BRANDT Willy, né Herbert FRAHM

Par Jacques Droz

Né le 8 décembre 1913 à Lübeck, mort le 8 octobre 1992 à Unkel ; militant et homme d’État social-démocrate, chancelier de la RFA.

Fils naturel d’une vendeuse de magasin, Herbert Frahm fut élevé par son grand-père Ludwig Frahm, conducteur de camions, syndicaliste et socialiste convaincu. Après avoir fréquenté et présidé les organisations de jeunesse du parti (Rote Falken, SAJ), il entra au SPD en 1930, avant même son Abitur, plus attiré par les relations personnelles qu’il s’était faites dans le milieu lübeckois que par la lecture des ouvrages marxistes. L’influence essentielle qui s’exerça sur lui fut celle de Julius Leber, pour lequel il éprouvait une affection filiale et qui le fit entrer dans le Lübecker Volksbote. Pourtant, en octobre 1932, il adhéra au SAPD avec de jeunes Lübeckois qui ne voulaient pas soutenir la politique de Brüning. Dès la prise du pouvoir par Hitler, il entra dans la clandestinité et fut chargé en mars 1933, sous le nom de Willy Brandt, de préparer le voyage de Paul Frölich en Norvège ; celui-ci ayant été arrêté, c’est lui qui fut chargé de s’y rendre. S’étant embarqué à Travemünde, il gagna par Copenhague la capitale de la Norvège où il fonda le Bureau de l’étranger du SAPD. Ses origines lübeckoises expliquent pour une part les sympathies qu’il a toujours gardées pour les pays du Nord dont il apprit à parler couramment les langues.
Accueilli d’abord avec suspicion en Norvège, il put, grâce à l’appui du Parti socialiste norvégien (NAP), trouver une place dans la presse politique et syndicale (Arbeiderbladet), prit des contacts avec le mouvement intellectuel de gauche Mot-Dag, participa à la campagne pour l’octroi du prix Nobel à Carl von Ossietzky, tout en collaborant activement à la presse du SAPD que dirigeaient de Paris Walcher et Frölich. S’appuyant sur les organisations de la jeunesse syndicale, il fit partie de la Communauté internationale du travail (IAG), qui groupait des socialistes de gauche et adhéra au Bureau international des organisations révolutionnaires de jeunesse fondé à Bruxelles en novembre 1936, ainsi que, en août 1937, au Bureau international d’unité socialiste révolutionnaire ou Bureau de Londres, qui envisageait la formation d’une nouvelle Internationale. Il avait passé une partie de l’année 1936 à Berlin où, sous le nom de Gunner Gassland, il avait soutenu l’organisation clandestine du SAPD, Metro, tout en poursuivant dans cette ville ses études universitaires. Il en était revenu parla Tchécoslovaquie où, après avoir rencontré Otto Bauer à Brünn, il assista à la conférence « de Kattowitz » (en réalité Mährisch-Ostrau) où eut lieu la scission du SAPD entre la tendance Neuer Weg, qui poussait à la rupture avec l’URSS, et celle de Walcher, favorable à la conclusion de Fronts populaires, à laquelle Brandt demeurait fidèle. Aussi donna-t-il son appui à l’appel du Front populaire allemand en 1936, demeurant jusqu’en 1938 favorable aux tentatives de Heinrich Mann en ce sens. Mais c’étaient les événements d’Espagne qui furent pour lui décisifs ; envoyé à Barcelone par le SAPD comme correspondant de presse, il se montra sévère à l’égard de la politique du POUM, mais dénonça la campagne lancée par les communistes contre les soi-disant trotskystes espagnols. Prenant alors ses distances à l’égard de toute collaboration avec les communistes, il tenta de fonder une Communauté de travail (Arbeitsgememschaft) des divers groupes socialistes autrichiens et allemands, analogue à celle qui s’était organisée en France.
Surpris par l’invasion allemande en avril 1940, il réussit à se faire donner un uniforme norvégien par l’un de ses compagnons (le petit-fils du peintre Gauguin) : fait prisonnier et bientôt libéré, il put se rendre à Stockholm. Là, aux prises à de grosses difficultés de séjour et même emprisonné à la suite d’une visite illégale à Oslo, il vécut dans un milieu essentiellement norvégien et allemand. C’est dans ce milieu qu’il contribua à fonder un groupe de travail dit « la petite Internationale » qui groupait, entre autres, le socialiste autrichien Bruno Kreisky, le syndicaliste allemand Fritz Tarnow, plusieurs personnalités Scandinaves, comme Alva et Gunnar Myrdal qui étaient en contact avec certains milieux de la Résistance allemande, comme Julius Leber et le cercle de Kreisau et dont le but était de promouvoir la formation d’un parti démocratique socialiste et d’un syndicat unique. Devenu le principal interprète de l’émigration allemande en Scandinavie, Brandt souligna dans les livres qu’il publia pendant la guerre chez l’éditeur Bonnier en langue norvégienne, la méfiance qu’il éprouvait à l’égard des Alliés de la politique de Vansittart, d’une « rééducation » du peuple allemand par des puissances étrangères, de toute annexion territoriale et de l’expulsion des Sudètes de Tchécoslovaquie ; il approuvait par contre la formation d’États unis d’Europe. Revenu à Stockholm au SPD, il fut très préoccupé de l’unité du socialisme allemand après la guerre. Il n’est pas douteux que, venu du radicalisme, il avait été fortement marqué par le socialisme Scandinave, la théorie politique devant être soumise, à ses yeux, à la recherche du bien-être et de la sécurité des citoyens.
Revenu en Allemagne, en octobre 1945, comme correspondant de journaux Scandinaves au procès de Nuremberg, il fut accueilli parla direction du SPD, auquel il s’était réintégré au congrès de Hanovre. Il fut dès lors l’objet de propositions dans le domaine de l’administration communale et du journalisme en Allemagne. Ce n’est pourtant qu’en 1947, alors qu’il était attaché de presse à l’ambassade norvégienne à Berlin, qu’il décida de quitter la nationalité norvégienne et de réintégrer l’allemande sous le nom de Willy Brandt. Nommé en 1948 représentant du Parteivorstand auprès de la ville de Berlin, élu en 1949 au Bundestag par celle-ci, président du cercle SPD de Berlin-Wilmersdorf, il poursuivit sa carrière la main dans la main avec le maire de Berlin, Emst Reuter — notamment dans la crise du Pont aérien en 1948 —, dont il partageait l’antidogmatisme et le pragmatisme et dont il préférait les positions européennes, proches de celles d’Adenauer, au nationalisme intransigeant de Schumacher. Aussi sa carrière berlinoise se heurta-t-elle longtemps à l’opposition du leader du SPD berlinois Franz Neumann, attaché aux théories de Schumacher qui se refusait d’appliquer la législation du Reich si celle-ci se trouvait moins marquée par le socialisme que celle de l’ancienne capitale. A deux reprises, en 1952 et en 1954, Brandt, à qui étaient reprochés dans divers milieux sa naissance illégitime, son émigration, son incorporation dans l’armée norvégienne, la sympathie qu’il avait manifestée à l’égard des communistes, échoua dans sa tentative pour prendre la direction du SPD à Berlin ; ce n’est qu’en 1958, grâce à son lieutenant Klaus Schütz qui avait étudié les campagnes électorales aux États-Unis, qu’il put s’imposer aux cadres du parti. Cependant, en 1955, il avait été élu membre, puis président de la Chambre des députés (Abgeordnetenhaus) de Berlin et en octobre 1957, son prestige ayant été confirmé par sa condamnation de la répression lors de la crise hongroise de 1956, bourgmestre régnant de Berlin à la mort d’Otto Suhr. Enfin, en mai 1958, il fut élu membre du Parteivorstand. Servi par la crise de novembre 1958 qu’avait déclenchée Khrouchtchev en voulant transformer Berlin en une ville libre démilitarisée, il fit monter aux élections qui eurent lieu à la même date, le nombre des voix socialistes à Berlin de 44 à 52 %, En août 1960, le Parteivorstand le désigna comme candidat à la chancellerie en tant que successeur d’Erich Ollenhauer. Cette promotion coïncidait avec le changement radical d’orientation qui s’était manifesté au sein du SPD à l’occasion de la discussion et de l’adoption du programme de Godesberg (1959), auquel Brandt avait activement travaillé et auquel il reconnaissait le mérite d’avoir fait du SPD le parti du peuple tout entier. Dès lors, il était à même, plus que le chancelier Adenauer, de s’adresser à de nouvelles catégories d’électeurs, classes moyennes, catholiques, intellectuels, femmes, que le SPD n’avait jusque-là que très partiellement touchés.
Il n’y a cependant pas lieu de penser que le choix de Brandt comme candidat à la chancellerie eût assuré au SPD la victoire politique. Sans doute l’épreuve de la construction du mur de Berlin (août 1961) contribua-t-elle à le faire passer comme le représentant le plus en vue du monde libre en Allemagne et à l’étranger et l’amitié que lui portait Kennedy, qui était du même âge que lui et qu’il reçut à Berlin en juin 1963, contribua à accroître son prestige ; les deux hommes partageaient sur le statut de l’Alliance atlantique des idées identiques. Les élections dans la ville de Berlin, en février 1963, avaient montré sa popularité ; son score était passé de 52 à 62 % des voix, Brandt travaillait avec un shadow cabinet constitué par les auteurs du programme de Godesberg, auxquels il fallait ajouter l’économiste Karl Schiller et le spécialiste des affaires étrangères Helmut Schmidt. Lui-même avait tiré de ses expériences soviétiques, en accord avec son conseiller Egon Bahr à qui l’on prêtait la formule « Changement par le rapprochement » (Wandel durch Annäherung), la conclusion que tout en maintenant comme indispensable l’intégration au monde occidental, il était possible de faire comprendre à l’URSS l’intérêt qu’elle pouvait avoir de se rapprocher de la RFA et que l’on pouvait négocier « pas à pas » de nouvelles conventions avec la RDA, qui amélioreraient le sort de ses habitants : en décembre 1963, les Berlinois de l’Ouest furent autorisés à franchir le mur à Noël. Le prestige de Brandt s’en trouva accru : en janvier 1964, il fut désigné comme président du SPD lors de la mort d’Ollenhauer. Mais ces promotions n’assurèrent pas encore au parti une audience majoritaire. Ni aux élections de septembre 1961 qui suivirent de près l’adoption du programme de Godesberg, mais qui furent accompagnées d’une campagne de calomnies à l’égard de Brandt, activement soutenue par le chancelier Adenauer, ni à celles de septembre 1965 qui furent pourtant marquées par l’intervention de plusieurs intellectuels — Günter Grass, Heinrich Bôll — en faveur de Brandt, mais qui se déroulèrent dans la période prospère attribuée au chancelier Erhard, il ne fut possible au SPD de porter son score au-delà de 36 %, puis 39 %, ce qui ne suffisait pas pour ébranler la position prépondérante du CDU. Politiquement déçu et victime d’une profonde crise morale qui le conduisit en 1965 au bord du suicide, il déclara ne plus briguer de charges fédérales.
L’entrée de Brandt au gouvernement — qu’il n’avait nullement souhaitée — était liée à l’échec du chancelier Erhard, qu’ébranlait la récession économique. Bien qu’il eût souhaité devenir ministre de la Recherche, Brandt devint vice-chancelier, chargé du ministère des Affaires étrangères dans le cabinet de grande coalition présidé par le CDU Georg Kiesinger. La direction de la RFA se trouvait dorénavant assurée par un ancien nazi et un résistant antinazi ce qui, malgré de vives critiques, apparut comme un signe de réconciliation nationale. Brandt fut capable de jouer un rôle majeur dans la coalition, parce qu’entouré de ministres socialistes occupant des positions cruciales : Schiller à l’Économie, Leber aux Communications, Heinemann à la Justice, Schmid aux Relations avec Bundestag. L’événement était d’importance : en renonçant à la doctrine de Hallstein qui interdisait à la RFA de reconnaître tout État entretenant des rapports avec la RDA, en établissant des liens diplomatiques avec la Roumanie, Brandt se donnait les moyens de définir les traits généraux d’une politique de rapprochement avec les pays de l’Est, la détente avec la RDA se traduisant par des rencontres de ministres techniciens. La crise tchécoslovaque de 1968 l’empêcha pourtant de donner à l’Ostpolitik l’ampleur prévue.
A la suite des élections de septembre 1969, bien que le CDU restât le parti le plus important, il apparut possible au SPD de gouverner avec le FDP : solution pourtant difficile, puisque la nouvelle coalition ne disposait au Bundestag que de 254 sièges contre 242 au CDU, que Brandt ne fut élu chancelier que par deux voix de plus que la majorité absolue et que l’opposition, mobilisée contre le thème de l’ouverture à l’Est, s’en servit pour saper la majorité et produire des défections au sein des libéraux : en octobre 1970, trois d’entre eux dont Erich Mende, leur ancien président, passèrent au CDU. La lutte pour la majorité parlementaire devint donc pour Brandt le problème essentiel de la législature, fl ne fut certes pas possible au CDU, mené par son candidat à la chancellerie Rainer Barzel, de censurer le chancelier en lui désignant un successeur, comme l’exigeait la Constitution (27 avril 1972), mais le lendemain le budget proposé par Brandt se heurta à un vote négatif, fl apparut rapidement au chancelier que seules de nouvelles élections pouvaient débloquer la situation. Retardées parles jeux olympiques qui se jouaient à Munich au cours de l’été 1972, elles eurent lieu en novembre et assurèrent à la coalition une victoire indiscutable : le FDP gagna onze sièges, le SPD six et avec 45 % des voix devint la formation parlementaire la plus importante du Reich. Pour Brandt, les élections avaient constitué le point culminant de sa carrière : il avait réussi à accroître considérablement l’audience du SPD chez les jeunes, chez les femmes et dans les milieux catholiques. Quels étaient les éléments de sa politique qui expliquent ce succès ?
L’on peut s’en étonner, lorsque l’on constate l’influence limitée qu’avait la politique réformatrice dans le domaine social. Bien que Brandt eût annoncé en 1969 la nécessité de faire de l’Allemagne un État de droit et une démocratie économique véritable, fondée surplus de liberté et de responsabilité et qu’il eût annoncé des projets audacieux, il ne put qu’ébaucher, du fait de la résistance des libéraux, du caractère conservateur du Bundesrat et des débuts de la crise économique, un certain nombre de réformes qui ne modifièrent pas profondément la structure sociale du pays. Lui-même se montra très limité dans ses ambitions : lors du congrès social- démocrate de mai 1973, il déclara que son objectif était de réaliser une démocratie où le facteur travail et le facteur capital auraient le même poids et de corriger les défauts de l’économie de marché par l’orientation des investissements et une planification indicative, sans vouloir aller au-delà. Il s’opposa ainsi aux Jusos pour lesquels il n’était pas sans sympathie, mais qu’il mit en garde contre des aspirations révolutionnaires ; il menaça au congrès de Hanovre de démissionner si leur programme était admis et il condamna les « grèves sauvages » inspirées par eux dans la métallurgie ouest-allemande en août 1973. En fait il hésitait entre l’exclusion des Jusos, qui aurait condamné le parti au vieillissement, et l’« ouverture à gauche » qui aurait conduit à une radicalisation rendant impossible le retour au pouvoir. Les mesures prises pour améliorer l’administration pénitentiaire, pour augmenter l’apport de l’État dans les universités mises en question en 1968, une législation sur les comités d’entreprise et sur le régime des retraites, les réductions d’impôts pour les personnes âgées, l’accroissement des allocations familiales, l’intérêt porté aux problèmes de l’environnement — mesures qui tendaient principalement à l’humanisation de la vie quotidienne et à l’allègement des charges pesant sur les moins fortunés — ne peuvent faire oublier que la plupart des projets, notamment sur la formation d’un capital des salariés, l’extension de la cogestion, l’avortement et le divorce, ne dépassèrent pas le stade de la présentation au Bundestag. L’histoire intérieure de la coalition SPD-FDP s’écrit donc plus à travers l’abandon progressif des réformes qu’à travers leur réalisation effective. A cet égard, Brandt créa des déceptions dont se fit l’écho le président le la République Gustav Heinemann, qui ne se priva pas de lancer des avertissements contre ce qu’il appelait « la fatigue des réformes ». L’on a pu reprocher à Brandt de n’avoir pas eu une vue concrète des problèmes économiques et sociaux.
Le grand succès de la politique de Brandt — auquel il convient d’associer le ministre des Affaires étrangères, le libéral Walter Scheel qui, sous des allures insouciantes et avec un humour froid, devint pour lui un collaborateur loyal et efficace —, fut l’Ostpolitik qui, amorcée par les gouvernements précédents, devint l’un des points essentiels du programme du SPD. Politique qui reposait sur quatre principes : la reconnaissance des frontières existantes et du statut territorial de l’Europe ; le non-recours à la force ; le développement de la coopération économique et culturelle ; la préservation des conditions favorables à un règlement ultérieur du problème allemand. Brandt pensait que la route vers Berlin-Est passait par Moscou et que c’était des soviétiques qu’il fallait obtenir la levée des obstacles à des contacts plus étroits entre les deux Allemagnes. Les étapes essentielles furent : la signature du traité germano-soviétique (août 1960) qui, outre l’affirmation d’une volonté mutuelle de contribuer à la paix et à la détente, reconnaissait le caractère inviolable des frontières de tous les États, y compris la ligne Oder-Neisse et la frontière entre la RFA et laRDA ; la signature, sur des stipulations analogues, d’un traité avec la Pologne (décembre 1970) dont la portée morale fut soulignée parla démarche de Brandt qui allait se recueillir au monument dédié à l’insurrection du Ghetto de Varsovie (avril-mai 1943) ; le début, en mars 1971, de négociations avec la Tchécoslovaquie qui se heurtèrent longtemps à l’interprétation des accords de Munich et qui ne se terminèrent qu’en décembre 1973, par l’autorisation donnée à 67 000 habitants de langue allemande de rentrer en RFA. Mais aux yeux de l’opinion allemande, les résultats obtenus avec la RDA furent décisifs : à la suite de débuts difficiles lors des entrevues à Erfurt (mars 1970) et à Kassel (mai 1970) entre Brandt et le président du Conseil de la RDA Willi Stoph, qui exigeait une reconnaissance de jure de l’Allemagne démocratique, deux accords purent être signés, l’un entre la RDA et la RFA, l’autre entre les deux sénats de Berlin (décembre 1971) qui établirent des conditions de transit entre les deux parties de la ville, complétés en mai 1972 par un accord inter-allemand sur les communications. Enfin le traité fondamental signé par les deux gouvernements en décembre 1972, qui créait entre les deux États un modus vivendi durable et des relations de bon voisinage, fut ratifié, non sans difficulté, par le Bundestag en mai 1973. Il constituait le triomphe de la politique de Brandt qui entre temps avait reçu le prix Nobel de la paix. Pour sanctionner leur accord, les deux États allemands avaient été admis à l’ONU. Pour Brandt, la reconnaissance du statu quo marqua le début d’un rapprochement entre deux États qui appartenaient à la même nation, la nation allemande. Aux yeux de la RDA, elle consacrait la division définitive de l’Allemagne. La difficile mise en application des traités prouva que le débat fondamental n’était pas clos au moment de la ratification.
Le 6 mai 1974, Brandt donna sa démission comme chancelier. Cette décision correspondait à une période de dépression : Brandt qui n’avait jamais été un homme de confrontation, avait le sentiment que son œuvre, mal comprise, se heurtait à des résistances dans son propre parti, de la part de Helmut Schmidt qui lui reprochait d’inquiéter l’électorat libéral, de la part de la gauche du SPD qui lui tenait rigueur de son immobilisme et de son inaptitude à définir les « nouvelles frontières » de la société allemande. Critiques que semblait justifier le recul du SPD aux élections partielles de 1973 et de 1974. Les réserves que manifestèrent à son égard un écrivain ami, Günter Grass et un homme politique qui avait été son compagnon de lutte, Herbert Wehner, lui furent très pénibles. L’arrestation, en avril 1974, de Günter Guillaume qui avait été placé à ses côtés à la chancellerie bien que venu de la RDA et dont on avait découvert qu’il était un espion au service de l’URSS, fut l’événement décisif qui l’amena à quitter son poste de chancelier, sans renoncer pourtant à la présidence du parti.
Bien que privé de tout pouvoir de décision, la position morale de Brandt au sein du SPD demeurait indiscutée, d’autant plus qu’il fut été élu en 1976 à la présidence de l’Internationale socialiste et qu’il dirigeait depuis 1977 la Commission Nord-Sud destinée à combattre la faim dans le monde. Bien que la politique que menait son successeur Helmut Schmidt de 1974 à 1982, poursuivît dans ses lignes générales, à l’intérieur et à l’extérieur, les mêmes fins que celle de Brandt, le caractère et les orientations politiques des deux hommes divergeaient. Brandt restait ouvert aux mouvements de la jeunesse socialiste, pacifiste et anticapitaliste, attitude qui lui fut vivement reprochée en 1982 par le sociologue Richard Löwenthal, qui fit circuler « six thèses » incitant le parti à soutenir la politique d’Helmut Schmidt. Le SPD étant en 1983 rentré dans l’opposition, Brandt accentua son attitude en faveur des « mouvements de la paix » en allant prendre la parole à Bonn, en octobre 1983, lors d’une manifestation contre l’armement nucléaire. Mais lorsqu’en mars 1987, Brandt, trop sensible aux thèses de la gauche du parti, dut abandonner la présidence du SPD, ce fut le candidat de la droite, Hans Jochen Vogel, et non le radical Oskar Lafontaine, qui lui succéda.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article215980, notice BRANDT Willy, né Herbert FRAHM par Jacques Droz, version mise en ligne le 23 juin 2020, dernière modification le 14 février 2020.

Par Jacques Droz

ŒUVRE : Ernst Reuter. Ein Leben fur die Freiheit. Eine politische Biographie (en collaboration avec R. Löwenthal), 1957. — Mein Weg nach Berlin, prés. par L. Lania, 1960. — Draussen. Schriften während der Emigration, présenté par G. Struve, 1966. — Reden und Schriften des Friedensnobelpreistrügers, 1971. — Über den Tag hinaus. Eine Zwischenbilanz, 1974 (trad. franç. : Par-delà le quotidien : un bilan provisoire, 1976). — Begegnungen und Einsichten. Die Jahre 1960-1975, 1976. — La social-démocratie et l’avenir, 1976. — De la guerre froide à la détente : 1960-1975, 1978. — Geschichte als Auftrag. Willy Brandts Reden zur Geschichte der Arbeiterbewegung, prés. par I. Fetcher, 1981. — Zum sozialen Rechtsstaat. Reden und Dokumente, éd. par A. Hartung, 1983. — Links und fret Mein Weg 1930-1950,1982. — (avec Birgit Kraatz), « ...Wir sind nicht zu Helden geboren » : Ein Gespràch über Deutschland, 1986. —Der organisierte Wahnsinn. Wettrüsten und Welthunger, 1988 (trad. franç. : La Folie orchestrée : la course aux armements et la famine dans le monde, 1988. — Willy Brandt. Nord-Sud. Face à l ’urgence. Entretien avec Jean Lacombe, 1990.

SOURCES : T. Prittie, Willy Brandt. Biographie, Francfort, 1973. — H. Müssener, Exil in Schweden. Politische und kultureile Emigration nach 1933, Munich, 1974. — E. Kuper, Frieden durch Konfrontation und Koopération. Die Einstellung von Gerhard Schrœder und Willy Brandt zur Entspannungspolitik, Stuttgart, 1974. — D. Binder, The other German : Willy Brandt’s Life and Times, Washington, 1975. — Carola Stem, Willy Brandt in Selbstzeugnissen und Bilddokumenten, Reinbek, 1975. — T. Prittie, Kanzler in Deutschland, Stuttgart, 1981. — A. Baring (avec M. Gôrtemaker), Machtwechsel. Die Aera Brandt Scheel, Stuttgart, 1982. — W.L. Bernecker, « Willy Brandt », in Persönlichkeit und Politik in der Bundesrepublik, Gôttingen, 1982. — W. von Sternburg, Die deutschen Kanzler von Bismarck bis Schmidt, Königstein/Ts., 1985. — A. Grosser, L’Allemagne en Occident. La République fédérale 4 ans après, Paris, 1985. — P. Koch, Willy Brandt. Eine politische Biographie, Berlin, Francfort, 1988.

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