Par Hervé Lemesle
Née le 31 juillet 1907 à Vienne (Autriche), morte le 22 juin 1974 à Doubna (URSS) ; ouvrière, journaliste puis employée ; émigrée en France en 1927 puis en Yougoslavie en 1930 ; militante du Parti communiste ; volontaire en Espagne républicaine en 1937, internée à Gurs puis Rieucros en 1939, résistante en France puis en Autriche, déportée à Ravensbrück en 1944 ; cadre du KPÖ à Vienne à la Libération.
Cadette d’une fratrie de quatre enfants, Elizabeta Bechmann grandit dans une famille aisée installée dans les beaux quartiers de la capitale austro-hongroise, mais la fortune de son père Edmund, haut-fonctionnaire, fut anéantie par l’inflation pendant la Première Guerre mondiale. Marquée par l’éducation rigoureuse imposée par son père, après le baccalauréat, elle suivit une formation de modiste, souhaitant travailler rapidement pour devenir autonome et quitter le domicile familial. Elle côtoya, grâce à sa sœur, Gertrud dite Trude Bechmann épouse Karafiat (1904-1982), alors étudiante en histoire de l’art, une jeunesse progressiste, socialiste et sioniste, qu’elle décrivit bien plus tard dans son autobiographie, publiée dix ans après sa mort : « Ce qu’ils avaient tous en commun, c’était la faim ». Trude fut exclue de l’Université à cause de son engagement politique, et entama en 1929 une carrière d’actrice interrompue par la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle elle s’engagea dans la Résistance en Yougoslavie, puis reprise en 1945 à Vienne et poursuivie à partir de 1956 à Berlin-Est. Liza Bechmann entama une liaison secrète avec un étudiant d’origine juive, mais fut contrainte d’avorter et décida en 1927 de s’établir à Paris pour échapper à l’emprise de son père autoritaire.
À Paris, Liza Bechmann trouva un emploi dans une manufacture de chaussures et tomba amoureuse du Serbe de Bosnie Milan Gavrić (1907-1982), alors étudiant en journalisme, membre des JC depuis 1925 et du PC depuis 1927. Leur union mit fin à « la solitude la plus amère et la plus insensée de l’enfance et de la jeunesse » et fut scellée par un engagement sans faille pour la cause communiste, qui promettait un monde « dans lequel les gens trouveraient leur place et ne seraient plus seuls, dans lequel ce n’étaient pas les apparences mais leur valeur qui comptait ». Leur fille Inge, née en mai 1929, dormait dans une valise, la misère contraignant les parents à vivre dans une chambre d’hôtel minuscule sans meubles, derrière le Panthéon, qui devint un point de rencontre pour de nombreux « camarades yougoslaves qui avaient fui leur pays face à la persécution policière, traversé clandestinement les frontières et n’avaient ni papiers ni argent ». Liza Gavrić admirait ces personnes pour leur courage.
La famille s’installa en 1930 à Tuzla (Yougsolavie, aujourd’hui Bosnie-Herzégovine) dans la ville natale de Milan Gavrić, qui devint secrétaire du comité local du PC yougoslave (KPJ), tandis que Liza Gavrić, adhérente du PC autrichien (KPÖ) multipliait les allers-retours entre Tuzla et Vienne, où la direction du KPJ s’était établie après son interdiction en Yougoslavie depuis 1921. L’activité périlleuse de Liza, chargée d’acheminer clandestinement informations et matériel, et de Milan qui publiait Fabrika i njiva [L’usine et le champ], attira l’attention de la police yougoslave, qui menait depuis l’établissement de la dictature par le roi Alexandre Ier en 1929, une traque sans merci contre les militants communistes. Milan Gavrić, arrêté en décembre 1932, fut condamné à six ans de travaux forcés pour propagande illégale par le tribunal pour la sécurité de l’État de Belgrade, tandis que Liza Gavrić, incarcérée en janvier 1933, fut acquittée après dix mois de détention sans avoir rien avoué. Expulsée de Yougoslavie, elle gagna alors Vienne avec Inge, travailla pour le KPÖ et le KPJ, puis retourna en mai 1936 à Paris où elle fut employée comme domestique et suivit pendant six mois une formation d’infirmière pour servir la cause républicaine en Espagne : « Le plus beau a commencé à Paris, et était lié à l’Espagne ».
Liza Gavrić quitta Paris pour Marseille en avril 1937, confiant Inge au Secours rouge international (SRI), qui la plaça dans un foyer international pour enfants à Ivanov en URSS. Embarquée avec une autre volontaire yougoslave, Marija Glavaš, sur le Ciudad de Barcelona, qui fut torpillé un mois plus tard par un sous-marin italien, elle débarqua à Barcelone et gagna le centre des Brigades internationales (BI) à Albacete. Elle fut rapidement affectée comme infirmière à l’hôpital Pasionaria de Murcia. Dans son témoignage publié en 1971 en Yougoslavie par l’Association des vétérans d’Espagne et donc conforme à la lecture titiste alors en vigueur, Liza Gavrić mit en avant le courage des blessés et le dévouement du personnel soignant. Mais elle fut plus sincère dans l’autobiographie qu’elle rédigea en 1964-1965 à destination de sa fille – ce texte n’était pas destiné à être publié et ne fut édité qu’en 1984 – pour lui expliquer pourquoi elle l’avait abandonnée en 1937 pour aller en Espagne : elle évoqua l’improvisation permanente, les difficultés de communication entre patients et soignants de nationalités très diverses, la paranoïa stalinienne entretenue par le médecin bulgare devenu directeur des hôpitaux de la ville Konstantin Mišev dit Minkov (1903- ?) qui l’avait poussée à espionner le personnel espagnol de l’hôpital suspecté d’être franquiste. Elle révéla aussi sa liaison avec le médecin américain Sidney Vogel (1904-1986), arrivé de New York en mai 1937 ; Sidney Vogel, apolitique, rentra aux Etats-Unis en février 1939 mais n’oublia pas Liza Gavrić, donnant à sa propre fille le prénom de Lise.
Suite à l’évacuation des hôpitaux de Murcia, en avril 1938, provoquée par la percée des troupes franquistes en Aragon jusqu’à la Méditerranée, Liza Gavrić fut affectée dans des hôpitaux en Catalogne, d’abord à Mataro puis, après la démobilisation des BI en septembre 1938, à S’Agaro. Ressortissante autrichienne, elle ne pouvait en effet quitter l’Espagne pour rentrer ni en Autriche annexée au IIIe Reich ni en Yougoslavie, où Milan était toujours interné puis assigné à résidence à Tuzla. Elle accompagna donc des blessés pendant la Retirada jusqu’à la frontière française, en février 1939.
Contrairement à d’autres volontaires étrangères, Liza Gavrić ne fut pas internée dans un camp à son retour en France, mais, grâce à Sidney Vogel, elle put regagner Paris, où elle rédigea, à la demande du Comité central du KPJ, des rapports sur son activité en Espagne et celle de ses camarades. Conformément à la rhétorique stalinienne sévissant alors, elle imputa la chute de la Catalogne à la présence de traîtres et de saboteurs, les services de santé étant devenus « un refuge pour les éléments trotskistes, défaitistes, corrompus et espions » poursuivant leurs activités hostiles dans les camps français et à Paris même. Appréciant sa loyauté, le KPJ la jugea apte à travailler en son sein mais sa nationalité lui valut d’être expulsée de Paris – elle trouva asile chez des amis qui tenaient une auberge à Arles – puis d’être internée en septembre 1939 au camp de Gurs puis à Rieucros. Libérée en juin 1940 car elle résidait dans la zone Sud avant le déclenchement du conflit, elle revint à Arles où elle travailla comme couturière et entra en contact avec le KPÖ, qui lui ordonna de rentrer en Autriche en 1941. Refusée par les autorités nazies, elle resta à Paris, où elle s’engagea dans la Résistance. Sous le pseudonyme de Maria, elle dirigea un groupe d’une quinzaine de jeunes Allemands chargés d’infiltrer la Wehrmacht pour obtenir des renseignements et provoquer des désertions dans le cadre du Travail antiallemand, le TA. Elle y fit preuve d’une grande autorité, aux dires d’Hans Heitel : « [C’était] une femme tout à fait exceptionnelle. […] Elle avait une grande force de conviction et c’était une excellente pédagogue ».
Forte de son expérience, Liza Gavrić rentre en septembre 1943 dans son pays natal pour y organiser la Résistance. Grâce à des faux papiers au nom de Marie-Louise Béranger, elle fut embauchée dans l’arsenal de Vienne et devint domestique d’une famille de SS. Impliquée dans la publication clandestine du KPÖ Neue Wiener Zeitung, elle fut arrêtée juillet ou août 1944 par la Gestapo, interrogée et torturée à Vienne, transférée à Prague puis Leipzig et finalement internée en novembre à Ravensbrück. « C’est difficile d’écrire sur l’enfer… La chose la plus terrible de ma vie a commencé avec la nuit noire quand – entassées dans une tente, debout dans l’eau jusqu’aux genoux alors que la pluie tombait à torrents du ciel –, les dernières femmes épuisées attendaient le matin avec un seul espoir : pouvoir s’asseoir quelques minutes. Le matin arriva et la première chose que les femmes purent voir fut le catafalque. Les détenus les ont emmenés de la caserne à la morgue, les ont renversés devant l’entrée et ont jeté les corps desséchés, squelettiques et nus, la bouche ouverte comme du fumier. Là, les cadavres gisaient en tas, comme des ordures. ... des tas de femmes, toujours des tas, passèrent devant la tente. Un tas tirait un gros camion, un autre traînait des sacs ». Grâce à l’initiative du comité de résistance du camp, elle obtint une fausse identité – celle d’une Française décédée, Louise Desmeth – et parvint à gagner la Suède en avril 1945 dans un convoi de la Croix-Rouge, très affaiblie après six mois d’internement.
De retour à Vienne, Liza Gavrić dirigea jusqu’en 1947 la section des femmes du KPÖ puis l’Association pour l’amitié austro-yougoslave. Elle revit son époux Milan Gavrić, qui avait lui aussi survécu à la guerre après bien des épreuves. Suite à son arrestation par les ustaši [les collaborationnistes croates] en 1941, il avait été interné dans le camp de Jasenovac, où de nombreux Serbes furent exterminés, mais parvint à s’évader en 1942 et à gagner le « territoire libéré » tenu par les partisans de Tito en Bosnie ; il devint en 1943 le rédacteur des journaux des partisans Glas Bosanske Krajine [La voix de la Krajina bosniaque] et Oslobođenje [Libération]. Ils emménagèrent un temps ensemble, mais leur longue séparation avait rendu leur relation impossible. Les retrouvailles de Liza Gavrić avec sa fille Inge furent également un fiasco : la mère et la fille ne se reconnurent pas lors du séjour d’un groupe de jeunes filles d’origine yougoslave venu d’URSS en 1945 à Belgrade, et Inge retourna à Moscou, s’y maria et eut un fils.
Optant pour Tito contre Staline en 1948, Liza Gavrić devint membre de la rédaction du journal Schaffende en 1949 et de la radio de Belgrade en 1952, supervisa l’activité des experts allemands travaillant en Yougoslavie, et intégra deux ans plus tard l’Institut international de politique et d’économie jusqu’à sa retraite. Elle milita au KPJ (SKJ à partir de 1952), au Front des peuples (SSRNJ), au syndicat (SSJ) et aux Amis des femmes et des enfants, et consacra beaucoup de temps à entretenir la mémoire de la guerre d’Espagne, malgré son cancer. Rongée par le sentiment de culpabilité de n’avoir pas donné à Inge l’amour qui lui avait tant manqué dans sa propre enfance, elle lui expliqua pourquoi elle était partie en Espagne et plaçait le Parti au-dessus de sa famille : « Elle [Liza Gavrić parlait d’elle à la troisième personne dans l’ouvrage] ne voulait pas se séparer de son enfant, le blesser ou lui mentir. Mais sa conscience lui martelait encore et encore : surtout pour ton enfant, tu dois aller en Espagne. Si jamais une mère ne pensait qu’à ses enfants, le fascisme ne serait jamais vaincu ». Elle admettait que « rien n’était facile », mais évoquait l’Espagne comme « la plus belle chose de ma vie ». Dans un autre écrit publié à titre posthume en 1991, elle déclarait : « Comment vivre sans le Parti ? Sans lui je ne suis rien, la vie n’a pas de sens. Sans lui, je suis comme dans une pièce sans air, je n’ai pas un seul ami ». Quand en janvier 1972 la vétérane états-unienne Fredericka Martin lui envoya une photo prise en Espagne, elle lui répond qu’elle avait ressenti la même joie « qu’il y a 35 ans ».
Liza mourut en 1974 d’un infarctus près de Moscou lors d’une visite à sa fille. Inge et Trude autorisèrent la publication de son autobiographie dix ans plus tard. Dans le court testament qu’elle avait rédigé quelques années avant sa mort, elle exprimait sa dernière volonté : « Informez de ma mort l’Association des combattants espagnols à Belgrade. Je salue tous les camarades avec qui je suis liée par ce qu’il y a eu de plus beau dans ma vie : l’Espagne ».
Par Hervé Lemesle
ŒUVRE : « Zašto je sve teško bilo lako » [Parce que tout ce qui est difficile était facile], in Čedo Kapor et alii, Španija 1936-1939 [L’Espagne], Belgrade, Vojno-izdavačko zavoda, 1971, vol.3, pp.323-337. – Die Straße der Wirklichkeit, Bericht eines Lebens, Berlin, Verlag Neues Leben, 1984. – « Was am meisten Schmerzte. Erinnerungen », in Beiträge zur Geschichte der Arbeiterbewegung, Berlin, janvier 1991, pp.80-89.
SOURCES : Arch. de Yougoslavie (Belgrade), déclaration au CC KPJ à Paris et rapport sur les services de santé en 1939 (724, ŠpIb10 et 13), dossier personnel (724, ŠpVIIIG13). – « Milan Gavrić », in Enciklopedija Jugoslavije, vol.3, Zagreb, Izdanje i naklada leksikografskog zavoda FRNJ, 1958, p.432. – Slobodanka Ast, „Naše Španjolke 1936-1939. 7 Najlepše gidine života“ [Nos Espagnoles. Les plus belles années de notre vie], Politika, 14 mars 1975. – Anija Omanić, « Žene učesnice u Španskom ratu sa područja bivše Jugolavije » [Les femmes des territoires de l’ancienne Yougoslavie engagées dans la guerre d’Espagne] in Č. Kapor, Za mir i progres u svijetu [Pour la paix et le progrès dans le monde], Sarajevo, SUBNOR BiH, 1999, pp.134-140. – Hans Landauer et Erich Hackl, Lexikon der österreichischen Spanienkämpfer 1936-1939, Vienne, Theodor Kramer, 2008 (2e édition), p.94. – Lise Vogel, « Sidney Vogel : Spanish Civil War Surgeon », American Journal of Public Health, n°98 (12), décembre 2008, p.2147. – Renée Lugschitz, Spanienkämpferinnen. Ausländische Frauen im Spanischen Bürgerkrieg, Vienne, Lit Verlag, 2012. – Claude Collin, Le « Travail allemand », une organisation de résistance au sein de la Wehrmacht. Articles et témoignages, Paris, Les Indes savantes, 2013. – Avgust Lešnik et Ksenja Vidmar Horvat, « The Spanish Female Volunteers from Yugoslavia as Example of Solidarity in a Transnational Context », The International Newsletter of Communist Studies, vol. XX/XXI (2014/2015), n°27-28, pp.37-51. – Ingrid Schiborowski et Anita Kochnowski (éd.), Frauen und der spanische Krieg 1936-1939. Eine biografische Dokumentation, Berlin, Verlag am park, 2016, pp.167-168, version actualisée en ligne.