ENGELS Friedrich

Par Jacques Grandjonc

Né le 28 novembre 1820 à Barmen (désormais Wuppertal par fusion avec Elberfeld), mort le 5 août 1895 à Londres (Grande-Bretagne).

Fils d’une famille d’industriels protestants, destiné par son père à lui succéder à la tête de l’entreprise familiale de textile, le jeune Friedrich Engels quitta le lycée d’Elberfeld à dix-sept ans pour faire son apprentissage commercial à Brême (1838- 1841) ; il commença alors à publier sous le pseudonyme de F. Oswald dans l’Allgemeine Zeitung, le Morgenblatt, etc. En 1841-1842 il fit son service militaire dans l’artillerie à Berlin où il suivit en auditeur libre des cours de philosophie à l’Université. Ayant rompu avec le piétisme familial à la fin des années trente, il passa à l’athéisme feuerbachien et publia deux brochures remarquées contre la philosophie réactionnaire de Schelling. De novembre 1842 à août 1844, il séjourna en Angleterre pour parfaire sa formation dans l’entreprise Ermen & Engels de Manchester. Il y fit l’expérience des conditions de vie inimaginables du prolétariat britannique et entra en relations avec les socialistes owenistes et les chartistes. C’est à Manchester aussi qu’il fît la connaissance de sa première compagne, une ouvrière irlandaise, Maiy Burns (morte en janvier 1863). Il collabora à cette époque à la Rheinische Zeitung, au New Moral World oweniste et au Northern Star chartiste, Il était acquis au matérialisme et au communisme révolutionnaire. Courant 1843, il prit contact avec les dirigeants de la Ligue des justes à Londres, K. Schapper, H. Bauer, J. Moll. A l’automne de la même année, il rédigea sa « géniale » (Marx) Esquisse d’une critique de l’économie politique qui parut fin février 1844 dans les Deutsch-französische Jahrbücher publiés à Paris par K. Marx et Arnold Ruge, suivie en mai 1845 de son premier grand ouvrage, La situation de la classe laborieuse en Angleterre. Fin août 1844, sur le chemin du retour, il rendit visite à Marx à Paris ; il en résulta une amitié et une coopération de toute une vie. A la suite de cette rencontre parurent d’abord dans le Vorwärts parisien une série d’articles sur l’Angleterre qui faisaient suite à une étude sur le même thème dans les Annales franco-allemandes puis, en collaboration avec Marx, La Sainte famille (février 1845).
Au printemps 1845, Engels rejoignit Marx à Bruxelles où ils travaillèrent de concert à la rédaction de L’Idéologie allemande qui constitua le fondement théorique de leur pensée — matérialisme historique et dialectique —, publiée en 1932 seulement. Engels organisa pour Marx, au cours de l’été 1845, un voyage à Londres et à Manchester pour lui faire saisir la réalité industrielle et sociale anglaise ; ils participèrent à Londres aux préparatifs de la création des Fraternal Democrats, la première organisation ouvrière internationale. En décembre, ils fondèrent à Bruxelles le, Comité de correspondance communiste dans le but de rassembler les tendances et les groupes communistes européens « en vue de l’action » ; le résultat en fut entre autres leur adhésion à la Ligue des justes, début 1847 et la transformation de cette organisation en Ligue des communistes en juin à Londres. Seul Engels était présent au congrès qui adopta pour devise de la Ligue : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous. » Courant 1846 et 1847, il partagea son temps entre Bruxelles et Paris où il essaya d’influencer les communes de la Ligue des justes puis des communistes dans le sens de leur théorie, en particulier contre l’influence proudhonienne. Engels collabora avec Marx, à partir de l’été 1847, à la Deutsche-Brüsseler-Zeitung, qui devint l’organe des communistes allemands sur le continent et ils contribuèrent à fonder à l’automne l’Association démocratique, dont le bureau était constitué du Belge Lucien Jottrand, du Français Jacques Imbert et de l’Allemand Karl Marx (à qui Engels céda la place). Lors du second congrès de la Ligue des communistes à Londres, début décembre 1847, Marx fut chargé de rédiger le programme de l’organisation à partir des documents préparés depuis le congrès de juin, en particulier par Engels : ce sera le Manifeste du Parti communiste paru fin février-début mars 1848 à Londres aux frais de l’Association communiste de formation ouvrière allemande (et non pas financé par le flibustier Jean Laffite comme on peut le lire en anglais et en français dans des histoires romancées de la flibuste — et du marxisme !).
Engels, expulsé de Paris fin janvier 1848 pour son activité politique parmi les ouvriers français et étrangers et dans les groupes de réfugiés polonais, rejoignit Marx dans la capitale française à la mi-mars. Il y fut membre de la nouvelle direction de la Ligue des communistes qui décida le retour des Allemands de l’étranger pour participer aux mouvements révolutionnaires locaux en Allemagne et repoussa la formation d’une légion allemande armée depuis la France. Engels et Marx rédigèrent, sur la base du Manifeste, les dix-sept « résolutions du Parti communiste pour l’Allemagne ». Rentré à la mi-avril à Barmen-Elberfeld après un détour par Mayence et Cologne, Engels s’installa bientôt dans cette dernière ville pour hâter avec Marx la publication de leur journal, la Neue Rheinische Zeitung qui parut à partir du 1er juin. Il fournit d’ailleurs la plupart des éditoriaux, en même temps qu’il participa à la constitution d’associations ouvrières et démocratiques en Rhénanie. Poursuivi en septembre 1848, à cause d’une série d’articles contre la police et la justice prussiennes, Engels passa en Belgique, de là en France puis en Suisse où il resta jusqu’à la mi-janvier 1849. Il y reprit contact avec les dirigeants des organisations d’artisans et d’ouvriers allemands. De retour à Cologne, il poursuivit son activité journalistique révolutionnaire jusqu’à l’interdiction du journal, en mai. A la suite de quoi, il participa à la « campagne pour une Constitution d’Empire », c’est-à-dire au soulèvement armé du Palatinat et de Bade, comme aide de camp de Willich qui dirigeait les troupes insurgées. Après l’écrasement du soulèvement, Engels réussit à s’enfuir en Angleterre par la Suisse et Gênes. De novembre 1849 à novembre 1850, il résida à Londres, prenant une part active à la réorganisation de la Ligue des communistes et à sa propagande, ainsi qu’à l’activité organisationnelle et journalistique des exilés. Entre autres parurent de sa plume La Campagne pour une Constitution d’Empire et La Guerre des Paysans en Allemagne. A la mi-novembre 1850, Engels fut à nouveau employé à Manchester dans l’entreprise Ermen & Engels, qu’il avait quittée en août 1844 ; il y restera jusqu’à sa retraite en 1870, date à laquelle il reviendra s’établir définitivement à Londres. Cette activité alimentaire — qui lui valut parfois le sobriquet de cotton lord, alors que ses capacités militaires lui valurent celui de general — lui permit non seulement de vivre mais de faire vivre la famille Marx durant des décennies.
Depuis Manchester, Engels prit part d’abord aux luttes de tendances au sein de la Ligue des communistes — fraction Marx-Engels contre fraction Willich-Schapper — et, à sa dissolution fin 1852, à la suite du procès de Cologne contre les communistes allemands. Celui-ci avait été préparé à Paris, en 1851-1852, par un procès organisé par les polices française et prussienne. L’activité journalistique d’Engels se poursuivit dans le New York Daily Tribune (1851-1862), la Neue Oder-Zeitung (1854-1855) et la New American Encyclopaedia (1857-1860). Il publia également, à partit de la fin des années 1850, articles et brochures sur les questions militaires, la situation internationale et les diverses formes de bonapartisme (français et prussien) dans leur rapport au mouvement ouvrier : entre autres Pô et Rhin (1859), La Savoie, Nice et le Rhin (1860). Ces publications furent poursuivies, après la fondation de l’Allgemeiner Deutscher Arbeiterverein (ADAV) de Ferdinand Lassalle, en 1863 et de l’Association internationale des travailleurs (AIT), en septembre 1864, avec La Question militaire prussienne et le mouvement ouvrier allemand (1865). Au cours de ces années, Engels prit part, dans sa correspondance avec Marx, à la préparation du Capital puis à sa diffusion, lors de sa parution en 1867. Il s’employa aussi avec Marx à structurer l’AIT d’une part, d’autre part à préparer avec certains dirigeants ouvriers allemands — Wilhelm Liebknecht — l’organisation d’un parti ouvrier marxiste en Allemagne. C’était chose faite en 1869, à Eisenach, avec la constitution du SDAP (Sozialdemokratische Arbeiterpartei).
Désormais établi à Londres, Engels devint, en octobre 1870, membre du Conseil général de l’AIT, correspondant pour la Belgique, puis pour l’Espagne et l’Italie (1871), ainsi que pour le Portugal et le Danemark (1872). Sa nomination au Conseil général coïncida avec la fin de la guerre franco-prussienne et précéda de quelques mois seulement la Commune de Paris pour laquelle Engels déploya une activité accrue, pendant les événements et après, pour venir en aide aux communards réfugiés en Angleterre, comme pour soutenir A. Bebel, W. Liebknecht et Adolf Hepner accusés de haute trahison à Leipzig, à la suite de leur soutien à la Commune. Pendant cette période, il dut également compter avec les divergences syndicales et anarchistes au sein de l’AIT : syndicales en Grande-Bretagne, anarchistes en Suisse, en Italie, en France et dans la péninsule ibérique. Ces divergences durent être traitées et résolues à la conférence de Londres, en 1871, et plus encore au congrès de La Haye, en 1872. Au cours des années suivantes, Engels travailla sur tous les fronts théoriques pour résoudre les problèmes qui se posaient au mouvement ouvrier allemand (et international) en pleine expansion. Les séries d’articles qu’il publia dans le Volksstaat puis dans le Vorwärts, portaient sur des problèmes aussi divers que La Question du logement (1872-1873), Le Schnaps prussien au Reichstag (1876), les rapports de la science et du socialisme dans l’Anti-Dühring (1877-1878), dont il tirera la brochure Socialisme utopique et socialisme scientifique (1880), tandis qu’il rassemblait les éléments pour ce qui devait être son grand œuvre, La Dialectique de la nature, à laquelle il travailla de 1873 à 1883. Les problèmes personnels et de parti ne manquèrent pas non plus au cours de cette période : que ce soit l’analyse et la critique du programme préparatoire au congrès de fusion de l’ADAV et du SDAP en Parti socialiste ouvrier allemand (SAPD puis SPD) à Gotha, en 1875, ou trois ans plus tard les lois antisocialistes du Reich bismarckien (1878-1890), qui rejetèrent le jeune parti ouvrier dans l’illégalité et redonnèrent aux organisations ouvrières allemandes de l’étranger — principalement à Zurich et à Londres — un rôle qu’on aurait pu croire dépassé ; que ce soit aussi la disparition de Lydia Burns (septembre 1878), sœur de Mary et seconde compagne d’Engels, qu’il épousa sur son lit de mort ; celle de Jenny Marx (décembre 1881), de Jenny Longuet (janvier 1883) et de Karl Marx (mars 1883).
Les douze années qui suivirent la mort de ce dernier, représentèrent pour Engels une période d’intense activité scientifique et politique. Pour répondre à la demande croissante du mouvement ouvrier allemand et international, il réédita un certain nombre de ses écrits et de ceux de Marx d’avant 1848 ou du début des an-nées cinquante, souvent accompagnés de longues préfaces historiques ou théoriques. Ainsi les Révélations sur le procès communiste de Cologne de Marx, précédées de sa propre Contribution à l’histoire de la Ligue des communistes (1885) ; la première traduction allemande, par Eduard Bernstein et Karl Kautsky, de Misère de la philosophie, revue par Engels, avec une introduction sur l’analyse des problèmes économiques et les revendications ouvrières (1885,2e édition, 1892) ; Le 18 Brumaire de Louis Napoléon (1885) et La Lutte des classes en France de 1848 à 1850, vus désormais à travers la perspective de la Commune de Paris (1895) ; La Situation de la classe laborieuse en Angleterre en édition américaine (1887), anglaise (1892) ainsi que la seconde édition allemande (1892) ; sans parler des diverses rééditions et traductions du Manifeste communiste. Son propre travail se manifeste en outre dans L’Origine de la famille, de la propriété et de l’État (1884), Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande (1886), L’Europe peut-elle désarmer ? (1893), La Question paysanne en France et en Allemagne (1894). Il faut y ajouter — ou peut-être aurait-il fallu commencer par là — un travail extrêmement délicat et absorbant pour l’édition des volumes deux et trois du Capital parus respectivement en 1885 et 1894, parallèlement à la révision de la traduction anglaise du 1er volume (1886).
Le long intervalle entre la publication des deux volumes s’explique aussi par la participation du vieil Engels à la reconstitution de l’Internationale, qui eut lieu enfin au congrès ouvrier de Paris en 1889 et à la définition du programme politique du SPD, après la levée des lois antisocialistes. Engels reprit en effet les points de la critique du programme de Gotha élaborée par Marx et lui-même, plus de quinze ans auparavant et les publia pour le congrès d’Erfurt en 1891. Il prit également le temps, au cours de ces années, de participer à l’enrichissement de la bibliothèque de l’Association communiste ouvrière de Londres et de léguer la bibliothèque et les manuscrits de Marx, ainsi que les siens, au SPD. A l’occasion du congrès de la IIe Internationale à Zurich, en 1893, Engels entreprit une tournée sur le continent, au cours de laquelle il fut reçu avec enthousiasme comme le patriarche du socialisme par les ouvriers de Berlin, de Vienne, etc., ainsi que par les délégués réunis à Zurich. Il rencontra au cours de ce périple la nouvelle génération des militants du mouvement ouvrier allemand, tels Clara Zetkin, Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht et d’autres.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article216218, notice ENGELS Friedrich par Jacques Grandjonc, version mise en ligne le 23 juin 2020, dernière modification le 8 octobre 2021.

Par Jacques Grandjonc

ŒUVRE : Marx-Engels-Werke, Berlin-RDA, 40 volumes régulièrement réédités. — Marx-Engels Gesamtausgabe (MEGA2), Berlin-RDA, prévue en 130 volumes doubles. — En français, aucune édition complète. On aura recours à l’édition Costes, traductions Molitor et Bracke, sous les titres Œuvres complètes de Karl Marx et Œuvres complètes de Fr. Engels (épuisé) ; aux Œuvres de Marx et Engels, publiées aux Éditions sociales ; à l’édition de la Pléiade, traduction Maximilien Rubel, sous le titre : Karl Marx, Œuvres.

SOURCES : Il n’existe pas de biographie satisfaisante d’Engels en français. Pour les premières années, cf. A. Cornu, K. Marx et F. Engels. Leur vie et leur œuvre, 4 vol., Paris, 1955- 1970. — En allemand, cf. G. Mayer, F. Engels. Eine Biographie, 2 vol., La Haye, 1934. — Instituts dépositaires des archives et bibliothèque de Marx et Engels ou spécialisés dans l’étude de la vie et la publication de l’œuvre des deux hommes : Institut international d’histoire sociale, Amsterdam ; Instituts du marxisme-léninisme, Moscou et Berlin-RDA ; Centre d’études Karl-Marx, Trêves ; Centre d’études Engels, Wuppertal.

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