CURIEL Henri, dit Younès en Égypte, dit Pointet, Jacques, Guillaume, Frédéric et Wassef en France

Par René Gallissot

Né le 13 septembre 1914 au Caire (Égypte), assassiné le 4 mai 1978 à Paris ; militant antifasciste de l’Union démocratique ; fondateur du Mouvement égyptien de libération nationale (1943) ; responsable politique du Mouvement démocratique de libération nationale (1947) ; « porteur de valise » pour le FLN (1957), responsable du réseau Jeanson (1960) ; fondateur du Mouvement anticolonialiste français (juillet 1960) ; fondateur de l’organisation Solidarité ; artisan de la paix au Proche-Orient.

Henri Curiel
Henri Curiel

Issu du côté paternel, d’une famille de juifs séfarades, protégés italiens, Henri Curiel grandit au Caire avec son frère, Raoul (né un an avant lui) dans un milieu cosmopolite où la France était une référence absolue. Demeurant dans l’un des beaux quartiers de la capitale égyptienne (Zamaleck) avec son père, Daniel Curiel, banquier, homme d’affaires et propriétaire terrien, et sa mère, Zéphira Behar, catholique, d’origine syro-libanaise, il fit sa scolarité au collège des jésuites.

Optant pour la nationalité égyptienne en 1935, Henri Curiel, désigné pour travailler avec son père, subit l’influence de son frère, étudiant à Paris, membre des Amis de l’URSS, marqué par le Front populaire et sa participation aux réseaux de soutien à l’Espagne républicaine. Raoul Curiel faisait partie des Étudiants socialistes et était proche de la Gauche révolutionnaire de Marceau Pivert*. En 1938, à cause des menaces de guerre il décida de revenir en Égypte. Il incitait son frère, Henri, à lire les brochures et manuels d’édition française du marxisme-léninisme soviétique.

En 1939, les deux frères Curiel, antifascistes, séduits par le communisme à travers la personnalité de Georges-Henri Pointet* qui avait adhéré au Parti suisse du travail, rallièrent l’Union démocratique connue aussi sous le nom de Ligue démocratique, avec Marcel Israël. Grâce aux fonds de Daniel Curiel, ce regroupement disposait de locaux, d’une bibliothèque tenue par Diane Rossano (plus tard Didar Fawzy*) et d’une revue : Don Quichotte (façon de saluer l’Espagne républicaine) dont Georges Henein était responsable. Henri Curiel y écrivit un article dénonçant la condition des ouvriers égyptiens. Cette revue dura six mois et soutint la campagne du jésuite Henry Ayrout pour porter secours à la misère paysanne, en publiant des enquêtes sur la vie des fellahs en Haute Égypte. L’Union démocratique organisait des conférences et trouvait dans la libraire du Rond-point un relais intellectuel antifasciste attentif à ce qui se passait en France. Lorsque la Seconde Guerre mondiale fut déclarée, Raoul et Henri se portèrent volontaires pour rejoindre l’armée française, mais en vain tandis que Georges-Henri Pointet réussissait à s’enrôler dans les troupes françaises. Celui-ci appartint ensuite à l’armée de libération au sein de laquelle il trouva la mort en 1944. Henri Curiel prendra le nom de Pointet pour premier pseudonyme, à son arrivée en France en 1951.

En butte à des soucis de santé (signes précurseurs de la tuberculose), Henri Curiel avait découvert l’insondable misère du peuple égyptien dans la compagnie entre autres filles de bourgeoisie, d’une jeune infirmière qui avait des préoccupations sociales, Rosette Aladjem, fille d’un haut fonctionnaire, qu’il épousera en 1943. Ce fut pour Henri Curiel le choc initiatique, la révélation d’un insoutenable malheur qui allait le conduire à la politique.

À partir de la librairie du Rond-Point, et sous l’impulsion de Georges Gorse, délégué de La France libre du général de Gaulle à Londres, il avait participé à la fondation des Amitiés françaises ; son frère, Raoul, devint le speaker de la France libre à radio Dakar. En Égypte, la puissance d’occupation était l’Angleterre ; tout se précipitera en 1942 lorsque Le Caire faillit tomber aux mains de Rommel. Alors que la communauté juive aisée s’empressait de partir pour Jérusalem, Henri Curiel décida de rester ; il fut arrêté par la police égyptienne, emprisonnant communistes et Frères musulmans, à l’insu des autorités anglaises. Libéré grâce à l’intervention de son père et placé pour trois ans sous le régime de la résidence administrative après le coup d’arrêt porté à l’avance allemande d’El Alamein, il créa en 1943 le Mouvement égyptien de libération nationale (MELN), un de ces fronts nationaux que l’Internationale communiste appelait à former. Le « secteur Égypte », avant comme après la dissolution de l’IC, relevait de la Section coloniale du PCF que dirigera Élie Mignot*, sous la responsabilité d’André Marty.

Rapidement, l’organisation fut en mesure de traduire et de diffuser des textes communistes (comme Manifeste du Parti communiste, Que faire ? Socialisme utopique et socialisme scientifique, Les principes du léninisme), de tenir une fois une école de cadres dans la propriété Curiel, de recueillir les mutins des brigades grecques en avril 1944, de s’associer aux actions et manifestations du Comité national des étudiants et des ouvriers, de participer aux conflits sociaux qui secouaient le pays, notamment aux grandes manifestations de février 1946. Mais la concurrence avec les organisations d’Hillel Schwartz (Iskra) et de Marcel Israël (Libération du peuple), la faiblesse de l’implantation populaire qui laissait la direction entre les mains d’ « Egyptiens étrangers » pour dire intellectuels issus des colonies d’affaires, et la répression policière ne facilitaient pas la volonté d’« égyptianiser » le mouvement. Henri Curiel fut à nouveau arrêté en juillet 1946, relâché puis encore arrêté en décembre et libéré sous caution.

En juillet 1947, les trois organisations majeures (MELN, Libération du peuple et Iskra) formèrent un front national, Mouvement démocratique de libération nationale (MDLN), contre l’occupation britannique, mais très vite des luttes intestines brisèrent l’unité. La reconnaissance de l’État d’Israël et la première guerre israélo-arabe provoquèrent l’arrestation de militants communistes. Accusé de sionisme, Henri Curiel fut enfermé d’abord à « la prison des étrangers » puis détenu au camp d’Huckstep ; Rosette Curiel, sa femme, fut arrêtée puis, pour raisons de santé, placée sous bonne garde en résidence pendant deux ans dans un sanatorium. Après les élections de 1950, le gouvernement égyptien annonça la libération des détenus politiques « étrangers » moyennant leur départ définitif d’Égypte. Privé de la nationalité égyptienne sous le prétexte qu’il n’avait pas produit le papier de renoncement à la nationalité italienne, Henri Curiel, qui s’obstinait à vouloir rester incarcéré, fut embarqué de force à Port-Saïd le 26 août 1950. Débarqué à Gênes, il s’adressa à la direction du Parti communiste italien qui lui réserva un accueil glacial. Il passa clandestinement en France en 1951, fut reçu par André Marty, mais le bureau de la section coloniale se montra réservé vis-à-vis de ce fils de banquier juif prétendant prendre la tête du communisme égyptien.

Aidé financièrement par Joseph Hazan qui avait monté une société de papeterie et textile, Patex (Henri Curiel sera officiellement un employé de la société), il continua à diriger le MDLN en Égypte comme un secrétaire général en exil. Mais le putsch des « officiers libres », le 23 juillet 1952, qu’il approuva, lui valut de se voir dénoncé comme « suppôt de la dictature fasciste ». L’affaire Marty, en novembre 1952, acheva de le marginaliser (le PCF reprochait à André Marty d’avoir été hébergé par « un couple d’Égyptiens douteux » en 1943 au Caire) et de le mettre au ban du mouvement communiste. La section coloniale du PCF accompagnait en outre la distance que prenait l’URSS avec l’État d’Israël, et se refusait à soutenir les efforts de recherche d’une solution concertée judéo-arabe pour trouver une issue au conflit que conduisaient ces exilés d’Égypte dans le Groupe de Rome.

L’orientation et l’action pratique de Curiel étaient vouées au soutien des luttes de libération nationale. Robert Barrat, journaliste engagé contre la guerre d’Algérie, lui ouvrit un nouveau champ d’action ; il le présenta à Francis Jeanson* qui mettait en place un réseau d’aide au FLN. Pendant trois ans, Henri Curiel s’employa à seconder le réseau Jeanson : caches, transports de militants, diffusion des journaux et des tracts, collecte de l’argent de l’émigration et transports de fonds, passages de frontières. Il travaillait avec sa femme, Rosette, Joyce Blau* et Didar Fawzi Rossano, toutes deux venues d’Égypte. Après l’insurrection à Alger des partisans de l’Algérie française, le 13 mai 1958, Henri Curiel incita Francis Jeanson à rencontrer des dirigeants du PCF pour envisager des luttes en commun. Un premier contact eut lieu entre Francis Jeanson et Antoine Casanova* le 30 mai 1958, suivi d’un second le 5 juin avec Waldek Rochet*, mais les divergences étaient trop fortes.

En même temps que les arrestations au sein du réseau Jeanson se faisaient plus nombreuses en 1960, des désaccords apparurent entre le groupe Curiel et Francis Jeanson. Ce fut néanmoins Henri Curiel qui prit la direction du réseau en 1960 lorsque Francis Jeanson dut disparaître après un coup de filet de la DST. Henri Curiel voulut alors élargir le réseau en créant le Mouvement anticolonialiste français (MAF). La réunion fondatrice se tint le 20 juillet 1960 à Saint-Cergue, en Suisse, avec une trentaine de délégués. Ce fut un échec, le pragmatisme de Curiel se heurta aux partisans de la « révolution algérienne » qui pensaient qu’elle pourrait avoir des conséquences en Europe alors qu’il ne voyait dans le FLN qu’un mouvement de libération nationale.

Le 7 octobre 1960, Rosette Curiel fut arrêtée à Genève puis expulsée vers Tunis. Le 20 octobre, Henri Curiel fut, à son tour, arrêté et incarcéré à Fresnes où il fut détenu pendant dix-huit mois avec plus d’un millier d’Algériens. Après la grève de la faim de novembre 1961, il obtint le régime politique avec les autres détenus algériens. Le FLN le laissa donner des cours de perfectionnement en français. Il sortit de Fresnes après les accords d’Évian, le 14 juin 1962, et dut à ses relations gaullistes de pouvoir rester en France et d’œuvrer pour le Tiers-monde.

Henri Curiel créa, en décembre 1962, Solidarité, une centrale de prestation de services pour apporter de l’aide aux mouvements de libération. Il s’agissait de se mettre au service d’autres militants venus du monde entier et de leur enseigner certaines techniques : repérage et rupture d’une filature, impression de tracts et de brochures, fabrication de faux papiers, etc. Axée sur le Tiers-monde, l’aide fut étendue aux réseaux antifascistes luttant contre Franco en Espagne, Salazar au Portugal, les colonels en Grèce ou Pinochet au Chili, et à l’ANC d’Afrique du Sud. Les militants arrivaient par petits groupes pour des stages de durée variable. Cela dura quinze ans. Sous la présidence de Giscard d’Estaing, Henri Curiel perdit sa protection, se retrouvant à la merci des entreprises anticommunistes des Services français.

Henri Curiel s’employait à esquisser un plan de paix entre les Palestiniens émissaires de Yasser Arafat à la tête de l’OLP, et des Israéliens engagés dans le mouvement de « la paix maintenant », lorsqu’il fut assassiné le 4 mai 1978. Il avait rendez-vous avec le responsable palestinien Issam Sartaoui, mandaté par Yasser Arafat, quand il fut abattu, sur informations minutées d’écoutes téléphoniques, en sortant de l’ascenseur de son domicile. L’attentat fut revendiqué par le groupe Delta faisant écho au commando Delta de l’OAS en Algérie et en France, mais l’enquête policière ne put aller jusqu’à identifier les instigateurs et les exécutants du crime.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article21225, notice CURIEL Henri, dit Younès en Égypte, dit Pointet, Jacques, Guillaume, Frédéric et Wassef en France par René Gallissot, version mise en ligne le 25 octobre 2008, dernière modification le 3 mai 2020.

Par René Gallissot

Henri Curiel
Henri Curiel

SOURCES : Marie-Dominique Gresh, Le PCF et l’Égypte 1950-1956, mémoire de maîtrise, Université de Paris 1, 1969. — Maxime Rodinson, Marxisme et monde musulman, Le Seuil, 1972. — Gilles Perrault, Un homme à part, B. Barrault, 1984. — Didar Fawzy-Rossano, Mémoires d’une militante communiste (1942-1990) du Caire à Alger, Paris et Genève. Lettres aux miens. L’Harmattan, 1997. — Autour de l’action et de l’assassinat d’Henri Curiel. Textes et documents, colloque international Université de Paris 8, novembre 1998 avec en annexe : Rapport envoyé d’exil par Henri Curiel à ses camarades en Égypte (1951) : « La Lutte du Mouvement égyptien de libération nationale puis du Mouvement démocratique de libération nationale depuis leur formation jusqu’à la déclaration de la loi martiale (mai 1948) ». — Michel Rogalski et Jean Tabet (dir.), Des Brigades internationales aux sans-papiers. Crise et avenir de la solidarité internationale, Actes des rencontres internationales Henri Curiel (novembre 1998, Gennevillers), Pantin, Le Temps des Cerises, 1999. — Jean-Luc Einaudi, Franc-tireur. Georges Mattéi, de la guerre d’Algérie à la guérilla. Le Sextant, 2004. — J. Charby, Les porteurs d’espoir. Les réseaux de soutien au FLN pendant la guerre d’Algérie : les acteurs parlent, La Découverte, 2004. — Fonds d’arch. du Groupe de Rome, des papiers Curiel et des archives de Solidarité déposés et consultables à l’Institut international d’histoire sociale à Amsterdam.

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