Par Céline Labrune-Badiane et Etienne Smith
Abdoulaye Sadji est né à Rufisque au Sénégal en 1910. Il est décédé en 1961 à Dakar. Pontin, instituteur et écrivain, Sadji fut l’un des pères de la « négritude » et de la réhabilitation des cultures africaines en AOF. Co-fondateur du Comité d’études africaines. Membre de la SFIO. Membre du Rassemblement démocratique africain (RDA). Membre du Parti africain de l’indépendance (PAI)
Abdoulaye Sadji est né à Rufisque en 1910. Son père Demba Sadji est un marabout originaire de Latminguè, un village situé dans la région de Kaolack. Sa mère Oumy Diouf est issue d’une famille musulmane lébou [1] . Il a d’abord été formé à l’école coranique fondée par son père, puis est entré à l’école urbaine de Rufisque (1921-1924) où il obtint son Certificat d’Etudes Primaires Élémentaires au bout de trois ans. Il est ensuite admis à l’École Primaire Supérieure Blanchot à Saint-Louis (1924-1926) où il rencontre Mamadou Dia et Fara Sow. En 1926, il entre à l’Ecole Normale William Ponty (ENWP) à Gorée (1926-1929) où il a pour camarade Félix Houphouët Boigny notamment.
Après l’obtention de son diplôme en 1929, Sadji enseigne à Ziguinchor (1929-1931) et Thiès (1931-janvier 1932). De janvier à juin 1932, il fut surveillant à l’ENWP afin de préparer le brevet de capacité colonial, équivalent du baccalauréat, qu’il obtint en juillet 1932. Il fut ainsi l’un des rares instituteurs Africains à intégrer le cadre supérieur de l’enseignement, en 1934. Après l’obtention du baccalauréat, il reprit son poste à l’école régionale de Thiès (novembre 1932-avril 1933 ; mars à juillet 1934), puis il enseigna à l’école de Sor et à l’école des fils de chefs à Saint-Louis (1934-1935), à Kaolack (1935-1937), Dagana (1937-1938), ensuite, à nouveau Saint-Louis à l’école de Sor (1938-1942). En 1937, il obtient le certificat d’aptitude à l’enseignement dans les écoles d’AOF qui confirme son appartenance au cadre supérieur (« européen »). A partir de 1942, il devient directeur d’école, à Louga (1942-1943,1944-1946), Sédhiou (1943-1944), où il sert sous l’autorité du chef de secteur scolaire Mapaté Diagne, puis Dakar (1946-1947).
En 1934, avec deux collègues instituteurs, Fara Sow et Saër Guèye, Abdoulaye Sadji fait l’objet d’une enquête de l’administration suite à une altercation, dans un transport en commun, avec la femme d’un colon de Rufisque. Le trio est accusé de « mentalité anti-européenne » par le mari, Gaston Besnard, qui demande leur révocation du service de l’enseignement. Après une enquête contradictoire, le lieutenant-gouverneur du Sénégal ne retient pas la révocation mais ordonne la mutation de ces trois instituteurs [2] .
Célibataire, père de six enfants, il épouse en 1944 Simone Carrère, descendante d’une grande famille saint-louisienne. Diversement noté au cours de sa carrière [3] , mais reconnu pour ses travaux ethnographiques et littéraires, ses relations avec l’administration se compliquent singulièrement à partir des années 1940 au sujet de son avancement professionnel, paradoxalement entravé par son accès au cadre supérieur.
Dès le début des années 1930, Abdoulaye Sadji s’est engagé en faveur de la réhabilitation culturelle et historique des cultures africaines. Dans un texte véritablement pionnier, « Ce que dit la musique africaine », publié par l’Education Africaine en 1936, il propose de considérer les traditions orales comme des sources incontournables pour l’écriture de l’histoire, en particulier les grandes épopées soudanaises qu’il refuse de cantonner dans la catégorie de simples « contes et légendes »« [4] . L’article propose entre autres des extraits de récits sur Soundiata Keita, Samory Touré, Cheikhou Amadou, Kombo Sylla, Fodé Kaba Doumbouya mais se veut aussi programmatique, Sadji annonçant qu’il entreprend de « codifier chansons et mélopées » recueillies de la bouche du griot Bakary Diabaté. Il participe en 1942 à la controverse sur l’évolution culturelle en AOF dans la revue Dakar Jeunes. Il y défend un point de vue nuancé en faveur du métissage interplanétaire défendu par Ousmane Socé Diop, qu’il considère néanmoins comme utopique [5] , lui préférant dans un premier temps l’affirmation d’une authenticité culturelle et la connexion avec l’Egypte pharaonique, une décennie avant Cheikh Anta Diop [6] , et la création d’une langue africaine… commune. Selon son fils, il « dévorait tout livre publié en français et traitant de l’Afrique noire et de ses cultures, sans oublier sa diaspora » [7] . Le prénom qu’il a donné à l’un de ses fils, Booker Washington, témoigne de l’influence qu’ont exercés les militants pour les droits des Noirs américains et le panafricanisme sur sa pensée. Dans les années 1980, Senghor a reconnu le rôle d’Abdoulaye Sadji dans la formulation de la Négritude : « Abdoulaye Sadji n’a pas beaucoup théorisé sur la Négritude : il a fait mieux, il a agi par l’écriture » [8] . Pour Mamadou Dia, Abdoulaye Sadji est bien l’un des pères oubliés de la Négritude. Abdoulaye Sadji, Fara Sow et lui auraient davantage « pratiqué la négritude vécue : « Nous n’employions pas les mots négritude, authenticité, mais c’était le même combat. (…) Pour nous, c’était la négritude, la négritude agie, la négritude vécue » (Dia 1985 : 27, 35-38, 47).
Après-guerre, après plusieurs tentatives pour poursuivre ses études, il est finalement admis comme stagiaire en 1948-1949 à l’école normale de Saint-Cloud en métropole afin de préparer l’inspection primaire. Il échoue néanmoins au certificat d’aptitude à la direction des écoles primaires. D’après son ami le député Léopold Sédar Senghor, intervenu à plusieurs reprises en sa faveur, « ses ambitions universitaires » auraient été très mal perçues par les autorités scolaires d’AOF qui l’auraient dès lors brimé à son retour de Saint-Cloud, en ne lui accordant pas un poste correspondant à son niveau d’expérience. Malgré le soutien répété de Senghor et d’Alioune Diop qui mobilisent leurs réseaux politiques, le service de l’enseignement s’oppose à l’avancement de Sadji, qui refuse les postes alternatifs qui lui sont proposés, malgré le risque encouru d’être exclu de la fonction publique. Selon son fils, au bout d’un an, il reçut la visite du Gouverneur Général Cornut-Gentille qui lui proposa de rejoindre le service de la radiodiffusion, ce qu’il accepta. Il débuta ses émissions en mars 1951. Il est à l’origine de la première station de radio en langue nationale et animait des émissions en wolof .
Sadji redouble d’activisme politique après la seconde guerre mondiale, mais sans mener de carrière politique. En 1945, il co-fonde avec Joseph Corréa le Comité d’Etudes Africaines, dont l’objectif est « l’étude des questions culturelles, sociales, politiques et économiques concernant l’Afrique noire » [9]. Le CEFA ouvrit des sections dans d’autres localités sénégalaises ainsi que dans quasiment toute l’AOF. Il participa aussi à la création d’un groupe de réflexion, « Réalités africaines ». D’abord membre de la SFIO et proche collaborateur de Lamine Gueye, il fut candidat aux élections municipales à Rufisque en 1945. Mais l’année suivante il rompt avec ce dernier et participe à la fondation du RDA à Bamako en 1946. En 1956, il adhére au Bloc Populaire Sénégalais (BPS) puis au Parti Africain de l’Indépendance (PAI).
Fin 1956, Sadji demande sa réintégration au sein du service de l’enseignement sans pour autant être incorporé au sein du cadre auquel il prétend du fait de sa longue expérience. Il s’en émeut auprès de l’inspecteur d’académie dans une lettre datant du 19 janvier 1957 :
« Je considère comme un scandale qu’un instituteur servant depuis 27 ans et possédant les références que je viens d’énumérer soit moins gradé que certains instituteurs sortis de l’école en 1947 et déjà nommés comme principaux.
Ceux qui ont créé cette situation s’en lavent aujourd’hui les mains, mais ils sont plus coupables que Ponce-Pilate.
Ils sont responsables, si la France (non incarnée) perd l’amour de ceux qui croyaient en elle » .
En 1957, il est affecté en tant que directeur de l’école radio à Colobane (1957) puis de Missirah-Colobane (1958-1960) à Dakar. A partir d’août 1960, après maintes requêtes et interventions en sa faveur de Senghor et de Mamadou Dia, il est finalement « chargé des fonctions d’inspecteur de l’enseignement primaire de la circonscription de Rufisque » (Sadji 1997 :162), mais meurt l’année suivante. Un lycée de Rufisque porte aujourd’hui son nom.
Sadji a publié de nombreux articles dans Paris-Dakar, L’AOF, Réveil, Condition humaine, Réalités africaines... Il fut également membre du comité de rédaction de la revue Présence africaine.
Il meurt le 25 décembre 1961 à l’hôpital principal de Dakar.
Par Céline Labrune-Badiane et Etienne Smith
Bibliographie :
Articles (sélection)
« Ce que dit la musique africaine », L’Education Africaine, n°94, 1936, pp. 119-172.
« Une âme qui vibrait dans un corps frêle », Paris-Dakar, 6 mars 1937.
« Le conte indigène : de la moralité des indigènes », Paris-Dakar, 17 avril 1937.
« La chanson des mariées. Ce que disent les mélopées sénégalaises », Paris-Dakar, 11 mai, 24 mai 1937, 1er juin, 15 juin, 29 juin 1937.
« Notre conte : Chien et Singe », Paris-Dakar, 8 juin 1937.
« Gallo M’Baye, griot de Rufisque », Paris-Dakar, n°454, 27 juillet 1937.
« Utopie et Réalité », Paris-Dakar, 6 octobre 1937
« Le surhomme de Nietzsche », Paris-Dakar, 13 octobre 1937
« La tabatière de paix », Paris-Dakar, 31 juillet 1938, p.2.
« Le pays des Bracks », Paris-Dakar, n°880, 24 décembre 1938, p.1-2.
« L’évolution culturelle de l’AOF. Un point de vue », Dakar-jeunes, n°10, 12 mars 1942, p.3.
« La sage bêtise de l’hyène », Dakar-Jeunes, 9 avril 1942.
« Sédhiou, capitale morte », Education africaine, n°109-110, 1944-45, pp. 37-39.
« Félix Eboué », Réveil, 30 juin 1947, p.1.
« Tradition et politique », Condition Humaine, 11 juillet 1948, p.1-2 et 25 juillet 1948, p.1.
« Les contes d’Amadou Koumba », Paris-Dakar, 3 août 1948, p.4.
« Littérature et colonisation », Présence africaine, n°6, 1949, p.139-141.
« Sédhiou, ville mandingue », Paris-Dakar, 1er septembre 1951.
« Beut et Tiat, Paris-Dakar, 26 mars 1955, p.3.
Ouvrages :
Maïmouna, Dakar, Imprimerie A. Diop, 1952, 98p.
Tragique hyménée. Un drame du mariage sénégalais, Dakar, Imprimerie A. Diop, 1952.
Tounka : une légende la mer, Dakar, Imprimerie A. Diop, 1952, 34p.
(avec L.S. Senghor), La belle histoire de Leuk-Le-Lièvre, Cours élémentaire des écoles d’Afrique noire, Paris, Hachette, 1953, 175p.
Nini, mulâtresse du Sénégal, Paris, Présence africaine, 1954.
Modou Fatim, Dakar, Imprimerie A. Diop, 1960, 54p.
Education africaine et civilisation, Dakar, Société africaine d’éditions et de publications, 1964, 92p.
Ce que dit la musique africaine, Paris, Présence africaine, 1985, 121p.
Poème [inédit ?]
Magalou Garap (s.d).
Sources :
Amadou Washington Booker Sadji, Abdoulaye Sadji. Biographie, 1910-1961. Sa vie et sa pensée à un tournant de l’histoire africaine, Paris, Présence africaine, 1997, 182p.