WEILL Jeanne dite Dick May

Par Mélanie Fabre

Née le 3 août 1859 à Alger (Algérie), mort en 1925 ; intellectuelle qui s’est consacrée à la question sociale ; dreyfusarde.

Obtenue par Patrick Dombrowsky auprès de sa famille

Dick May, de son vrai nom Jeanne Weill, est née à Alger le 3 août 1859. Elle est le troisième enfant de Michel Aron Weill, grand-rabbin du consistoire algérien. La mère de Jeanne, Henriette Weill, est la cousine germaine de Karl Marx. D’après une déclaration en 1898, c’est ce cousinage embarrassant que ses parents lui avait longtemps caché qui aurait poussé Dick May à s’intéresser aux œuvres de son cousin, et, par extension, aux sciences sociales naissantes, dans lesquelles elle joue un rôle certain.
Après avoir habité un temps en Algérie, les Weill, tous deux originaires d’Alsace, retournèrent à Sélestat, jusqu’à ce que la guerre franco-prussienne pousse la famille à opter pour la nationalité française et à rejoindre Paris où Dick May passa sa vie d’adulte.
Alors que son grand frère, Édouard, suit des études d’avocat et que son cadet, Georges Weil , devint un important historien après une thèse sur le saint-simonisme, Dick May ne fit pas d’études. Il semble que la figure écrasante de son père ait été à l’origine de l’étouffement de ses aspirations. C’est en effet à la mort de son père, en 1889, que Dick May apparut publiquement sous son pseudonyme, qu’elle ne quitta plus pour le reste de sa vie.
Dick May réalisa sa première apparition en signant l’introduction aux Études politiques et littéraires du comte de Chambrun, publiées six mois après la mort de son père. Chambrun, rallié à la République et « converti » à l’économie sociale à la fin de sa vie, employait Dick May comme secrétaire personnelle à la fin des années 1890. Elle devint son amie proche et parla de lui avec une grande affection. C’est sans aucun doute par lui qu’elle se passionna pour la question sociale et participa, en 1894, à l’aventure du Musée social dont il fut le mécène. Le but de cette association d’utilité publique fut de promouvoir les oeuvres de progrès social et notamment les initiatives de philanthropie industrielle ainsi que de mener des enquêtes dans les classes populaires.
Cependant, si elle y joua un rôle non négligeable – en témoigne la correspondance croisée entre Chambrun, Lavisse et Dick May, celle-ci se dissocia progressivement de l’institution, lui reprochant de ne pas être capable de mener véritablement « l’enseignement social » qu’elle appellait de ses vœux. C’est sous cette formule que Dick May publia en 1896 un essai dans lequel elle définit son idéal de transmission des sciences sociales au plus grand nombre en dehors des chapelles idéologiques. Le but de cet enseignement social était de trouver, concrètement, des solutions à la question sociale. C’est dans cet esprit que, fin 1895, Dick May quitta le Musée social pour fonder, avec son ami Théodore Funck-Brentano, le Collège libre des Sciences sociales (CLSS), dont elle espèrait qu’il rempliait mieux le rôle pédagogique que le Musée social avait, selon elle, abandonné.
La particularité du CLSS est sans aucun doute son éclectisme. Si le Musée social restait aux mains des leplaysiens, le CLSS accueillait certains représentants de ce mouvement pour des conférences – Delaire, Du Maroussem, Dufourmantelle -, mais il donna aussi la parole à des catholiques sociaux comme l’abbé Pascal, à des partisans de l’orthodoxie libérale comme Guyot et, initiative novatrice, à des socialistes, à l’instar de Rouanet et Renard.
L’affaire Dreyfus marque un tournant dans les engagements publics de Dick May qui apposa son nom à l’Appel à l’Union en janvier 1899 et s’engagea dans les combats des intellectuels de la fin du siècle en signant une tribune contre les lois scélérates dans la Revue socialiste et en appelant, au nom de la Revue des revues, à l’abolition de la peine de mort en ces circonstances où l’iniquité de la justice d’État était si crûment mise en lumière.
L’année 1899 fut aussi celle de la fondation par Dick May, au sein du CLSS, de deux nouvelles sections : l’École de journalisme (devenue l’actuelle ESJ Paris) et l’École de morale. L’École de journalisme est la première créée en France. Elle se voulait une réponse à la dépravation de la presse révélée par le Panama et l’Affaire. La presse n’était-elle pas le quatrième pouvoir indispensable dans une démocratie ? Comment expliquer, dès lors, que ces instituteurs populaires qu’étaient les journalistes ne disposaient pas d’une formation adéquate ? Cependant, l’initiative fit polémique et était loin d’être saluée unanimement par la presse. L’École de morale, quant à elle, réagit à la « crise morale » que traversait la France en cette année de remous politiques et de poussée nationaliste et antisémite.
En 1900, Dick May détacha ces deux jeunes sections du CLSS pour fonder une nouvelle institution concurrente, l’École des Hautes Études sociales (EHES). Si elle quitta le CLSS, qui continua de fonctionner sans elle, c’est parce qu’elle estimait que ses enseignements ne sont pas assez directement pratiques : l’heure n’est plus à la théorie, elle est à l’action. L’EHES, dans le même esprit que le CLSS, vit se côtoyer des personnalités de tous bords politiques intéressées par la question sociale. L’école fut très proche du mouvement des universités populaires (UP) dont elle envisageait de former les orateurs. Elle fut patronnée par Duclaux, Boutroux, Alcan et Croiset et constitua un véritable laboratoire du dreyfusisme.
Dick May fut alors membre de la Société des Universités populaires (UP) qu’elle abrita dans les locaux de l’EHES. Elle fonda d’ailleurs, en 1901, l’UP du XIIIe arrondissement de Paris intitulée « La Solidarité ». On retrouva parmi les conférenciers Duclaux, Buisson, Seignobos, Hauser, Gide : autant de collaborateurs du CLSS puis de l’EHES. Plusieurs d’entre eux avaient aussi participé au Congrès international de l’enseignement des sciences sociales organisé par Dick May du 30 juillet au 4 août 1900, à l’occasion de l’exposition universelle. Le but de ce congrès fut de permettre à des penseurs de toutes nationalités de réfléchir à l’enseignement social à mettre en place par-delà les frontières pour lutter efficacement contre les iniquités sociales. Ce congrès international, qui devait être le premier d’une longue série, ne fut pas suivi par d’autres, au grand désespoir de Dick May.
Comment une femme, a fortiori non-diplômée, réussit-elle à se faire une telle place dans l’univers intellectuel de la Belle Époque ? Les relations de Dick May avec Alfred Croiset, doyen de la faculté des lettres, ne furent sans doute pas sans lien avec sa réussite. En effet, Dick May et Croiset semblent avoir entretenu une liaison depuis le milieu ou à la fin des années 1890 jusqu’à la mort de Croiset, en 1923. Autodidacte dans un milieu d’intellectuels diplômés, femme libre transgressant les normes de genre – elle est souvent décrite comme une bohémienne dans le quartier latin - Dick May contrevint donc aussi aux règles matrimoniales en entretenant une liaison avec Croiset après son veuvage. Serait-elle pour autant féministe ? La réponse est ambiguë. Sa littérature – car Dick May publie régulièrement des œuvres de fiction dans la presse – révèle sans aucun doute une fascination pour la femme forte, intelligente et indépendante. Cependant, Dick May était très peu insérée dans les réseaux féministes et ne laissait presque pas de place aux femmes dans ses institutions d’enseignement.
Proche de Auguste Keufer et Marcel Martinet les syndicalistes, du couple Renard et des Fournière, militants socialistes, de Joseph Reinach l’opportuniste, de Lanessan et Strauss les radicaux, d’Henriette et Jean Brunhes les catholiques sociaux, de Charles Péguy le socialiste non socialiste, de Chambrun le tenant du paternalisme industriel, de Croiset le solidariste, Dick May, par sa sociabilité, est un bon exemple de la nébuleuse réformatrice qui réunit des hommes de tous partis.
Elle tira aussi partie des talents de son frère, Georges Weill, qui intervient dans les institutions qu’elle fonda. Malheureusement, si les sources révèlent une certaine proximité entre Dick May et son frère, elles ne permettent pas vraiment d’éclairer la nature de la relation intellectuelle qu’ils établirent. Ce qui est sûr, c’est que, nés dans une famille très pratiquante, l’un comme l’autre s’éloignèrent du judaïsme pour adhérer en partie à la libre pensée et au socialisme. Un socialisme très teinté de solidarisme chez Dick May pénétrée de l’idée d’un devoir social des élites et hostile à toute pensée révolutionnaire.
L’éclectisme du réseau de Dick May se retrouva dans Athéna, la revue qu’elle fonda en 1910 et qui produisit une vingtaine de numéros pendant deux ans. Cette feuille fut en partie une émanation des conférences à l’EHES.
Proche de l’idéal pacifiste avant-guerre, Dick May adhéra pourtant largement, en 1914, à la culture de guerre. Elle fonda une œuvre de soutien aux orphelins de la guerre, « l’Orphelinat des Armées », qui fit l’objet d’une très vive controverse lors de la journée nationale de levée de fonds prévue le 20 juin 1915. Patronnée par tous les ministres du gouvernement Viviani dit d’ « Union sacrée », l’oeuvre était considérée par Barrès, qui l’attaqua dans l’Écho de Paris, comme le bras armé d’un gouvernement radical-socialiste qui, après avoir séparé l’Église de l’État, retiré les crucifix des écoles, chercha désormais à accaparer l’âme des orphelins catholiques pour les former dans la libre-pensée. La polémique à caractère profondément antisémite se déchaîne contre Dick May présentée comme la tête pensante d’une grande entreprise judéo-maçonnique. C’est, dans une certaine mesure, tous les thèmes de l’Affaire qui se rejouaient.
Pourtant, à l’image du CLSS, de l’EHES et de la Solidarité du XIIIe, l’Orphelinat des Armées était une initiative d’avant-garde éducative et de tolérance ouverte à toutes les confessions religieuses et à toutes les sensibilités politiques. De plus, comme dans ses précédentes entreprises, Dick May insista sur l’importance de l’initiative privée pour guider les décisions étatiques et servir de modèle audacieux à un État qu’elle estimait omnipotent et misonéiste. C’est sa tendance libertaire qui parlait.
Mais le dynamisme sans borne de Dick May ne désarma pas face à la polémique de la Grande Guerre. Méfiante envers la Société des Nations qui se profilait et qu’elle estimait être à la solde des intérêts anglais, elle créa l’Union latine qui réunissait les nations méditerranéennes par la valorisation de leur culture commune. Une fois encore, c’est bien la culture et l’éducation qui apparaissaient à Dick May comme la seule solution pour construire une paix durable.
Très affectée par la mort de sa mère en 1919, avec qui elle partageait sa vie depuis sa naissance, abattue par celle de son compagnon de lutte Alfred Croiset en 1923, Dick May trouva la mort, deux ans plus tard, lors d’une chute vertigineuse dans les Alpes. Elle réalisait alors une randonnée solitaire dans ces montagnes qu’elle affectionnait tant. L’hypothèse du suicide ne peut être écartée malgré l’optimisme qui semblait avoir caractérisé Dick May pendant toutes ces années, elle qui disait que l’optimisme est le catalyseur le plus sûr de l’action.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article203772, notice WEILL Jeanne dite Dick May par Mélanie Fabre, version mise en ligne le 25 mai 2018, dernière modification le 23 novembre 2022.

Par Mélanie Fabre

Obtenue par Patrick Dombrowsky auprès de sa famille

SOURCES : Christophe Prochasson, « Dick May et le social », in Colette Chambelland (dir.), Le Musée social en son temps, Paris, Presses de l’École Normale Supérieure, 1998, 402 p., p.43-58 . — Patrick Dombrowsky, Cent ans d’enseignement supérieur. Le groupe École Supérieure de Journalisme, École des Hautes Études Politiques, École des Hautes Études Internationales, Paris, brochure disponible auprès des Écoles, 2000, 128 p. — Vincent Goulet, « ’’Transformer la société par l’enseignement social’’. La trajectoire de Dick May, entre littérature, sociologie et journalisme », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, 2008/2 (n° 19), p.117-142. — Vincent Goulet, « Dick May et la première école de journalisme en France. Entre réforme sociale et professionnalisation », Question de communication, n° 16, 2009, p.27-44. — Sarah AL-MATARY, « Péguy et Dick May. Littérature et sciences sociales en partage », dossier « Péguy et les femmes I » , L’Amitié Charles Péguy, 39ème année, janvier-mars 2016, n°153, p.71-85. — Mélanie Fabre, « Charité privée ou assistance publique ? Dick May et son Orphelinat des armées au coeur des controverses », actes du colloque Assurance, Assistance et Prévoyance dans la Grande Guerre, dir. Raymond Dartevelle et Nelly Hissung-Convert tenu le 17 et 18 janvier 2018 à l’INHA (label des manifestations scientifiques de la Mission du centenaire 14-18), à paraître. — Mélanie Fabre, Dick May (1859-1925), une femme à l’avant-garde d’un nouveau siècle, à paraître aux Presses universitaires de Rennes, prolongement du mémoire lauréat du prix de la Fondation Jean-Jaurès.
(Entretien filmé à ce sujet avec Vincent Duclert : https://jean-jaures.org/nos-productions/dick-may-et-la-premiere-ecole-de-journalisme-en-france-un- laboratoire-du-dreyfusisme)

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