Aubigny-en-Artois (Pas-de-Calais), 21 - 22 mai 1940

Par Dominique Tantin, Frédéric Stévenot

Dans cette commune du Pas-de-Calais, les 21 et 22 mai 1940, des Waffen-SS de la division Totenkopf massacrèrent 92 civils.

Monument commémoratif
Monument commémoratif
Crédit : MémorialGenWeb

Situé à vingt kilomètres au nord-ouest d’Arras, Aubigny-en-Artois comptait alors environ 900 habitants.

Le massacre se produisit au cours de la première phase de l’invasion de la France. La percée des Allemands dans les Ardennes (10-14 mai) fut suivie d’une offensive fulgurante des Panzers jusqu’à la Manche atteinte le 20 mai à Abbeville, coupant en deux le dispositif allié et isolant les forces franco-britanniques en Belgique et dans le Nord-Pas-de-Calais. Les troupes franco-britanniques tentèrent une contre-offensive afin de couper l’axe de progression de la Wehrmacht et rétablir la liaison nord-sud. Parmi les unités qui résistèrent à cette contre-offensive au sud d’Arras figurait la SS-Totenkopf-Division. Le 21 mai, à Aubigny-en-Artois, le 3e bataillon du 3e régiment d’infanterie de la SS-Totenkopf-Division fut mis en difficulté par les chars britanniques Matilda et un détachement de la 2e division légère mécanique (DLM) française. Un détachement de la SS-Totenkopf-Division dans lequel se trouvait le commandant de la division, le SS-Gruppenführer Eicke, contourna la localité et laissa au SS-Infanterie-Regiment 1 la mission de s’emparer du village.

D’après Jacqueline Duhem, une avant-garde motorisée puis des blindés passèrent dans le village, avant le gros de la troupe. « Sur leur chemin, ils ont déjà incendié des meules et, tout de suite, les scènes d’horreur commencent. Les soldats lancent des grenades et tirent dans les cours des fermes dont certaines sont la proie des flammes/ Les tueries commencent […] : ils font sortir de force hommes, femmes et enfants et fusillent à tour de bras. Un réfugié de dix-sept ans, Paul Davière, voit son père s’affaisser dans un fossé pour échapper aux balles. Le croyant mort, fou de douleur, l’adolescent se met à gesticuler, ce qui provoque une réaction des militaires, qui, avec une cruauté sans nom, le pendent sous les yeux de sa mère… ». Au terme de cette première journée, on dénombre sept victimes, mais dans son rapport du 18 juillet 1945, le maire pense que d’autres auraient été emmenées plus loin, enfouies ou incinérées, et avance le nombre de vingt-cinq hommes.

« Au milieu de l’après-midi (du 21), raconte l’un des survivants, une patrouille allemande pénètre dans l’habitation. Les soldats sont furieux. Ils font sortir tous les gens dans la cour, séparent les hommes des femmes. Ce ne sont que pleurs et lamentations, mais tout ne fait que commencer. Les dix hommes sont partagés en deux groupes. (…) Très rapidement les Allemands s’approchent du premier groupe et l’exécution commence. M. Molin supplie les Allemands pour ses enfants. Il tombe, M. Dellali est tué. Le fils de M. Molin et le jeune Bizet s’affaissent. M. Leroux tombe à son tour, se redresse. Il est achevé. Les barbares s’avancent alors vers nous. Mes malheureux voisins sont exécutés. Je suis le dernier. L’arme est braquée vers moi, mais je suis inconscient… Je ne peux plus penser. Le coup part, je tombe, je suis touché, je sens le sang qui coule sur mon corps mais je ne suis pas mort. Je fais donc le mort. J’ai, alors que le coup partait, effectué un mouvement de rotation qui m’a sauvé la vie. La balle est entrée sous les côtes et elle est sortie par le dos, n’atteignant aucun organe vital. Il ne faut pas bouger car le sort de M. Leroux m’a servi d’exemple. Les soldats s’éloignent, je pense à me relever et à quitter la proximité du chemin qui me semble dangereuse, lorsqu’une nouvelle patrouille survient. Je reçois quelques coups de pied et je fais toujours le mort. Après leur départ, une patrouille de side-cars s’arrête, les hommes nous regardent et repartent aussitôt… » (témoignage de M. Wanwalleghem, in Jean-Luc Leleu, « La division SS-Totenkopf face à la population civile du Nord de la France en mai 1940 », Revue du Nord, op. cit.).

Le lendemain, toujours selon J. Duhem, « des soldats reviennent, pénètrent dans les maisons et fouillent les placards à la recherche de « francs-tireurs » ou de soldats anglais. En effet, des combats se déroulent à la gare : une demi-douzaine de soldats britanniques y sont retranchés et luttent farouchement. Ils seront tués sur place. Mais cette résistance attise la fureur des militaires allemands qui commencent à rafler des hommes, pour la plupart des réfugiés, et à les aligner contre des murs pour les exécuter. C’est le cas près du passage à niveau : au moment où les otages vont être fusillés par deux soldats, un avion britannique en difficulté […] lâche une bombe qui tue net les deux Allemands et blesse cinq civils. […] ». Des femmes et des enfants furent alors capturés et restèrent enfermés dans une habitation avant d’être libérés vers 17 h. « Environ soixante-dix hommes sont enfermés dans une cour de ferme, près du passage à niveau, d’où quelques-uns s’échappent. Le reste du groupe y reste […] avant d’être amené dans une petite clairière d’un four à chaux, situé à une centaine de mètres.
L’unité qui se livra au massacre était un détachement du SS-Infanterie-Regiment 1, en présence du commandant de la division, le SS-Gruppenführer Eicke, de retour à Aubigny. Eicke imposait une discipline de fer à ces hommes. Il ne peut donc pas s’agir d’excès commis dans le feu de l’action par peur de francs-tireurs par exemple, mais d’un massacre commis sur ordre et de sang-froid. Dans la matinée, les soldats perquisitionnèrent des maisons, rassemblèrent des habitants, et désignèrent 64 hommes de 16 à 73 ans. Dans l’après-midi, ces otages furent conduits dans une carrière et fauchés par des tirs de mitrailleuses, puis enterrés sur place avec des civils tués dans le village. Selon les sources exploitées par Jean-Luc Leleu, un jeune homme de 17 ans fut pendu dans le village.

Le 24 mai, des civils furent réquisitionnés pour ramasser les corps disséminés dans le village.Selon J. Duhem, « les corps de trois femmes sont inhumés au cimetière communal, mais dix-huit hommes sont amenés dans une charrette et déposés sur le tas des soixante-quatre autres ».

On a longtemps estimé le nombre total des civils massacrés à Aubigny à 98. C’est le nombre qui a été gravé dans la pierre du monument érigé à leur mémoire, tandis que sur une plaque une liste nominative comporte 100 noms. Toutefois, selon l’historien Jean-Luc Leleu (op. cit.), il s’élèverait en réalité à 92 (dont 82 réfugiés), les autres victimes ayant péri au cours des combats.

Selon J. Duhem, « le secrétaire général des Anciens combattants du Pas-de-Calais annonce au maire d’aubigny que l’exhumation des corps aura lieu le 24 février 1941, mais les autorités allemandes la refusent. L’exhumation a enfin lieu entre le 20 et le 29 mars 1941 ». D’après le rapport du commandant de la section de gendarmerie de Saint-Pol-sur-Ternoise (21 nov. 1941), qu’elle cite, « on a retrouvé dans la carrière les corps de plusieurs jeunes gens âgés de seize à dux-sept ans, ceux de trois mutilés de la guerre 1914-1918 dont un avait une jambe artificielle et un autre un bras en moins. Un vieillard de soixante-treize a été également fusillé. Ce dernier avait demandé à être arrêté à la place de son petit-fils ».

J. Duhem précise enfin « le bilan de ces représailles collectives : 92 hommes de seize à soixante-treize ans, dont l’immense majorité sont des réfugiés du Nord, du Pas-de-Calais, mais aussi de Belgique pour vingt d’entre eux. Il faut y ajouter 6 autres victimes civiles dont la mort est due aux combats et aux bombardements. Mais ce bilan est certainement inférieur à la réalité ».


Récit du massacre sur la plaque du monument :

Mardi 21 mai 1940
Le 2e Régiment S.S. de la division de Totenkopf venant de la direction d’Avesnes-le-Comte prend possession d’Aubigny peuplé alors de 900 habitants mais qui abrite des centaines de réfugiés belges et français. Vers 16 heures, le gros de la troupe débarque, incendie fermes et maisons et tire sur tout ce qui bouge. Les fermes Plouvier et Breuvart sont le théâtre d’un épouvantable carnage.

Mercredi 22 mai 1940
Les S.S. pénètrent de force ou par surprise chez l’habitant atterré. Dans la localité, la résistance presque nulle au début s’accentue : à la gare, une demi-douzaine d’Anglais luttent farouchement. Des avions alliés survolent Aubigny. La D.C.A. allemande éclate. Près de la gare une bombe explose tuant deux Allemands et blessant cinq civils. Fous de rage, les occupants font irruption dans les caves où se sont blottis habitants et réfugiés, saisissent de force des otages hommes et les emmenèrent à la carrière. Alignées sur une rangée de 15 mètres, 64 personnes sont abattues.

Jeudi 23 mai et vendredi 24 mai 1940
Les Allemands ordonnèrent l’inhumation collective. Des habitants sont réquisitionnés pour ramasser les cadavres qui gisent dans les divers coins du village et sont déposés avec les 64 fusillés. Au total, 98 malheureux victimes seront recouvertes d’une légère couche de terre et de craie, au fond de la carrière, à l’endroit même du monument actuel.
Que le nom de ces innocents soit inscrit sur la pierre pour que la mémoire soit à jamais gravée dans nos esprits.



Victimes inscrites sur la plaque du monument commémoratif érigé Rue du 22 mai 1940, anciennement rue du Mont-Saint-Éloi, dans l’ancienne carrière. Il porte l’inscription : A la mémoire des 98 fusillés - Massacre du 22 mai 1940 - Aux innocentes victimes de la barbarie allemande. Il s’agit des victimes inhumées les 21 et 22 mai 1940 à Aubigny-en-Artois.

  1. BÉCU Alexandre, Adolphe, Joseph
  2. BLASSELLE Louise
  3. BONJEAN François
  4. BRIOUT Robert, Augustin
  5. BURNY Désiré
  6. CARDON Joseph
  7. CARON René, Georges, Joseph
  8. CARON Louis, Henri
  9. CARON Alfred, Ferdinand
  10. CAUDMONT Alexandre, Louis
  11. CHRÉTIEN Augustin
  12. CLAIRET Suzanne
  13. COLIN Georges, Adhémar
  14. COLPAERT Jules
  15. COPIN André, Marceau
  16. COUSIN Hilaire, Benjamin, Henri
  17. CRUDENAIRE Gaston, Désiré
  18. CUVILLIER Arthur, Paul
  19. CUVILLIER Joseph
  20. DAVIERE Paul, Jean
  21. DEBARGE Émile, Henri
  22. DEBARGE Roger, Émile
  23. DEBRABANT Marie
  24. DEHOUR Paul, Philippe
  25. DELLALI Paul, Émile
  26. DELOHEN Émile, Olivier
  27. DEMORY Achille, François
  28. DEPREZ Jean, Baptiste, Benjamin
  29. DESFROMONT Armand, Louis
  30. DETOURNAY Jean, Baptiste, Ghislain
  31. DRAPPIER Clovis, Ghislain, Joseph
  32. DUBUS René, Pierre
  33. DURANT Benjamin, Auguste
  34. DUTHOIT Victor, Anatole
  35. DUTILLEUL Marcel, François
  36. FALCE Maurice
  37. FILIOT Edmond, Louis, Joseph
  38. FOURNEAUX Arthur, Eugène
  39. FRANCOIS Georget, Arthur
  40. FRANS Vincent
  41. FROMENT Louis, Joseph
  42. GIBOUR Édouard, Eugène
  43. GILLIOT Alexandre
  44. GILLIOT Grégoire
  45. GOTAUX François, Nicolas, Joseph
  46. GRYSON Alfred, Joseph
  47. HENNERÉ Charles, Élie, Hippolyte
  48. HOTTELET Fortuné
  49. HOUREZ Clotilde
  50. HUET Georges, André, François
  51. HURTREZ Maurice, Oscar
  52. JANSSENS Gaston
  53. JOCALAZ Robert, Julien, Marius
  54. JOCALAZ René
  55. JOLY Jules
  56. JOYE Édouard
  57. KACZMAREK Joseph
  58. LARTAUD Louis
  59. LE HU, Jules, Marc
  60. LECLERCQ Jules
  61. LECOMTE Camille, Pierre
  62. LELEU Georges, Émile
  63. LELONG Victor
  64. LEMETTE Henri
  65. LEROUX Louis, Joseph
  66. LOBBE Marcel, Julien
  67. LOBIDEL Henri, Denis
  68. LOCRELLE Lucien, Arthur
  69. LOUCHART Michel
  70. MAGNIEZ Joseph
  71. MAHIEUX Maurice, Eugène
  72. MASCAUX Léon, Oscar
  73. MASCAUX Amand, Émile
  74. MAYERS Lambert, Henri, Nicolas
  75. MAYEUX Louis
  76. MOLIN François
  77. MONBAILLY Charles, Henri, Corneille
  78. PATERNOSTRE Marcel
  79. PLATEL Julien, Ferdinand, Joseph
  80. POLLET Jules, Émile, Henri
  81. POLLET Léopold, Henri
  82. PRÉVOST Michel, Alexandre
  83. PRUVOST Marc, Antoine, Joseph
  84. RAPPE Henri, Désiré
  85. RITTER Jean
  86. SAVARY Léonard, Henri
  87. SEVIN Solange, Philomène
  88. SEVIN Louis, Charles
  89. SIDOWSKI François
  90. SOLDERA Marcel
  91. TAILLIEZ Louis, Jules, Joseph
  92. TANTART Félix, Raphaël
  93. TANTART Raphaël
  94. VENCENSIUS Arthur
  95. VILLÉ Auguste
  96. WARIN Jules, Joseph
  97. WARIN Maurice, Joseph
  98. WARIN Paul, Alfred
  99. WATRELOT Roger, Édouard, François
  100. WATRELOT Paul, François, Léon



La division SS Totenkopf fut responsable de nombreux massacres au cours de la campagne de mai-juin 1940. Pour l’interprétation du comportement de cette unité, merci de se reporter à la monographie du massacre de Simencourt (21 mai 1940)

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article207841, notice Aubigny-en-Artois (Pas-de-Calais), 21 - 22 mai 1940 par Dominique Tantin, Frédéric Stévenot, version mise en ligne le 26 octobre 2018, dernière modification le 4 mars 2021.

Par Dominique Tantin, Frédéric Stévenot

Monument commémoratif
Monument commémoratif
Crédit : MémorialGenWeb
Liste des victimes
Liste des victimes
Crédit : MémorialGenWeb
Récit du massacre
Récit du massacre
Crédit : MémorialGenWeb

SOURCES : Hélène Guillon, Les Massacrés par les Allemands en France, 1940-1945, Étude sur la répression extra-judiciaire allemande en France de l’invasion à la Libération, mémoire de master 2 sous la direction de Michel Boivin, université de Caen, UFR d’Histoire, 2005-2006, Annexes. — André Coilliot, Sombres jours de mai 1940-Arras et sa région, sl., Éditions Alan Sutton, 2007. — Jean-Luc Leleu, La Waffen-SS, Soldats politiques en guerre, Paris, Perrin, 2007, p. 774-779. Jean-Luc Leleu, « La division SS-Totenkopf face à la population civile du Nord de la France en mai 1940 », Revue du Nord, 4/2001, (n° 342), p. 821-840. — Jacqueline Duhem, Crimes et criminels de guerres allemands. De 1940 à nos jours dans la Nord-Pas-de-Calais, éd. Les Lumières de Lille, 2016. — André Cardon, Aubigny-en-Artois, cité martyre. 21, 22, 23 mai 1940, association culturelle d’Aubigny, 2004. — MémorialGenWeb

ICONOGRAPHIE. Memorial GenWeb

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