Par Nicolas Marty
Né le 2 juin 1932 à Marsillargues (Hérault) ; ouvrier manutentionnaire ; syndicaliste CGT à la source Perrier, secrétaire du syndicat (1965-1986).
Jean Daumas, dit « La Matte », ouvrier manutentionnaire de l’usine Perrier à Vergèze (Gard), devint rapidement une des figures du syndicat CGT de la Source Perrier. Il contribua puissamment à faire de ce syndicat un des fers de lance du mouvement social languedocien.
Jean Daumas était issu d’une famille très intégrée à la communauté villageoise. Son grand-père participa activement à la vie politique locale, engagé à la SFIO. En 1920, il resta fidèle à la « vieille maison », puis fut maire de 1920 à 1938. Son père, quant à lui, choisit le Parti communiste. Comme beaucoup d’habitants des communes autour du Vidourle, il était ouvrier agricole, louant ses services à de grands propriétaires tout en travaillant pour lui-même un petit lopin de vigne qui offrait un petit complément de salaire. Jean Daumas fut élevé dans la tradition contestataire de Marsillargues, contre les grands propriétaires de la ville et ceux d’Aimargues, le village voisin, de l’autre côté du Vidourle. Comme son père, il commença à travailler jeune dans la vigne, en tant qu’ouvrier agricole, au cœur d’une main-d’œuvre rompue aux luttes sociales. Il y fait l’expérience des grèves de la fin des années 1940 et du début des années 1950, dernières en date des grandes grèves viticoles qui marquèrent tant le visage du Languedoc viticole depuis 1904. Mais on recrutait de moins en moins et le lopin de terre familial ne permettait pas à lui seul de le faire vivre. À partir de 1957, il entra à l’usine Perrier comme saisonnier, pour en partir au mois de septembre au moment des vendanges, comme le faisaient nombre d’ouvriers agricoles. Devant l’évolution de la conjoncture de la vigne, il entra définitivement chez Perrier en 1962. Il se syndiqua immédiatement à la CGT de l’usine, qui était cependant très différente du mouvement syndical qu’il avait connu dans la vigne.
Jean Daumas était représentatif des ouvriers arrivés chez Perrier entre 1955 et 1965, alors que l’entreprise connaissait une vague importante de recrutement pour faire face à une forte croissance de la production, à la fois d’eau minérale Perrier, mais aussi, sur le même site, de Pepsi Cola et de Pschitt. Ces nouveaux venus, issus de la viticulture, ne comprenaient pas l’apathie du syndicat CGT Perrier, très engagé dans le système institutionnel de l’entreprise et dont le caractère revendicatif était presque totalement absent. Trois ans après avoir intégré l’usine définitivement, Jean Daumas mena, avec un groupe décidé d’hommes issus des villages viticoles, une offensive en règle contre l’ancienne direction. Ils prirent les rênes du syndicat à partir de février 1965, mettant au premier plan la combativité et une organisation radicalement différente. L’accent fut mis immédiatement sur les décisions collégiales. Le secrétaire du syndicat fut entouré, certes, d’un bureau, mais également d’un conseil syndical qui accrut notablement le nombre de « dirigeants ». Ce conseil, initialement composé de douze personnes, fut élargi, en 1968, à près de trente membres. Des réunions périodiques du conseil syndical étaient prévues dans les statuts, tandis qu’un congrès syndical devait avoir lieu tous les ans. La nouvelle équipe mit au point un système décentralisé en créant des sections syndicales par service et par équipe. L’ambition affichée était claire, il s’agissait d’être au plus près de la base : « Aujourd’hui, il n’y a pas un seul ouvrier ou ouvrière qui peut dire : nous n’avons personne pour s’occuper de nous. » Daumas insistait sur l’absence de hiérarchie au sein du syndicat. « Il n’y a pas de hiérarchie. Celui dont le rôle est de placer une affiche est sur un pied d’égalité avec le plus haut placé sur l’échelle des responsabilités. Voilà notre conception. Que ceux qui passent leur temps à comparer les mérites de tel ou tel par rapport à tel autre y réfléchissent. » C’étaient les syndiqués eux-mêmes qui proposaient les noms des nouveaux candidats aux élections professionnelles, pour empêcher le cumul entre élus du CE et délégués du personnel. La division entre les différentes sections pouvant représenter un danger de dispersion, une attention particulière fut portée aux liaisons entre les différentes équipes et sections : la rédaction d’un bulletin du syndiqué (qui devint La Voix de la Source en avril 1965) faisait le point tous les mois sur l’évolution des objectifs poursuivis.
À plusieurs reprises, les observateurs notèrent que les hommes qui avaient pris en main la CGT étaient de « jeunes idéalistes ». Ces nouveaux ouvriers, pour la plupart nés dans les années 1930 et 1940, ne se reconnaissaient pas dans les pratiques héritées de la période précédente. Venus pour beaucoup de villages plus éloignés, ils comprenaient mal la mentalité des anciens ouvriers, recrutés essentiellement à Vergèze et à Codognan, pénétrés de l’esprit maison et qui avaient été modelés par le paternalisme. Pour les Renseignements généraux, Jean Daumas était entouré d’un noyau dur d’une quarantaine de « lieutenants », autour duquel s’agglomérait un groupe de deux cents ouvriers « partisans de l’action directe ».
La combativité sur les lieux de travail et l’importance accordée aux revendications quotidiennes étaient deux des raisons d’être du nouveau groupe qui dirigeait le syndicat. Pour eux, « le syndicat [était] un tout » et « la pratique du syndicat ne [pouvait] être partielle ». Le syndicalisme devait être appelé à jouer un rôle majeur dans l’organisation sociale et dans la vie économique : sa finalité était révolutionnaire. La méfiance à l’égard de la politique et de son influence éventuelle était très nette. Jean Daumas le rappela très clairement : « Une chose est sûre : pour être efficace, le syndicalisme doit être indépendant des partis ». Mais il ajoutait un peu plus loin : « mais cela ne veut pas dire qu’il doit être neutre. En effet, acteur de la vie économique, il doit peser de tout son poids pour faire avancer le progrès social ». À la Source Perrier, le syndicat, loin des clichés, était réellement indépendant, à la fois du PC et de l’UD-CGT, jugée trop inféodée au même parti. Ses publications étaient toujours des documents originaux, rédigés par le conseil syndical. Ce type de syndicalisme suscita l’incompréhension et des difficultés pour le cataloguer. Les Renseignements généraux, à l’occasion des grèves, et notamment celle de mai-juin 1968, montrèrent cette perplexité. Dans une note du 20 juin 1968, l’officier expliquait l’évolution du syndicat depuis sa reprise en main par Daumas, en apportant l’hypothèse du gauchisme. En réalité, c’était plus vers la tradition syndicaliste révolutionnaire, issue des valeurs des ouvriers agricoles de la plaine, qu’il fallait chercher les raisons de cette combativité. C’est aussi ce qui explique le développement de rapports étroits avec le mouvement occitan et viticole.
Jean Daumas se retrouva au cœur du conflit qui amena un revirement de jurisprudence très important dans le droit du travail français, l’arrêt Perrier de la Cour de cassation (1974). Après une grève avec occupation de l’usine en 1970, la direction décida d’éliminer Daumas et une partie de l’équipe de direction du syndicat en licenciant des représentants du personnel normalement protégés par leur statut. Après une longue bataille juridique, la Chambre mixte décida, le 21 juin 1974, de rompre avec la jurisprudence de la Chambre sociale qui permettait, depuis 1952, d’utiliser la résiliation judiciaire du contrat de travail, c’est-à-dire de faire abstraction de la protection théorique que donne le statut de représentant du personnel. La Cour de cassation permit de conclure que la protection des délégués du personnel et des élus du CE était « exceptionnelle et exorbitante », ce qui contredisait toute idée d’aller dans le droit commun. Cela signifiait que la protection n’avait pas été instituée au profit des représentants, mais dans l’intérêt de l’ensemble des travailleurs qu’ils représentaient. Mettre fin, sous prétexte de faute contractuelle, à leur contrat reviendrait à priver la collectivité des travailleurs de ses porte-parole. Le principe de la suprématie du droit du travail sur le droit civil l’emportait. Jean Méloux, un avocat proche de la CFDT qui avait gagné la confiance des ouvriers de Perrier et le syndicat remportèrent de ce fait une victoire très importante, qui marque l’ensemble des relations sociales françaises depuis 1974.
Jean Daumas resta secrétaire du syndicat CGT Perrier jusqu’en 1986, puis fut remplacé par Jean-Pierre Runel. Il prit sa retraite en 1989.
Par Nicolas Marty
SOURCES : Arch. Dép. Gard, CA 920, CA 1022, CA 2549. — Arch. Nat., CAC 770128/215. — Arch. CGT, Source Perrier, Vergèze. — Arch. du CE Source Perrier, Vergèze. — Nicolas Marty, Perrier, c’est Nous ! Histoire de la Source Perrier et de son personnel, Éditions de l’Atelier, 2005. — Nicolas Marty, « Les conditions historiques d’un revirement de jurisprudence majeur dans l’histoire du droit du travail français : les arrêts Perrier de la cour de Cassation (1974) », in Dominique Barjot (dir.), Le travail et les hommes : le travail à l’époque contemporaine, actes du 127e congrès national du CTHS, Paris, Éd. du CTHS, 2004. — Jean Sagnes, « Le syndicalisme révolutionnaire dans le Midi viticole et sa postérité », Études sur Pézenas et l’Hérault, 1979-2, p. 37. — Le Paysan du Midi et Le Cri du Gard, juin 1947. — L’Humanité. — La Marseillaise. — Entretiens René Delon (secrétaire CE Source Perrier). — Entretiens Jean Daumas.