Par Jacques Droz
Le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier-Allemagne qui voit le jour, s’inscrit dans un ensemble d’ouvrages auxquels Jean Maitron a donné l’impulsion lorsqu’il a lancé un premier volume — traitant de l’Autriche — du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international. Depuis lors, plusieurs ouvrages ont paru, ayant comme sujet la Grande-Bretagne, le Japon et la Chine. Celui sur l’Allemagne s’imposait d’autant plus qu’il n’existait, en Allemagne et ailleurs, aucune publication retraçant de façon objective et systématique la vie des principaux militants ouvriers et des théoriciens qui ont pu inspirer leur action. L’on pouvait se reporter au Biographisches Lexikon des Sozialismus de Hans Osterroth pour étudier les sociaux-démocrates décédés avant 1960 et au Biographiques Lexikon publié à Berlin-Est en 1970 et centré sur les milieux communistes. Mais l’un et l’autre donnent des personnalités représentées une idée apologétique et souvent partiale. En dehors de ces deux dictionnaires, l’historien disposait de notices biographiques sur un thème donné, comme celles de Pierre Broué dans son livre Révolutions en Allemagne, celles de Hermann Weber dans Wandlungen des deutschen Kommunismus ou celles de Helga Grebing dans Lehrstücke in Solidarität 1945-1949, d’ailleurs les unes et les autres excellentes. En dehors de l’institut d’Amsterdam, d’importants dépôts d’archives et de littérature militante ont été créés en Allemagne, notamment à l’Institut für Zeitgeschichte de Munich, à la Friedrich-Ebert-Stiftung à Godesberg, à l’Institut zur Geschichte der Arbeiterbewegung à Bochum, constituant depuis plusieurs décennies des bases de travail dont les auteurs de ce dictionnaire ont fait ample usage. D’importants travaux bibliographiques qui sont l’œuvre de l’Archiv für Sozialgeschichte (Brunswick, puis Godesberg), permettaient de prendre connaissance des richesses et de la spécialisation de ces instituts ; également précieux étaient les articles et comptes rendus publiés depuis 1965 par l’IWK (Internationale wissenschaftliche Korrespondenz zur Geschichte der deutschen Arbeiterbewegung) ainsi que les analyses de travaux récents par Ursula Ratz dans Neue politische Literatur. Grâce à ces ressources, l’œuvre entreprise ne paraissait pas irréalisable. Elle a été facilitée à Paris par l’obligeance de certaines bibliothèques, le Deutsches Historisches Institut, la BDIC et la Sorbonne.
La décision de mettre en route ce dictionnaire remonte à une dizaine d’années. A la demande de Jean Maitron, Alexandre Adler avait préparé une liste nominative de près de 4 000 militants, en indiquant à propos de chaque personnalité son importance relative et les phases essentielles de sa carrière. Il avait classé ces noms dans quelques périodes chronologiques délimitées par les dates de 1848, 1918, 1933 et 1945. Il eût sans doute été souhaitable que l’incomparable érudition d’Alexandre Adler présidât à la confection de ce dictionnaire. N’ayant pu le convaincre, Jean Maitron s’adressa à moi pour diriger ce travail, qui devait se réaliser dans des proportions restreintes et qui ne comporterait, selon les vœux des Éditions ouvrières, que cinq cents noms environ. Mon premier travail fut donc de choisir, en faisant de douloureux sacrifices, les personnalités les plus représentatives du mouvement ouvrier. Dans ce choix j’ai laissé de côté, le plus souvent, les militants qui n’avaient eu qu’un rôle régional. J’ai également écarté les intellectuels d’orientation socialiste qui par leur naissance, leur formation et leur influence n’avaient pas eu de relations avec le mouvement ouvrier : dans cette catégorie se situent la plupart des membres de l’école de Francfort qui n’a été abordée que sous l’angle de personnalités secondaires mais proches, du moins dans une partie de leur vie, du monde des travailleurs. J’ai introduit en revanche quelques militants de second plan, partis de peu, qui me paraissent montrer au lecteur l’ampleur de leurs ambitions et la diversité du mouvement ouvrier. Je me suis efforcé de ne pas me limiter aux leaders des deux grands partis ouvriers, social-démocrate et communiste, et de faire une large place aux militants chrétiens, protestants ou catholiques, aux partisans de l’anarchisme, aux trotskystes, à certains milieux du national-socialisme (sans pourtant voir dans les nationaux-bolcheviks des hommes de gauche). J’ai surtout tenté de mettre en évidence les tendances dissidentes à l’intérieur des grands partis, afin d’expliquer les luttes et les scissions qui s’y sont sans cesse produites.
Il a été nécessaire de fixer également les dates entre lesquelles se déroulait la recherche biographique. Pour ce qui était du début du mouvement ouvrier, il fallait le situer au moment où le système artisanal qui avait jusqu’alors prévalu, était mis en cause par les débuts de l’industrialisation. Sans doute avait-il existé dès la fin du XVIIIe siècle des penseurs qui avaient été attirés vers la question sociale par l’influence de Rousseau ou de la législation révolutionnaire française ; aussi m’a-t-il paru impossible de passer sous silence les auteurs de ces « utopies » socialistes, même si elles n’avaient qu’un lien ténu avec le mouvement ouvrier de l’époque : trois monographies ont été consacrées à Franz Ziegenhagen, Georg Rebmann et Johann Gottlieb Fichte, dont les idées d’ailleurs n’ont pas été sans influence sur les générations suivantes.
Plus difficile était-il de fixer la date où s’arrêterait ce dictionnaire biographique. Dans les conversations que j’ai eues avec Jean Maitron avant son décès, celui-ci m’a fait observer qu’il ne pouvait être le dictionnaire des dirigeants socialistes ou communistes de l’époque actuelle, ce qui entraînerait la rédaction d’un texte démesuré. Nous avons donc décidé de nous limiter aux militants qui ont eu une activité politique ou syndicale avant 1933, c’est-à-dire avant l’arrivée de Hitler au pouvoir. Ces restrictions peuvent certes paraître arbitraires : elles permettent en effet de parler de Willy Brandt mais non de Helmut Schmidt, trop jeune en 1933 pour avoir eu une activité militante. A quelques exceptions près, les personnalités dont nous parlons ont cessé d’avoir une influence notable au milieu des années soixante-dix ; notre dictionnaire, qui n’a pas l’ambition de courir après l’actualité, n’est donc nullement un Who’s Who du personnel social-démocrate ou communiste qui détient un pouvoir en RFA ou en RDA. Nous avons toutefois tenté, dans les biographies qui touchent le monde contemporain, de laisser entrevoir les bouleversements qui frappent actuellement l’Allemagne.
Étant donnée l’ampleur du sujet, j’ai pris, d’accord avec Jean Maitron, un certain nombre de mesures qui permettent d’abréger la présentation des biographies. C’est ainsi que, contrairement aux autres volumes déjà parus, les titres des ouvrages en allemand et en anglais n’ont pas été traduits en français, sauf pourtant s’ils comportent des difficultés de traduction ou s’ils ont déjà été l’objet d’une traduction. Un effort a été fait également pour abréger les bibliographies : dans la rubrique Œuvre ne sont cités que les principaux ouvrages et ne sont pas répétés les titres qui apparaissent déjà dans le texte. Dans la rubrique Sources nous avons évité de citer les livres de référence trop anciens, sauf s’ils font autorité, et nous nous sommes contentés d’indiquer les ouvrages récents sur le personnage traité. Nous avons évité, en parlant d’un chef d’État ou de gouvernement (exemples : Ebert, Ulbricht, etc.) d’exposer toute son œuvre, qui appartient à l’histoire générale et dont on peut trouver le récit dans des manuels faciles à consulter ; nous nous sommes bornés à retracer la physionomie générale du personnage, en le replaçant dans son temps et dans son milieu. Quant aux monographies de Marx et d’Engels, elles ont été strictement limitées à leurs rapports avec le mouvement ouvrier allemand et ne prétendent pas retracer leur vie complète.
Il était nécessaire enfin de parler des militants dont la carrière politique ou syndicale s’est terminée dans d’autres pays que l’Allemagne. A deux reprises, après la révolution de 1848 et à l’époque hitlérienne, bon nombre d’Allemands ont émigré aux États-Unis où ils ont joué parfois un rôle considérable. Je me suis contenté de retracer dans ses grandes lignes leur existence dans le Nouveau Monde, en laissant à un futur dictionnaire du mouvement ouvrier aux États-Unis le soin d’entrer dans le détail de leur carrière.
Ces décisions ayant été prises, il me fallait trouver les collaborateurs susceptibles de m’aider et de m’éclairer dans la rédaction de ces biographies. Selon l’avis de Jean Maitron, qui bénéficiait de l’expérience des autres dictionnaires internationaux, il était difficile, pour des raison pratiques, de demander la collaboration d’historiens étrangers, sinon en vue de compléments d’informations. Parmi les historiens et les germanistes, dont beaucoup étaient d’ailleurs retenus par des projets de thèses, j’ai fait appel à certains spécialistes, comme Alain Ruiz pour la période de la Révolution française et Annelise Callede-Spaethe pour Wilhelm Liebknecht et son entourage. Comme collaborateurs attachés à de plus vastes ensembles de militants politiques et syndicalistes, je me suis adressé à Pierre Ayçoberry pour les activités de la Ligue des communistes à Cologne autour de 1848, à Alain Boyer pour Moses Hess et les « socialistes vrais », ainsi que pour Lassalle, à Jacques Grandjonc pour les relations entre ouvriers allemands et français au cours du Vormärz, à Irène Petit pour les conflits d’opinions autour de Bernstein et de Kautsky, à Gilbert Badia pour Rosa Luxemburg et les personnalités s’inspirant du marxisme sous le Second Reich et la République de Weimar, à Claudie Weill pour les milieux plus proches de l’anarchisme, à Pierre Broué pour les communistes oppositionnels qui ont connu leur calvaire soit sous le régime nazi, soit sous le stalinisme en URSS. Serge Cosseron a bien voulu compléter ces biographies en apportant l’appoint des personnalités de l’ultra-gauche. Personnellement je me suis surtout intéressé aux militants des deux partis ouvriers qui ont été impliqués avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, en Allemagne et à l’étranger, aux luttes antifascistes. J’ai d’autre part rédigé la présentation historique de cet ouvrage, dans laquelle je me suis efforcé, plutôt que de m’étendre sur les systèmes idéologiques, de retracer les luttes internes dans les partis et les scissions, souvent si désastreuses pour l’Allemagne, qui en furent le résultat.
Les différents auteurs de ce dictionnaire n’ont évidemment pas sur l’histoire du mouvement ouvrier des idées analogues. Leur méthode de travail et leurs moyens d’exposition ont été, comme dans les autres volumes de cette collection, sensiblement différents. Ces divergences, que les initiales qui suivent chaque biographie, permettront de reconstituer, seront sans aucun doute reprochées à celui qui a eu la responsabilité de l’ouvrage. Mais y a-t-il meilleur moyen de rendre compte de la complexité des tendances au sein du mouvement ouvrier allemand que de donner la parole à ceux parmi lès historiens qui, du fait de leurs études et de leurs choix personnels, l’ont profondément vécue ?
Si en effet ce dictionnaire doit avoir son originalité dans le cadre de l’historiographie si dense de l’Allemagne contemporaine, ce sera sans doute de reléguer dans l’ombre l’étude du national-socialisme au profit de ceux qui l’ont combattu. L’on mesurera, en lisant ces biographies, l’ampleur du mouvement démocratique allemand et, avec lui, le dévouement inconditionnel et l’esprit de sacrifice de tant d’Allemands dont la vie se déroulait souvent presque toute entière en prison et dont la mort était l’effet des mesures dictatoriales des régimes de droite ou de gauche. Sans doute trouvera-t-on ici une vision de l’Allemagne tout à fait différente de celle qui se dégage de la multitude de livres qui ont retracé l’histoire du national-socialisme et qui semblent voir en lui l’aboutissement de l’histoire allemande. Cet ouvrage aura atteint son but s’il réussit à faire la preuve qu’il existe une « autre Allemagne », dont l’intelligence théorique et les vertus civiques ont pu être réprimées, mais qui n’en est pas moins la « vraie Allemagne », à qui les études ont lieu de s’attacher plutôt qu’à ceux qui ont cherché à l’étouffer. L’on découvrirait qu’au lieu de l’esprit de corps dont on veut accabler le peuple allemand, c’est au contraire un excès d’individualisme qui caractérise les élites issues du mouvement ouvrier allemand ou qui ont eu la charge de le diriger.
Je dois signaler enfin que ce travail n’aurait pas vu le jour sans l’aide éclairée que m’ont fournie Claude Pennetier, qui poursuit depuis la mort de Jean Maitron la publication des Dictionnaires biographiques du mouvement ouvrier, et Marie-Louise Goergen, qui prépare une thèse sur les relations entre socialistes allemands et français à l’époque de la IIe Internationale et qui s’est chargée de la saisie et de la relecture du manuscrit. Qu’il me soit permis ici de leur exprimer ma profonde reconnaissance.
Par Jacques Droz