent sans succès avec le gouvernement. Les sociaux-démocrates restés en Autriche furent emprisonnés, envoyés dans des camps d’internement. Tentant enfin un apaisement, Dollfuss nomma Ernst-Karl Winter maire-adjoint de Vienne. Ce dernier s’aperçut rapidement des limites de ses « bons offices » : les chefs ouvriers ne lui retirèrent pas leur estime, mais lui firent comprendre nettement qu’ils refusaient de collaborer sous quelque forme que ce soit avec le régime. Ernst-Karl Winter en tira la conséquence et démissionna.
De la clandestinité à la Seconde Guerre mondiale. La fin de l’Autriche
Malgré l’interdiction du Parti et sa défaite, les militants socialistes et syndicalistes continuèrent la lutte dans la clandestinité. A Brno, Otto Bauer fonda le Bureau des sociaux-démocrates autrichiens à l’étranger. Dans la déclaration de principes, il précisa : « La bourgeoisie autrichienne a détruit elle-même la démocratie bourgeoise. Ainsi elle ne nous a laissé d’autre choix en Autriche qu’entre la dictature fasciste des capitalistes, des aristocrates et la dictature révolutionnaire des travailleurs de la ville et de la campagne. Nous luttons pour le pouvoir révolutionnaire des travailleurs et non pour remplacer une société de classes par une autre... ». [6] A l’intérieur du pays, dès février 1934, un groupe de militants créa l’organisation clandestine qui s’intitula « Mouvement des socialistes révolutionnaires autrichiens » reconnu ensuite par le Bureau à l’étranger, tandis que les dirigeants syndicalistes assumaient la responsabilité du mouvement clandestin des syndicats libres.
Quant aux communistes, ils s’étaient faits petit à petit dans la clandestinité les pionniers de l’austronationalisme. A vrai dire, ils avaient compris très rapidement que le danger immédiat venait de l’hitlérisme et qu’on ne pouvait lutter efficacement contre le nazisme qu’en formant et développant une conscience autrichienne dans la classe ouvrière, influencée si longtemps par la propagande pangermaniste des sociaux-démocrates. Le patriotisme autrichien prôné par les communistes n’avait toutefois rien de commun avec la mythologie de « l’Autriche éternelle » et de l’« homme autrichien » de l’austrofascisme. Les socialistes-révolutionnaires répugnaient (ce qui est fort compréhensible puisque l’idéologie qui avait servi à réprimer l’insurrection de février 1934 était celle de l’« Autriche éternelle ») à toute action ou propagande visant à exalter les valeurs autrichiennes.
Dans les derniers mois avant l’Anschluss, des négociations secrètes eurent lieu entre représentants des syndicats libres clandestins et membres du Front national pour envisager les possibilités d’une résistance populaire devant le danger d’annexion. Ces conversations se soldèrent par un échec, à la suite de l’attitude négative du chancelier Schuschnigg et des pressions des ministres « nationaux » de son gouvernement. Hitler n’avait plus rien à craindre alors de l’Autriche et pouvait envahir triomphalement le pays dans la nuit du 11 au 12 mars 1938. En frappant le mouvement ouvrier, le régime d’Engelbert Dollfuss et de Kurt von Schuschnigg avait ouvert la voie au national-socialisme.
La fin de l’Autriche en mars 1938 ne changea, guère le sort des militants socialistes ou communistes, mais la clandestinité ou l’exil qu’ils connaissaient depuis 1934 en faisaient des résistants plus avertis et plus prudents que certains catholiques persécutés par le nazisme. Les centres de l’exil changèrent : les socialistes-révolutionnaires et Otto Bauer, qui vivaient en Tchécoslovaquie, s’installèrent à Paris en 1938. C’est dans la capitale française que continua à être rédigé, en allemand, l’organe du mouvement, Der Kampf. C’est à Paris que mourut en juillet 1938 le théoricien de l’austromarxisme.
La Seconde Guerre mondiale. Le rétablissement de la démocratie en Autriche, 1945-1950
Les socialistes révolutionnaires et les communistes participèrent activement au mouvement antifasciste. Des dizaines de milliers de militants moururent dans les prisons ou les camps de concentration. En France, les militants communistes des groupes « Travail antiallemand » aidèrent la Résistance française à recueillir des informations sur le moral et sur les plans de l’armée allemande. Les chefs communistes avaient choisi soit l’exil de Moscou, soit la lutte armée au sein des bataillons de partisans. Les actions les plus marquantes et les plus spectaculaires furent sans aucun doute les combats des maquisards styriens en 1944, combats victorieux soutenus par des unités des partisans yougoslaves.
En avril 1945, lorsque la démocratie autrichienne fut rétablie — après plus de onze ans de fascisme — le mouvement ouvrier avait puissamment contribué à sa renaissance. Une idéologie du « renouveau social » de « la lutte anticapitaliste » allait galvaniser les volontés dans le redressement économique. Les populistes de cette époque, [7] où l’aile syndicale et ouvrière joua un rôle prédominant, découvraient même la révolution. Leopold Figl, leader de l’aile paysanne, chancelier de 1945 à 1950, alla jusqu’à déclarer en novembre 1945 que « l’Autriche de la Seconde République serait révolutionnaire ou ne serait pas ». [8] C’est en tenant compte de cet état d’esprit et de cette orientation qu’il faut comprendre le gouvernement provisoire d’avril-novembre 1945, gouvernement de concentration des trois forces politiques : populiste, socialiste et communiste. Les grandes banques et les industries-clés furent nationalisées dès juillet 1946 (mines, acier, transports et industrie électrique). Hais, à côté du secteur nationalisé par le gouvernement autrichien, subsistait le secteur socialisé par l’occupant soviétique, avant tout l’industrie du pétrole. Le gouvernement autrichien s’efforça de récupérer ce secteur et de le nationaliser. En vain, car les Soviétiques ne voulurent pas abandonner un terrain où ils exerçaient une influence non négligeable sur la politique des syndicats et sur l’orientation du mouvement ouvrier.
En avril 1945, une organisation syndicale nouvelle était née (Œ.G.B.) sous la direction de Johann Bœhm. Elle regroupait trois tendances organisées, celles des socialistes, des chrétiens et des communistes. Il faut noter que ces tendances ne furent jamais liées très étroitement aux appareils des partis, au moins en ce qui concerne les instructions et les directives syndicales. Bien sûr, il est évident, que les « permanents » d’une tendance sont souvent des « permanents » de l’un des trois partis, et chaque tendance essaie d’influencer de façon décisive l’orientation de son parti aux congrès et aux réunions des organes de direction. Mais l’histoire du mouvement syndical depuis 1945 a montré que l’interprétation : tendance = courroie de transmission du parti dans le syndicat était erronée. D’une part, les trois tendances ont très souvent pratiqué une politique unitaire ; d’autre part, elles ont su défendre une certaine indépendance syndicale face aux visées « impérialistes » des partis. Les syndicalistes socialistes étaient certes un élément essentiel du système du « Proporz » avant 1966, mais ils surent, même à cette époque, prendre leurs distances par rapport au parti lorsque cela était nécessaire. Précisément, la crise Olah, puis l’affaire Olah ont montré que les interventions de l’appareil social- démocrate dans l’organisation syndicale n’avaient pas forcément l’accord complet des militants de la tendance socialiste. Il en va de même pour la tendance chrétienne dont on sait que ses rapports avec le Parti populiste, et particulièrement l’organisation des travailleurs à l’intérieur de ce parti (Œ.A.A.B.), n’ont jamais été les meilleurs. Et, en 1968, l’affaire tchécoslovaque devait montrer que la tendance communiste n’était guère disposée à sacrifier l’unité syndicale pour suivre le parti dans l’isolement de plus en plus grandissant que ce dernier connut après être revenu sur ses prises de position de sympathie au mouvement du « printemps de Prague ». Il convient de noter toutefois que la politique officielle des syndicats a été et est encore celle de la plus forte tendance, la tendance socialiste. Il s’agit d’une politique de négociations d’accords avec le patronat, dans le style et selon l’idéologie de la « Sozialpartnerschaft » (collaboration des partenaires sociaux), telle qu’elle est pratiquée en Allemagne fédérale ou en Angleterre. La grève reste l’arme ultime, à laquelle ont recours les syndicats lorsque le patronat ou l’État refusent de négocier. Sans vouloir avancer des chiffres, on peut toutefois affirmer que le nombre des accords paritaires depuis 1945 est de loin supérieur au nombre des journées de grève depuis la même date.
L’unité syndicale exposée ci-dessus passa toutefois par des périodes très critiques. Le mouvement ouvrier autrichien connut avec les grèves de septembre-octobre 1950 ses dissensions les plus graves. On vit s’affronter violemment les syndicalistes entre eux, et la méfiance réciproque entre les trois tendances devint alors de rigueur dans la Confédération.
L’histoire des événements de septembre-octobre 1950 reste difficile à établir aujourd’hui encore, plus de vingt ans après. On ne dispose guère d’études détaillées sur les tenants et les aboutissants des grèves. S’est-il agi d’une tentative de putsch communiste, comme l’affirme la théorie la plus répandue ? S’est-il agi d’un mouvement spontané de mécontentement, repris en main et canalisé par les communistes ? Un fait est certain : les mouvements de grève de septembre-octobre 1950 furent provoqués par le quatrième accord salaires-prix. Des revendications salariales avaient été posées pendant l’été 1950 dans beaucoup d’usines de fabrication de matériel électrique et de matériel de transport. D’autre part, les subventions pour les céréales accordées aux paysans et aux fabricants de pain avaient été considérablement réduites, ce qui devait entraîner une augmentation du prix du pain. Les négociations étaient donc très dures et les représentants syndicaux, essentiellement des socialistes, liaient le problème des subventions à celui des augmentations de salaire. La Volksstimme, le journal communiste, en donnant des informations régulières et systématiques sur ces négociations, ne pouvait que renforcer et développer l’inquiétude des travailleurs. Les négociations menées en secret et l’accord conclu sans que l’opinion publique soit informée fournissaient aux communistes l’avantage de critiques pertinentes. Les grèves éclatèrent d’abord en Haute-Autriche, dans les aciéries de Linz. Il est certain que les communistes et les délégués syndicaux de l’Union des Indépendants surent profiter du mécontentement. Le 26 septembre, la grève gagna la Basse-Autriche et Vienne. Et c’est ce jour-là qu’eurent lieu à Vienne les manifestations antigouvernementales et la marche sur la chancellerie. Les manifestants avaient-ils vraiment l’intention de s’emparer du pouvoir avec l’aide des troupes soviétiques ? Cela semble douteux, vu le nombre finalement assez restreint de manifestants devant la chancellerie et vu l’attitude certes passive, voire sympathisante, mais finalement assez mesurée de l’occupant soviétique à cette date à Vienne. Ce n’est que plus tard, avec les occupations d’usines par les militants communistes, que les Soviétiques intervinrent à plusieurs reprises pour empêcher la gendarmerie autrichienne d’expulser les grévistes. Et c’est dès lors seulement qu’on peut parler d’une activité communiste visant à provoquer la démission ou le renversement du gouvernement en place. Petit à petit, les fronts se durcirent et de violents accrochages mirent aux prises grévistes communistes et non-grévistes socialistes. Les communistes organisèrent le 30 septembre une conférence nationale des délégués d’entreprise à Florisdorf, sans grand succès toutefois. Cette conférence exigea la fin de la montée des prix, pas de dévaluation et une augmentation des salaires du double de celle qui était prévue dans l’accord. Un ultimatum était posé au gouvernement le 3 octobre. Après cette date, s’il n’y avait pas satisfaction des revendications, un mot d’ordre de grève générale serait lancé. Le gouvernement ne céda point et des heurts violents se produisirent, une fois le délai passé, entre des syndicalistes socialistes conduits par Franz Olah, à l’époque dirigeant des syndicats du bâtiment, et des syndicalistes communistes. Le 5 octobre, la grève fut « liquidée » et l’audience des communistes baissa sensiblement dans le mouvement ouvrier, en dépit d’un pourcentage appréciable de voix aux élections présidentielles de 1951. Désormais, l’opposition social- démocratie-communisme allait marquer pour de longues années l’histoire du mouvement ouvrier.
Réformes sociales sous la Seconde République
Dans le domaine des lois sociales, la Seconde République a repris et complété l’œuvre de Ferdinand Hanusch de 1918-1920. Les réformes furent réalisées essentiellement à partir de 1954. Mais ce n’est qu’en 1956 qu’entra en vigueur la loi sur la Sécurité sociale qui permettait une simplification et une coordination des différents systèmes d’assurances sociales et de caisses de retraite existant auparavant. Une législation sur le temps de travail et les rémunérations des apprentis ainsi qu’une nouvelle loi sur la « Chambre des ouvriers et employés » (Arbeiterkammer) furent les principaux acquis des années 50 pour le mouvement ouvrier. Cette dernière institution peut être pratiquement considérée comme un organe consultatif pour tout ce qui concerne les intérêts des salariés. Les « Chambres des ouvriers et employés » sont présentes dans toutes les provinces de la République, tout comme les Chambres de commerce ou les Chambres d’agriculture. Elles donnent leur avis sur toutes les lois et les décisions de l’État concernant les intérêts des salariés. Leur intervention ne lie en aucun cas l’État dans ses décisions. Ces Chambres avaient été créées par le père de la législation sociale autrichienne, Ferdinand Hanusch, en 1920. A la tête de chaque Chambre est placé le président, élu par les « conseillers » (Kammerräte), eux-mêmes élus par les salariés selon trois collèges. Les élections de ces conseillers ont lieu tous les ans. Et les conseillers qui forment rassemblée générale de la Chambre élisent également un comité directeur. Ce comité directeur est assisté pour les tâches d’exécution par un secrétariat (Kammeramt). Les cotisations sont prélevées directement sur les salaires tout comme les cotisations syndicales et l’impôt sur le culte. Un secrétariat permanent pour la coordination des différentes Chambres provinciales est installé à Vienne (Arbeiterkammertag). Son président est le président de la Chambre de Vienne. Que font alors les syndicats et quelles sont leurs fonctions face à ces Chambres ?
Les syndicats, reconnus et encouragés par l’État dans leurs activités au sein des entreprises, restent une organisation privée à laquelle les salariés sont libres d’appartenir ou de ne pas appartenir. De plus, ils forment une organisation de combat et leur mission est de défendre les intérêts des salariés face au patronat. Ce sont les syndicats donc et non les « Chambres des ouvriers et employés » qui négocient les accords paritaires d’augmentation de salaire ou de réduction du temps de travail. Par contre, les Chambres sont des organes créés par l’État, chargés de gérer, de représenter dans les commissions installées par l’État et dans le domaine de la formation professionnelle les intérêts des catégories de salariés que l’État, par une loi, considère comme membres de ces Chambres.
Il s’agit au fond de distinctions purement théoriques et formelles. Une analyse sociologique détaillée montrerait l’étroit enchevêtrement des activités des syndicats et des Chambres. Syndicats et Chambres peuvent être pratiquement considérés comme les deux facettes d’un même groupe de pression dans la vie politique.
Les années 50 furent marquées, dans l’histoire de la législation sociale, par un élargissement des indemnités de chômage aux travailleurs agricoles et aux travailleurs étrangers. La main-d’œuvre étrangère, d’ailleurs, ne commença à être requise très largement qu’à la suite de l’accord Raab-Olah du 19 janvier 1962. Au cours de cette même année, les conflits sociaux qu’on avait oubliés depuis longtemps gagnèrent tout le pays et la disparité prix-salaires alla s’accentuant. Le gouvernement de coalition s’efforça d’enrayer la montée des prix par une politique systématique de subventions ou de crédits très favorable aux commerçants et aux paysans. Les syndicats obtinrent toutefois une sensible amélioration des salaires prévus par les conventions collectives. L’âge de la retraite fut ramené à soixante ans pour les hommes, à cinquante-cinq ans pour les femmes.
Les partis ouvriers depuis 1963
En 1963, l’année du 75e anniversaire de sa fondation, le Parti socialiste fut traversé par une crise très profonde et très violente. Le ministre de l’intérieur de l’époque, Franz Olah, populaire dirigeant des syndicats, champion de l’anticommunisme depuis les événements de septembre-octobre 1950, avait, depuis qu’il était en fonctions, pratiqué une politique de nettoyage systématique des cadres de la police et de la sécurité. Il avait particulièrement dénoncé les méthodes de son prédécesseur, Joseph Afritsch, un socialiste comme lui. Mais plusieurs cas montrèrent qu’Olah avait finalement transformé l’appareil policier en un instrument puissant, personnel et menaçant même pour les institutions démocratiques, vu le passé et les activités « au bord de la légalité » du ministre. Une expertise psychiatrique révéla qu’Olah ne jouissait pas de toutes ses facultés mentales, et le parti l’obligea à se démettre de ses fonctions de ministre. Les amis d’Olah protestèrent, particulièrement les travailleurs du bâtiment et de la métallurgie. Ces derniers firent littéralement le siège du secrétariat général à Vienne et déclenchèrent de nombreuses grèves en province. Franz Olah fut exclu du parti. Il créa alors une organisation qui n’eut guère de succès aux élections générales de mars 1966, mais qui handicapa lourdement la social-démocratie. Le Parti démocrate-progressiste, le parti d’Olah, n’est représenté qu’à l’Assemblée régionale de Vienne.
En 1966 la social-démocratie, qui avait toujours formé un gouvernement de grande coalition avec les populistes depuis 1945, subit une sévère défaite et entra dans l’opposition. Un an plus tard, le chef du Parti, Bruno Pittermann, fut remplacé par Bruno Kreisky.
Ce dernier ne cacha point son désir de faire de la social-démocratie autrichienne un parti à l’image de la social-démocratie allemande ou suédoise, et c’est effectivement sous sa direction que le Parti cessa d’être un parti de classe pour s’apparenter à un type de parti populaire. En 1969, à la suite d’une consultation populaire, le parti réussit à faire passer une loi sur la diminution progressive du temps de travail et l’introduction par étapes de la semaine de 40 heures. En mars 1970, le parti remporta les élections et forma un gouvernement homogène ne disposant que d’une majorité relative au parlement.
Le Parti communiste, qui fut représenté au parlement par trois à cinq députés jusqu’en 1959, a vu son influence décliner et ses députés perdre leurs sièges. La fidélité absolue à l’Union Soviétique y compris au stalinisme ne lui permirent guère de prendre de l’ampleur et de se développer, malgré une politique très nationale. Les événements de Hongrie de 1956 provoquèrent une crise, mais aucun changement important n’en résulta dans les organes directeurs. Ce n’est qu’à partir de 1958 que les retombées du XXe congrès du P.C. soviétique se firent sentir dans le P.C. autrichien. L’affirmation d’une voie pacifique et démocratique menant au socialisme fut reprise dans les années soixante et, petit à petit, se dessina l’image d’un, parti petit, certes, mais dynamique, soucieux, tout comme les Italiens, d’un renouveau dans le monde communiste occidental. Ernst Fischer, Franz Marek, Theodor Prager contribuèrent largement à cet « aggiornamento » qui, en 1965, s’accompagna d’un renouveau sensible dans l’appareil. Johann Koplenig, qui prit sa retraite, fut remplacé à la tête de l’organisation par Franz Muhri, un militant plus jeune, plus sensible aux idées d’ouverture et de renouveau que la vieille garde de 1945. Un changement de générations eut effectivement lieu dans l’appareil, le parti retrouvait une seconde jeunesse et l’évolution en Autriche pouvait encore lui permettre d’espérer des succès. Ce renouveau eut, semble-t-il, un effet contraire, le parti perdit des sièges dans les assemblées régionales et les municipalités. Aux élections de 1966, à l’exception de Franz Muhri, il n’y eut pas de candidats communistes, le parti recommandant de voter pour les socialistes. Lorsque Alexander Dubcek, Josef Smrkowski et leurs camarades tentèrent l’expérience de renouveau du communisme en Tchécoslovaquie, ils furent fortement aidés et soutenus par les militants autrichiens. Pour Fischer, Marek et bien d’autres, l’évolution en Tchécoslovaquie devait avoir sur le mouvement communiste en Occident des effets bénéfiques. L’intervention soviétique en Tchécoslovaquie entraîna d’abord de la part des communistes autrichiens des prises de position fermes et sans équivoque en faveur des réalisations et des hommes du « printemps (le Prague ». Mais petit à petit le processus de « normalisation » permit aux éléments orthodoxes de reprendre le dessus et le parti perdit un grand nombre de militants et de sympathies.
Bilan
S’il fallait maintenant tracer un bilan de l’histoire du mouvement ouvrier autrichien et en même temps esquisser la voie où s’engage ce mouvement au seuil d’une nouvelle décennie, on serait amené à faire les remarques suivantes. Le mouvement ouvrier autrichien avec ses traditions et son passé, que le capitalisme moderne n’a pas réussi à enterrer, ne connaît pratiquement pas le phénomène du gauchisme, comme les autres mouvements en Italie, en R.F.A. ou en France. La puissance des appareils politiques et syndicaux étouffe la contestation ; d’autre part, la lutte des classes, en apparence disparue pour certains, se retrouve très nettement dans le système politique, dans cette mentalité des « deux camps » : le camp « noir » de la bourgeoisie et le camp « rouge » des travailleurs, les deux camps ayant été unis devant les occupants et soudés l’un à l’autre par le traumatisme de la guerre civile. C’est ce qui explique pourquoi les notions de « classe ouvrière », de « mouvement ouvrier » qui, à l’état latent, sont encore vécues comme termes de combat, n’ont pas été soumises à une réflexion approfondie. Certes, la social-démocratie et les syndicats se sont efforcés, à l’aide d’une sociologie empirique et en raison du traumatisme cité plus haut, d’intégrer le plus efficacement possible le mouvement ouvrier dans le système politique (le résultat de cette intégration étant ce système de partage de l’État appelé « Proporz »). Mais précisément, cette « intégration » n’a pas permis la redéfinition du concept de classe. Bien au contraire, la social-démocratie, en pratiquant un ouvriérisme diffus, a souvent heurté les intellectuels progressistes. Le Parti communiste, avec une autre base de départ et une évolution bien différente, est arrivé cependant au même résultat.
Faut-il en conclure alors que le mouvement ouvrier autrichien s’est coupé des éléments critiques indispensables à sa redéfinition et par là-même à sa continuité ? Rien ne permet pour l’instant de répondre définitivement par oui ou par non. On peut simplement affirmer que le mécanisme dialectique recréant le concept risque d’être bloqué (comme l’a souvent montré l’histoire des idées en Autriche) par ce que Hegel appelait : « la fuite devant lé Fini », Mais c’est peut-être précisément cette subjectivité absolue qui encouragera le lecteur critique à rechercher dans le bilan actuel les linéaments du mouvement ouvrier autrichien de demain.