DAMORAN Étienne [Jean, François, Étienne]

Par Tangi Cavalin, Nathalie Viet-Depaule

Né le 20 février 1920 à Lamothe-Landerron (Gironde), mort le 25 février 1994 à Cestas (Gironde) ; soudeur ; prêtre du diocèse de Bordeaux (1943), prêtre-ouvrier (1948-1954), curé de Cestas (1954-1994), pompier volontaire ; militant du Mouvement de la paix ; militant CGT.

Fils d’un forgeron et d’une cultivatrice de la campagne girondine, Étienne Damoran fut ordonné prêtre en 1943 à l’issue de ses études au grand séminaire de Bordeaux. Il fut nommé professeur au petit séminaire, mais réfractaire au Service du travail obligatoire (STO), il rejoignit le maquis de Lorette près de La Réole, échappant plusieurs fois à la Gestapo. Chargé provisoirement de la fédération JOCF du quartier de Talence de septembre 1944 à juin 1945, il découvrit les conditions de vie du prolétariat dont il prit davantage encore la mesure lorsqu’il fut nommé vicaire au Sacré-Cœur de Bordeaux, une grosse paroisse populaire, et eut la responsabilité du quartier de La Barrière de Bègles. Sa fonction d’aumônier jociste lui avait montré les limites de ce type d’apostolat et l’avait incité non seulement à établir des contacts avec la Mission de Paris à travers François Laporte, mais à rencontrer en 1946 son supérieur, Jacques Hollande. Il sollicita alors de son archevêque, Mgr Feltin, l’autorisation de passer trois mois au séminaire de la Mission de France dans la perspective d’implanter un secteur missionnaire à Bordeaux.
Après avoir été au cours de l’année 1947 « petit père » - expression désignant les prêtres déjà ordonnés qui se destinaient à un apostolat missionnaire - à Lisieux, où se trouvait le séminaire de la Mission de France, il put envisager son envoi en mission à Bordeaux. Le 10 décembre 1947, le bulletin de la Mission de France, Unis pour... Lettre aux Communautés et aux stagiaires, annonçait que « l’abbé Damoran » était venu rejoindre Émile Bondu et Clément Gaboriaud pour faire équipe à la paroisse Saint-Rémi : « Nous trouvons à Saint-Rémi (8 000 habitants) un petit milieu de chrétiens pratiquants : nous touchons 200 adultes à la messe dominicale ; bonnes volontés, mais peu de vraies valeurs humaines. Petite communauté donc, mais pas très vivante parce que divisée ; beaucoup de vie dans la paroisse, mais celle-ci n’est pas assumée par les chrétiens ; leur inefficacité jette ceux qui souffrent vers un autre salut, et pourtant quelle magnifique chrétienté peut naître : un bloc d’une seule pièce animé de l’esprit chrétien ; notre secteur est un tout homogène très ouvrier. »
En février 1948, Étienne Damoran rédigea un rapport de sept pages pour montrer la nécessité de la mission à Bordeaux. « La Mission a donc sa place à côté de la paroisse, à côté de l’Action catholique. À elle de renvoyer vers la paroisse les anciens chrétiens "réveillés" ; à elle d’orienter vers l’Action catholique les éléments mûrs pour elle. [...] Elle n’a pas à "organiser" quelque chose en dérobant ici ou là des éléments déjà chrétiens et avides de nouveauté. Elle a à faire naître en milieu païen des communautés pré-chrétiennes, à les alimenter, à les former, à les engager. » Ce rapport marquait le démarrage officiel de la mission ouvrière à Bordeaux, qui s’étendait sur le territoire des paroisses de Saint-Rémi et de Saint-Joseph. L’équipe, composée d’Étienne Damoran (qui en avait la responsabilité), d’Émile Bondu* (prêtre de la Mission de France) et de Michel Favreau* (prêtre du diocèse de Luçon), se retrouvait au 188 cours de la Marne. Tous les trois devinrent prêtres-ouvriers.
Étienne Damoran entra aux Chantiers de la Gironde comme soudeur à l’arc et se syndiqua à la CGT. En dehors de ses heures de travail, il menait de front plusieurs activités dans un souci missionnaire. Il impulsa une « opération castors » avec un groupe de cent cinquante foyers, les uns issus de la JOC, du Mouvement populaire des familles, de la CFTC, les autres du syndicat CGT des Chantiers de la Gironde, créant le 21 novembre 1948 la coopérative d’HBM appelée « le Comité ouvrier du logement ». Il s’agissait de construire avec les futurs habitants - et de leurs propres mains - une cité de logements à bon marché à Pessac, dans la banlieue sud-ouest de Bordeaux. Étienne Damoran s’y impliqua beaucoup, entraînant avec lui les séminaristes de la Mission de France à prêter main-forte au chantier pendant les week-ends. Cet exemple, dont on parle encore aujourd’hui, mérite d’être souligné car il servit de référence à de nombreuses « opérations castors » qui se développaient alors en France.
Si le monde ouvrier était l’objet premier de son apostolat, Étienne Damoran rassemblait aussi des bourgeois chrétiens progressistes qui se réunissaient régulièrement avec lui et soutenaient l’effort missionnaire de l’équipe des prêtres-ouvriers. Lecteur des Cahiers de Jeunesse de l’Église qu’avait initiés le dominicain Maurice Montuclard*, il avait formé un « groupe Jeunesse de l’Église », où l’on étudiait la Bible et parlait d’actualité. Soucieux d’incarner une certaine adéquation entre l’Église et la société, il n’hésita pas à s’engager au Mouvement de la paix. Il coprésida ainsi un débat public à Lesparre, organisé par le conseil communal des Combattants de la paix, le 3 novembre 1950, participa aux assises de la paix en Gironde, le 6, signa l’appel en faveur de la paix (appel de Stockholm) qui parut dans Les Nouvelles de Bordeaux et du Sud-Ouest, accepta d’être interviewé le 8, disant : « Je suis enthousiasmé de voir cette union si large dans la lutte pour la paix. Enfin la preuve est faite que le barrage du sectarisme est rompu. » Bien qu’il fît valoir que cet engagement en faveur de la paix correspondait à l’esprit de la mission, cette attitude déplut à son archevêque, Mgr Richaud. Cette réprobation annonçait avant l’heure la répression qui allait frapper les prêtres-ouvriers.
La mission ouvrière continuait néanmoins. Elle avait sa petite chapelle au 188 cours de la Marne et tâchait de faire de cet espace un lieu de rencontre pour l’équipe, pour des militants laïcs comme pour des responsables du mouvement ouvrier. La mort, le 7 avril 1951, d’un membre de l’équipe, Michel Favreau, docker, écrasé par une palanquée de madriers sur le port, eut un double effet : elle resserra les liens entre les différentes composantes de la mission e creusa davantage l’écart avec Mgr Richaud, de moins en moins favorable à la présence de prêtres-ouvriers dans son diocèse. Ce dernier accepta avec réticence que Jean Leclère* (prêtre de la Mission de France) remplaçât Michel Favreau.
Lorsque les menaces romaines se précisèrent vis-à-vis des prêtres-ouvriers, Étienne Damoran fut l’un de ceux qui défendirent leur apostolat lors de la rencontre du 23 mai 1953 à Bagneux devant les cardinaux Liénart, Feltin, Mgr Guerry et quelques autres membres de la hiérarchie. Il continua à défendre la nécessité des prêtres-ouvriers auprès de Mgr Richaud jusqu’au moment où l’Église leur demanda de ne plus travailler en usine. Il choisit alors d’obtempérer. Il écrivit à Mgr Richaud, le 5 avril 1954 : « L’ordre reçu m’atteint dans ce que j’étais devenu peu à peu au nom d’une mission confiée voici plusieurs années. Il ne s’agit pas d’un changement d’affectation pour une tâche qui resterait la même, mais d’une mutilation. Je rentre donc dans l’Église avec la conscience d’un certain "abandon" de mes frères ouvriers, conscience de les laisser se débattre seuls dans leurs luttes quotidiennes contre des injustices monstrueuses. Cet abandon m’affecte encore, et pourquoi ne pas le dire, parce qu’il semble faire de moi dans la société actuelle un complice de ces injustices. » Étienne Damoran refusa de faire cause commune avec les prêtres-ouvriers qui s’étaient soumis au diktat romain et s’efforçaient de faire valoir leur apostolat. Il coupa tout lien avec eux persuadé qu’il revenait aux évêques de reconnaître le bien-fondé des engagements des prêtres-ouvriers d’avant 1954.
Mgr Richaud autorisa Étienne Damoran à quitter Bordeaux, lui permit de continuer à travailler sur un chantier de construction à Canéjan et de s’occuper du fonctionnement d’une maison de repos pour jeunes filles à Cestas (petite commune à la bordure de la forêt landaise) dont il était l’initiateur avec d’anciennes permanentes de la JOCF depuis sept ans. Il le nomma officiellement à Cestas, lui demandant de rendre service au curé qui était âgé. Étienne Damoran remplaça ensuite le curé et devint pompier bénévole à Cestas. Il avait été très marqué par l’incendie du 20 août 1949 qui avait fait 82 morts (surtout des pompiers) et détruit 140 000 hectares de forêt. Comptant parmi les sauveteurs, il n’avait pas oublié cette nuit mémorable. Il fit en sorte qu’un centre de secours soit construit et qu’un corps de pompiers, tant volontaires que professionnels, soit créé (1962). Il en fut durant de longues années l’animateur.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article21352, notice DAMORAN Étienne [Jean, François, Étienne] par Tangi Cavalin, Nathalie Viet-Depaule, version mise en ligne le 25 octobre 2008, dernière modification le 25 octobre 2008.

Par Tangi Cavalin, Nathalie Viet-Depaule

SOURCES : Arch. de l’archevêché de Bordeaux, 1 D 8-35 (fonds prêtres-ouvriers). — Arch. historiques de l’archevêché de Paris, fonds Feltin DXV5. — Arch. Mission de France, Le Perreux et CAMT Roubaix 1997015 0105. — Danièle Voldman, La reconstruction des villes françaises de 1940 à 1954, L’Harmattan, p. 368. — Charles Suaud, Nathalie Viet-Depaule, Prêtres et ouvriers. Une double fidélité mise à l’épreuve 1944-1969, Karthala, 2004. — Tangi Cavalin, Nathalie Viet-Depaule, Une histoire de la Mission de France. La riposte missionnaire 1941-2002, Karthala, 2007. — Paul Valet, Prêtre-ouvrier. Itinéraire d’un ancien jociste, Karthala, 2008. — Unis pour, 10 décembre 1947, Noël 1948. — Les Nouvelles de Bordeaux et du Sud-Ouest, 7 novembre 1950. — Entretien téléphonique avec Jean Leclère, 6 avril 2001. — Témoignage de Michel Prignot, 22 février 2008. — Notes de Jean Landry, mars 2008.

rebonds ?
Les rebonds proposent trois biographies choisies aléatoirement en fonction de similarités thématiques (dictionnaires), chronologiques (périodes), géographiques (département) et socioprofessionnelles.
Version imprimable