Par Gauthier Langlois
Né le 26 mars 1828 à Poitiers (Vienne), mort le 13 septembre 1873 à Paris (XVIIIe arr.) ; frère de l’homme politique Arthur Ranc avec lequel il est parfois confondu, il fut comme lui proscrit sous le Second Empire et se réfugia à Jersey dans la communauté animée par Victor Hugo. Revenu à Paris après l’amnistie, son enterrement en 1873 constitua un grand rassemblement républicain.
Il était originaire d’une famille de tanneurs installée à Villefort (Lozère). Son père Joseph Odilon fit une carrière juridique : il devint avoué près de la cour royale de Poitiers. Le 18 juin 1827, il y épousa Julie Massé, fille de magistrat et petite fille d’un conseiller de préfecture. De ce mariage naquit Adrien Ranc et Arthur Ranc.
Militant républicain Adrien dut s’exiler suite au coup d’État du 2 décembre 1851. Cependant il n’apparait pas dans la liste des poursuivis. Il est donc possible qu’il soit parti suite au complot de l’hippodrome (7 juin 1853) dans lequel son frère était impliqué. Il était en tout cas proche d’Eugène Alavoine, également impliqué dans ce complot.
Réfugié à Jersey Adrien s’y retrouva avec nombre de proscrits français dont Victor Hugo. Il participa à leurs activités politiques et notamment, le 11 novembre 1853, à l’assemblée générale des proscrits républicains résidant à Jersey qui déclara le sieur Julien Hubert espion et agent provocateur de la police de Napoléon III. Le 18 août 1854, il participa à une autre réunion des mêmes proscrits relative en particulier au « cas de Jean Colfavru », ex-député de la Législative. Léon Goupy, Eugène Alavoine, Alphonse Bianchi, François-Victor Hugo, Édouard Bonnet-Duverdier et Charles Hugo se prononcèrent contre lui, Victor Hugo s’abstint.
À son retour en France il devint chef de gare de la Compagnie des chemins de fer de l’Ouest. Malade, il ne semble pas s’être investi dans la défense de la France contre la Prusse ni dans la Commune. Il mourut entouré de ses parents et de son épouse Franceline Laurendeau dans son domicile 16 rue des Trois-Frères à Montmartre.
Ses obsèques civiles furent l’occasion d’un grand rassemblement républicain. Son frère Arthur Ranc, réfugié en Belgique pour sa participation à la Commune n’était pas là. Mais la notoriété d’Arthur parmi les républicains attira beaucoup de monde. Selon les journaux 300 à 600 personnes, portant une immortelle à la boutonnière, suivirent le char funèbre du domicile du défunt jusqu’au au cimetière de Montmartre-Saint-Ouen. S’y trouvaient Eugène Spuller, rédacteur en chef de La République française qui représentait Arthur Ranc, Joseph Ranc, père d’Adrien et d’Arthur ; de nombreux hommes politiques, un grand nombre d’amis inconnus, ouvriers et bourgeois ainsi que quelques dames courageuses.
Devant la tombe, Eugène Spuller prononça le discours suivant : « Honorable et fraternelle assemblée, J’ai reçu de l’amitié la douloureuse mission de faire entendre sur cette tombe les paroles de souvenirs et de regrets que notre parti a toujours considéré comme un devoir d’adresser à ceux de ses membres qui lui ont été fidèles pendant leur vie et dont la mort offre un dernier exemple à méditer. Le digne citoyen dont nous entourons le cercueil a bien aimé la République ; il l’a bien servie. Pour cet homme de devoir, un tel éloge, si simple et si vrai, suffit. Je ne dis rien de plus sur son compte que ce qu’il au rait aimé à entendre, s’il était encore là pour nous écouter. Adrien Ranc avait dévoué son existence à notre cause. Il lui a tout donné, tout sacrifié, sans jamais compter, sans jamais penser à une autre destinée que celle que lui ont faite la difficulté des temps et les malheurs de la France. Il appartenait à cette génération si cruelle ment éprouvée, qui fut surprise, enchaînée et décimée par l’empire. Qui ne saura jamais ce que le crime de Décembre a coûté à la France en hommes riches de talents, de lumières et de dévouement à toute épreuve. Voici encore une des victimes de cette épouvantable catastrophe. Dans cette nuit sinistre où la pairie perdit sa liberté, les jeunes Français doués des plus sérieuses aptitudes et dont le zèle et l’instruction solide auraient poussé le pays dans les voies pacifiques du progrès et des améliorations politiques et sociales ; les jeunes Français de l’âge d’Adrien Ranc perdirent, non pas l’espérance,—elle ne les abandonna jamais, — mais, avec la République, ils perdirent la faculté et l’occasion de travailler en paix à la propagande féconde des généreuses idées dont ils étaient animés pour le bien public et la cause populaire. II y eut à cette époque d’innombrables proscrits. Furent-ils les plus mal heureux ? Ceux qui restèrent dans la géhenne maudite de la servitude et de la corruption ont prouvé assez par leur ardeur et par leurs efforts pour en sortir, de quel poids intolérable pour les nobles cœurs était cette tyrannie odieuse et hypocrite, fondée sur la délation et le mensonge que, pour notre honneur autant que pour notre sécurité, nous avons trop long temps supportée. Adrien Ranc fut de ceux qui tentèrent de s’en affranchir et qui travaillèrent à en délivrer le pays. Il dut prendre le chemin de l’exil, où il retrouva tous ceux qu’il avait voulu ramener dans la patrie. Il partagea avec eux le pain amer de la proscription. Ceux qui l’ont connu à cette époque pourraient vous dire quelle fut la part qu’il se réserva dans le malheur commun. Il ne voulut pour lui que la tâche d’adoucir la situation des autres par mille bons soins, mille petits services ; aussi ingénieux à dissimuler ses propres douleurs qu’à calmer celles dont il était témoin ; attentif à toutes les misères, courant au devant pour les secourir ; toujours gai, vif, tout plein de cette ardeur si difficile à entretenir quand on souffre soi-même, qui porte à cacher aux amis les tristesses de la réalité, en les entraînant sans relâche vers l’action incessante qui, du moins, pouvait les leur faire oublier. L’exil ne finit pour lui qu’à l’amnistie, il rentra en France. Alors commença une carrière de rude labeur où notre ami s’engagea avec le sentiment profondément juste et démocratique que le travail seul ennoblit toutes les conditions, et que la vraie liberté est là où se trouve le devoir joyeusement accepté et consciencieusement rempli. Il réussissait à merveille dans cette existence nouvelle quand le malheur, qui a, semble-t-il, ses sujets de prédilection, revint de nouveau le visiter ; une terrible maladie s’abattit sur lui : elle ne l’a lâché que pour l’abandonner à la mort. Depuis près de cinq ans, les forces intellectuelles et physiques d’Adrien Ranc allaient en déclinant. Ce qui n’a jamais faibli en lui, c’est la solidité de ses convictions. Si elle avait pu être ébranlée, il n’aurait eu qu’à jeter les yeux autour de lui pour se raffermir dans sa foi républicaine. Elle lui avait été, pour ainsi dire, transmise avec la vie par un père, vieux et persévérant patriote, dont les épreuves subies par ses fils n’ont jamais fait chanceler les opinions ; par une mère, admirable et vénéré modèle de constance et de fermeté, dont les fières et modestes vertus se dérobent à tous les éloges qu’elles méritent. Adrien Ranc avait encore une autre consolation, celle de voir grandir l’importance et la juste autorité dans notre parti de ce frère qu’il adorait, et dont il avait suivi la destinée, d’Arthur Ranc, dont la renommée républicaine faisait l’orgueil et la joie de sa vie, et qui semblait en retour, par son dévouement absolu à notre cause, vouloir acquitter une double dette envers la République, la sienne propre et celle de ce frère devenu tout à coup incapable de la servir. Il la revit cependant, cette République bien-aimée ; mais trop tard ! le mal lui interdit de rien faire pour elle. Ce qu’il a souffert de cette inaction forcée, nul ne pourrait le dire, et puisque, malgré les soins pieux et tendres de la courageuse et digne femme qu’il s’était donnée, nous lui rendons aujourd’hui les derniers devoirs, nous pouvons bien affirmer que le désespoir de se sentir à jamais écarté de nos luttes et de nos épreuves, a vraiment abrégé sa trop courte vie. Chers concitoyens, l’ami que nous allons quitter pour toujours n’a point connu le grand bonheur de savoir sa cause définitivement victorieuse, il n’a cependant jamais désespéré de son triomphe définitif. Il n’a cessé de penser à elle qu’au moment où la pensée a cessé d’animer sa triste et pénible existence. C’est là l’enseignement qu’il nous laisse. Il a lutté : luttons comme lui, sans trêve, sans défaillance. Il a longtemps attendu la victoire du droit sur le crime : cette victoire est venue un jour, et il a du moins pu voir que la justice était enfin vengée. Nous aussi, espérons. Les difficultés que nous avons à vaincre sont grandes. Toutefois, celles que notre ami a traversées étaient plus grandes encore, et cependant il n’a jamais douté. Pour tant de fermeté civique, pour tant de dévouement à la démocratie, il doit y avoir, il y a une récompense. C’est l’estime qui s’a joute à un nom déjà si respecté et si honoré parmi nous. Adrien Ranc ! au nom de votre frère violemment arraché à l’exercice de son mandat ds représentant du peuple, à l’affection de sa famille et à la nôtre, de votre frère qui a repris la route de l’exil sans pouvoir vous embrasser une dernière fois ; au nom de la fraternelle assemblée qui m’entoure, je vous adresse l’adieu suprême qu’on doit aux vrais et dignes républicains. Je rends hommage à vos services ; je salue votre mémoire, au nom de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, parmi les hommes. »
Par Gauthier Langlois
SOURCES : Archives départementales de la Vienne, Acte de naissance. — Maison de Victor Hugo - Hauteville House à Guernesey, Album Philippe Asplet, fol. 7. — À la France. L’agent provocateur Hubert, Jersey : imp. universelle, [1853]. — La Gazette des tribunaux, 19 octobre 1872. — Gossez, Alphonse-Marius, « Documents sur la situation au lendemain de la proclamation de la République (sept.- nov. 1870) », Revue d’Histoire du XIXe siècle - 1848, année 1934, p. 170-177. — Le Rappel, 15 septembre 1873. — Le Moniteur universel, 16 septembre 1873. — La République française, 17 septembre 1873.