CRASTRE Victor, René

Par Nicole Racine, André Balent

Né le 26 mars 1903 à Perpignan (Pyrénées-Orientales), mort le 25 août 1983 à Perpignan (Pyrénées-Orientales) ; journaliste à Clarté, à La Révolution surréaliste ; ami du groupe surréaliste ; instituteur des Pyrénées-Orientales, membre du Syndicat de l’enseignement (1926-1946), puis du SNI.

Victor Crastre par Manolo Hugué (1872-1945)
Victor Crastre par Manolo Hugué (1872-1945)
Cliché, collection Joël Mettay (Céret). Reproduction André Balent.

Dans la maison natale de Victor Crastre à Perpignan, 37 rue Remparts- Villeneuve avaient résidé deux illustres philosophes, Charles Renouvier et Louis Prat. Victor Crastre était le fils d’un comptable perpignanais né à Espezel (Aude), Émile Crastre, âgé de quarante-cinq ans en 1903 et de Marie-Eugénie de Raymond, née à Perpignan vers 1862. Son père fut amené à diriger la maison de négoce en vins Carbonell située dans le quartier de la gare de Perpignan. Il quitta les Pyrénées-Orientales pour Paris en 1921. Il s’inscrivit à la Sorbonne et fréquenta bientôt assidûment les milieux intellectuels de l’avant-garde. Son frère qui l’avait précédé à Paris où il travaillait aux éditions Laffite et avait des entrées dans l’extrême gauche de la capitale, et Paul Guitart*, un Cérétan devenu journaliste à l’Humanité, facilitèrent ses contacts avec les milieux de gauche et d’extrême gauche parisiens. Paul Guitard présenta Victor Crastre à l’équipe de Clarté, Jean Bernier* en premier lieu.
Victor Crastre entra à la fin 1924 à la revue Clarté dont il devint le secrétaire ; il fut durant l’année 1925 un des artisans du rapprochement entre la rédaction de Clarté et le groupe surréaliste. Au début 1925, la revue était en fait dirigée, selon le témoignage de Victor Crastre, par Jean Bernier, Marcel Fourrier et Crastre lui-même. Ces derniers souhaitèrent et réalisèrent un moment le « front commun » avec les surréalistes.
Le groupe surréaliste autour d’A. Breton était, à l’été 1925, à la recherche d’un engagement politique. En diverses circonstances (mort d’Anatole France, guerre du Maroc), il s’était rapproché de Clarté. Au moment de la campagne contre la guerre du Maroc, le nom de Victor Crastre figurait parmi ceux des membres de la rédaction de Clarté qui signèrent l’appel d’H. Barbusse publié par l’Humanité le 2 juillet 1925, appel signé aussi par les membres du groupe surréaliste et ceux du groupe « Philosophies ».
Tandis que les contacts entre le groupe surréaliste et la revue s’établissaient, Victor Crastre suivait avec attention dans Clarté les manifestations de l’activité surréaliste. En février 1925, il fit paraître dans un éditorial, « Le suicide est-il une solution ? », réponse à l’enquête parue dans La Révolution surréaliste sur le suicide (d’après le témoignage de Victor Crastre, le Parti communiste blâma d’ailleurs ces tentatives d’ouverture). En mai 1925, Victor Crastre publia un article « Explosion surréaliste », présenté par M. Fourrier comme une « tribune libre », et considéré par A. Breton comme une ouverture de Clarté. L’alliance avec la revue apparaissait alors à A. Breton comme un premier pas vers le militantisme politique et vers le PC.
Victor Crastre écrivait : « Ces colères, ces révoltes, elles sont les points de contact entre la plupart des surréalistes et nous autres, points de contact que nous ne découvrons aussi marqués avec aucun autre groupe littéraire actuellement vivant. Un désir passionné de démolition, tel est bien le mobile essentiel du surréalisme et ce désir n’existe pas ailleurs. C’est ce que nous devions dire ici Nous chercherons en vain sur tout l’horizon littéraire d’autres écrivains qui se groupent sous le signe de la révolte ».
Cette présentation du surréalisme dans Clarté entraîna d’ailleurs la protestation de certains membres de la rédaction, comme Édouard Berth et George Michaël.
Lorsque le groupe surréaliste et la rédaction de Clarté voulurent concrétiser leur entente et leur volonté d’action commune et qu’une déclaration en forme de manifeste, « La Révolution d’abord et toujours », fut publiée dans l’Humanité (21 septembre 1925), ce furent Aragon d’un côté, Crastre de l’autre, qui furent chargés de la rédiger. V. Crastre devait même diriger la revue La Guerre Civile que surréalistes et « clartéistes » avaient, à la fin de 1925, projeté de faire paraître ensemble (et qui ne parut jamais). V. Crastre collabora quelque temps à La Révolution surréaliste (1924-1927). Il y donna après l’échec de La Guerre civile en article « Europe » (mars 1926) sur le thème de la décadence de l’Occident. L’échec de La Guerre civile dont il se sentait personnellement responsable et qui signifiait la fin du rapprochement entre surréalisme et communisme l’amena à décider brusquement son retour en terre catalane. Ce fut le vrai motif du « retour au pays » - ainsi qu’il le confia plus tard à Joël Mettay - et non les raisons de santé auxquelles faisait allusion Claude Aveline en 1932.
En novembre 1925, V. Crastre rejoignit Marcel Fourrier à l’Humanité  ; il y tint la rubrique des livres jusqu’en mai 1926, sa collaboration cessant en même temps que celle de ses amis surréalistes. Le nom de V. Crastre reparut cependant en août-septembre dans les « Chroniques de la Vie bourgeoise ».
Victor Crastre a décrit l’histoire du rapprochement entre les jeunes rédacteurs de Clarté et les surréalistes dans Le Drame du surréalisme (1963) qui réunit des articles donnés en 1948 aux Temps modernes et il consacra en 1951 un livre à André Breton. Il collabora à La Grande Revue (1928-1935), à la Revue nouvelle, aux Cahiers du Sud (1929-1965), à Critique (1956-1963).
Victor Crastre dit lui-même qu’il se situa de 1923 à 1946 « en marge des partis de gauche ».
Il revint dans les Pyrénées-Orientales, sans doute pour la rentrée scolaire d’octobre 1926. En effet, il devint instituteur dans son département d’origine. Ses premiers postes furent dans écoles de petits villages du Haut Vallespir ou des Hautes Aspres : Serralongue, Vilaroja (commune de Coustouges), Taillet. Finalement, il se stabilisa à Céret et dont était originaire Angèle Françoise Marie Pons qu’il avait épousée le 17 janvier 1927 et dont il eut trois enfants, deux garçons (Georges - médecin généraliste qui fut maire d’Eyne, une commune de Cerdagne, dans les années 1980 - et Jean) et une fille (Monique). Victor Crastre demeura en poste à Céret jusqu’à sa retraite, en 1958. Au début des années 1930, bien qu’enseignant, il menait une vie de Bohème, en marge de la vie de ses concitoyens cérétans « ordinaires ». Il demeurait avec sa femme et son jeune fils chez le sculpteur catalan, ami, aussi, de Picasso, Manuel Hugué alias « Manolo » : Claude Aveline* qu’il avait sans doute connu à Paris lui rendit visite accompagné du dessinateur Berthold Mann ; tous deux effectuaient un voyage en Andorre et en Catalogne française qu’Aveline fréquentait assidûment et où il avait d’autres amis (Lloansi Cyprien*). Il apporte ainsi un précieux témoignage sur la vie de Victor Crastre et de sa famille à Céret. Crastre était l’ami, non seulement de Manolo, mais aussi de la plupart des artistes qui trouvèrent à Céret une des sources d’inspiration de l’art moderne. Claude Aveline nous explique comment sa femme et lui avaient noué de profonds de profonds liens d’amitié avec le peintre barcelonais, Josep Maragall i Noble, fils du grand écrivain de langue catalane Joan Maragall, frère de nombreux artistes politiquement engagés pour une partie d’entre eux et oncle de Pasqual Maragall, maire de Barcelone et président de la Generalitat. Josep Maragall, était installé depuis 1924 - selon Claude Aveline - aux environs de Céret où l’attiraient la présence d’artistes célèbres. Ces fréquentations d’artistes et intellectuels venus de toute l’Europe, et en particulier, de la Catalogne espagnole toute proche, ouvrit à Victor Crastre de nouveaux horizons et suscita chez lui de nouvelles curiosités.
Victor Crastre resta fidèle jusqu’à sa mort à la petite capitale du Vallespir où il mena une vie paisible et discrète mais très active au plan intellectuel, écrivant de nombreux ouvrages et collaborant à de nombreuses revues souvent prestigieuses (Les Cahiers du Sud, Les Temps modernes, par exemple). Il resta en correspondance avec André Breton, jusqu’au décès de ce dernier. Il écrivit, jusqu’à la fin de sa vie, de nombreux articles et ouvrages sur l’art, la peinture en particulier, la littérature, la philosophie et, dans une moindre mesure, le Roussillon. Son œuvre, considérable et variée, est peu connue dans son département d’origine. Il est vrai que sa modestie ne l’incitait guère à révéler le détail de ses écrits, de ses contacts prestigieux, de ses nombreuses collaborations. Sa bibliographie complète doit encore être mise en chantier. Modeste, mais volontiers sociable, il était connu, à Céret, pour accepter des tâches ingrates et de second plan à la rédaction de l’hebdomadaire Le Courrier cérétan dont il corrigeait des épreuves et pour lequel il rédigeait de modestes articles comme des notices nécrologiques, mais aussi des portraits de Cérétans illustres (comme le sénateur SFIO Joseph Parayre* décédé en 1940 qu’il avait bien connu et apprécié) ou d’artistes ayant fait la célébrité de la ville. Dans le Courrier cérétan, il réédita, en 1982, sous forme de « feuilleton », un ouvrage ancien (La naissance du cubisme. Céret 1910-1920) qu’il remania et compléta.
De fait, Victor Crastre, en dépit de son abord très sociable, se renfermait volontiers dans une vie méditative toute empreinte de ce qu’il qualifiait de « mysticisme laïc ». À la fin de sa vie, il se confia à Joël Mettay, journaliste et éditeur, qui recueillit ses confidences.
Il fut, malgré sa modestie et sa discrétion, l’une des figures de proue de Céret, sous-préfecture des Pyrénées-Orientales au destin culturel hors de pair. La petite capitale du Vallespir accueillit dès avant 1914 des artistes, peintres ou sculpteurs dont beaucoup acquirent une renommée mondiale. Ainsi, elle fut l’un des lieux privilégiés où s’élabora et fut défini l’art moderne. Victor Crastre, ainsi que son collègue à l’école de Céret, Ludovic Massé*, eurent la chance de côtoyer et de devenir les amis de célébrités confirmées ou futures. Sa trajectoire intellectuelle parisienne de la première moitié des années 1920 lui permit d’apprécier à sa juste valeur l’importance des artistes qui fréquentèrent assidûment Céret. On comprend son goût pour l’art d’avant-garde et le regard éclairé qui fut le sien. Il put servir de pont entre la société cérétane et les artistes qui fréquentèrent la cité et assurèrent son futur renom. Il participa malgré tout à la vie culturelle de Céret et du Roussillon. Il fut l’un des pionniers du Musée d’art moderne de Céret dû à l’initiative du peintre Pierre Brune. Il posa avec lui les jalons d’une institution qui se développa surtout à partir des années 1980 et 1990, après sa mort, et contribue au renom de la ville.
Se situant en dehors des partis, il s’abstint de participer à la vie politique locale, tout en conservant des convictions issues de ses révoltes et engagements de jeunesse. Il se tint à l’écart de la très active Résistance cérétane. Il fut membre du comité de Libération en 1944 à Céret. Il mourut des suites d’une intervention chirurgicale effectuée à Perpignan. Il fut enterré à l’église de Céret, « muni des sacrements » catholiques, comme le précise l’avis de décès publié dans L’Indépendant. Ce fut un ami, Marcel Parayre, frère de l’ancien sénateur SFIO des Pyrénées-Orientales Joseph Parayre* qui fit un discours sur le parvis de l’église, rappelant sa vie, l’importance de son œuvre. La nouvelle de sa mort ne retint pas l’attention des journalistes de L’Indépendant. Un compte -rendu des obsèques et un hommage purement local ne fut publié que dans la rubrique locale de cet important quotidien. Le modeste Courrier de Céret dont il avait été le collaborateur lui rendit quand même justice. Quant au Travailleur catalan, l’hebdomadaire départemental du parti de sa jeunesse parisienne, il l’ignora superbement. Joël Mettay, Cérétan d’adoption, a entrepris depuis quelques années de le « réhabiliter », et, en fin de compte, de le faire découvrir, en publiant de nouvelles éditions de deux de ses œuvres.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article21050, notice CRASTRE Victor, René par Nicole Racine, André Balent, version mise en ligne le 25 octobre 2008, dernière modification le 23 janvier 2019.

Par Nicole Racine, André Balent

Victor Crastre par Manolo Hugué (1872-1945)
Victor Crastre par Manolo Hugué (1872-1945)
Cliché, collection Joël Mettay (Céret). Reproduction André Balent.

ŒUVRE CHOISIE : Une Génération de géants. Portrait par Manolo, Céret, impr. F. Casteil, 1927, 45 p. (article paru dans Clarté en 1925, dans le numéro 79 et témoignant sur le pessimisme et le désespoir de la génération dont l’adolescence s’écoula pendant la guerre). — Le Drame du surréalisme, Paris, les Éditions du Temps, 1963, 128 p. (articles parus dans Les Temps modernes, en juillet-août 1948). —La naissance du cubisme. Céret 1910-1920, Paris, Ophrys, s. d. [1948], nouvelle édition remaniée sous forme de chapitres hebdomadaires dans Le Courrier de Céret, Céret 1982, réédité en 2004, Amélie-les-Bains, Alter Ego, 2004, 117 p. — André Breton, Paris, Arcanes, Rodez, impr. de Subervie, 1952, 199 p. —« Le Roussillon intellectuel et littéraire », in Le Roussilllon, ouvrage collectif, Paris, Horizons de France, 1966, p. 150-186. —André Breton, trilogie surréaliste, Paris Société d’enseignement supérieur, 1971, 113 p.

SOURCES : Arch. Com. Perpignan, état civil. — Claude Aveline, Berthold Mann (il.), Routes de Catalogne ou le livre de l’amitié, Paris, Paul Hartmann, 1932, 216 p. [en particulier les p. 151-157]. — Jean-Paul Clébert, Dictionnaire du surréalisme, Paris, La Seuil, 1996, 608 p. — Joël Mettay, « Sur Victor Crastre », introduction à l’édition de La naissance du cubisme. Céret 1910-1920, Amélie-Les-Bains, Alter Eg., 2004, p. 7-12. — Joël Mettay, « À propos de l’archéologie éditoriale. De la difficulté de se faire éditer loin de Paris », introduction à la nouvelle édition de Manolo, Céret, Alter Ego, 2006, p. 7-17. — André Balent & Joël Mettay, notice duNouveau Dictionnaire de Biographies roussillonnaises, I, 1, Pouvoirs et sociétés, Perpignan, Publications de l’Olivier, Perpignan, 2011, pp. 305-308. — Le Courrier de Céret, en particulier le n° 248, Céret, 2 septembre 1983, articles d’hommage à Victor Crastre, en français et en catalan. — L’Indépendant, Perpignan. — Souvenirs personnels d’André Balent.

ICONOGRAPHIE : Une Génération de géants, op. cit., portrait par Manolo. — Le Courrier de Céret, 248, 2 septembre 1983

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