Par Jacques Droz
Né le 8 juillet 1885 à Ludwigshafen, mort le 4 août 1977 à Tübingen ; philosophe d’inspiration communiste.
Fils de cheminot, Ernst Bloch étudia la philosophie, la musicologie et la physique, puis s’établit comme écrivain libre à Munich puis à Heidelberg, dans l’entourage de Max Weber où il connut Lukacs. Pendant la Première Guerre mondiale, il vécut, pacifiste, en Suisse et rentra en 1919 à Berlin où il s’inscrivit au KPD et, tout en fréquentant les milieux intellectuels de la capitale allemande, en particulier ceux qui allaient constituer l’école de Francfort, fit de nombreux voyages en Italie et en France. Ayant dû émigrer une nouvelle fois, en 1933, en Suisse puis en France, en Autriche et en Tchécoslovaquie, il écrivit dans les principaux journaux de la Résistance, Die Neue Weltbühne (La nouvelle scène mondiale), Die Sammîung (La quête), Das Wort (Le mot), où il prit position aux côtés de Brecht pour la thèse qui soutenait le caractère révolutionnaire de l’irrationalisme. Il dut en 1938 s’établir avec sa famille aux États-Unis où il publia son chef-d’œuvre Das Prinzip Hoffnung (Le principe Espérance) : selon lui, l’Allemagne, où ne s’était pas produit une révolution bourgeoise, comme en France ou en Angleterre, demeurait le pays de la « non-contemporanéité », de l’« asynchronisme » (Ungleichzeitigkeit), de sorte que les classes qui donnaient leur essor au régime hitlérien étaient demeurées étrangères à leur temps (vollends zeitfremd) et attachées à des stéréotypes anachroniques correspondant à un stade précapitaliste de révolution économique et traduisant la nostalgie d’un passé révolu. D’une façon plus générale, en introduisant la réflexion historique sur la notion de coïncidence de phénomènes non-contemporains — qui faisait utiliser par les nazis le terme de « Troisième Reich », qui remontait aux hérésies du Moyen-Age et servait à désigner une période d’attente millénariste —, Bloch conclut qu’il était nécessaire de prendre en compte un mysticisme irrationnel et subversif, en lequel les masses avaient besoin de croire pour supporter l’injustice. L’étude du marxisme faisait ressortir que celui-ci n’était pas seulement une économie politique, mais une « utopie », semblable à celle de Thomas Münzer, soutenant le principe d’« espérance » et rendant tolérable le « non pas encore », en étant « source de nouvelles possibilités de vie qui délivraient du fatalisme et du carcan des idéologies ambiantes ».
Rentré en 1949 en RDA, Bloch enseigna à l’Université de Leipzig et entra à l’Académie des sciences, tandis que ses conflits avec le SED allaient en s’accentuant et qu’il était accusé de révisionnisme. Depuis 1959, ses livres furent publiés en RFA. Après la construction du mur de Berlin, il émigra en RFA où il fut nommé, à l’âge de soixante-seize ans, « visiting professor » à l’Université de Tübingen. Il s’attela à des travaux sur le jeune Marx, dont il mit la pensée en relation avec la philosophie des lumières. Ses idées eurent une influence certaine sur les mouvements étudiants en 1968, par sa double critique de la société de consommation et du totalitarisme stalinien.
Par Jacques Droz
ŒUVRE : Vom Geist der Utopie, 1918 (trad. franç., 1977). — Thomas Münzer als Theologe der Revolution, 1921 (trad. franç. de M. de. Gandillac, 1964, dossier « Lettres nouvelles » (ré-éd., 1968)). — Erbschaft dieser Zeit, 1935 (trad. franç., 1978). — Das Prinzip Hoffnung, 5 vol., 1954-1960 (trad. franç., 1.1, 1976). — Gesamtausgabe, 16 vol., 1959. — Über Karl Marx, 1968. — Briefe 1903-1975, 2 vol., 1985. — Kampf, nicht Krieg : Politische Schriften 1917-1919, 1985. — Leipziger Vorlesungen zur Gescbichte der Philosophie, 1950-1956, 1985. — Autres œuvres traduites en français : Traces, 1968. — La philosophie de la Renaissance, 1974. — Droit naturel et dignité humaine, 1976. — L’Athéisme dans le christianisme : la religion de l’Exode et du Royaume, 1978. — Sujet-Objet Considérations sur Hegel, 1978. — Experimentum mundi : question, catégories de l’élaboration, praxis, 1981.
SOURCES : H.G. Butow, Philosophie und Gesellschaft im Denken Ernst Blochs, Wiesbaden, 1963. — W.D. Marsch, Hoffnung worauf ? Auseinandersetzung mit Ernst Bloch, Hambourg, 1963. — K. Krânzle, Utopie und Idéologie, Gesellschaftskritik und politisches Engagement im Werk Ernst Blochs, Thèse, Bâle, 1970. — L. Hurbon, Ernst Bloch. Utopie et espérance, Paris, 1974. — Utopie - marxisme selon Ernst Bloch, un système de l’inconstructible. Hommages à E. Bloch pour son 90e anniversaire publiés sous la direction de G. Raulet, Paris, 1976. — Karola Bloch, Aus meinem Leben, Pfullingen, 1981. — W. Hudson, The marxist philosophy of Ernst Bloch, New York, 1982. — H.M. Lohmann, « Stalinismus und Linksintelligenz, Anmerkungen zur politischen Biographie E. Blochs wâhrend der Emigration », in Exil, 1984. — Le Monde, 12 juillet 1985. — Durzak, op. cit. — Rœder et Strauss, op. cit.