Par Irène Petit
Né le 18 octobre 1854 à Prague, mort le 17 octobre 1938 à Amsterdam (Pays-Bas) ; dirigeant du SPD et théoricien du marxisme dans la IIe Internationale.
Né d’un père décorateur de théâtre et d’une mère écrivain, Karl Kautsky étudia l’histoire, le droit, la philosophie et surtout l’économie politique à l’Université de Vienne. Impressionné parles événements de la Commune, il adhéra en 1875 à la social-démocratie autrichienne alors divisée. Proche de l’aile dite « radicale », il était influencé par les idées blanquistes d’Andreas Scheu mais s’employa dès la fin des années soixante-dix à promouvoir les idées et la presse social-démocrates. Il publia des articles dans des journaux socialistes : Die Gleichheit à Vienne et Der Volksstaat à Leipzig. Son premier ouvrage scientifique, Der Einfluss der Volksvermehrung auf den Fortschritt der Gesellschaft (L’influence de la croissance démographique sur le progrès de la société, 1880) était imprégné d’un darwinisme où les thèses évolutionnistes étaient directement transposées du domaine biologique au domaine des sciences sociales. En 1880, il fut appelé à travailler à Zurich où le banquier Höchberg, favorable aux idées socialistes, l’employa comme assistant scientifique. Il collabora au journal Der Sozialdemokrat, rédigé par les socialistes allemands en exil. A Zurich, il fit la connaissance d’Eduard Bernstein et se familiarisa avec l’œuvre de Marx et d’Engels. Ce fut l’Anti-Dühring d’Engels qui, selon Kautsky lui-même, constitua pour lui non seulement l’introduction au marxisme mais la clé de sa compréhension. Dès 1881, il rendit visite à Marx et à Engels à Londres où il s’installa en 1885 et servit de secrétaire à Engels jusqu’en 1890, date à laquelle il put, les lois antisocialistes étant abolies, s’établir en Allemagne. Engels le considérait avec Bernstein comme l’héritier testamentaire de Marx, et l’on peut dire que plusieurs générations de socialistes allemands connurent les œuvres de Marx à travers Kautsky.
En 1883, il fonda à Stuttgart, avec W. Liebknecht, H. Braun et Dietz la revue Die Neue Zeit dont il fit l’organe scientifique du parti et qu’il dirigea jusqu’en 1917. Cette revue acquit sous sa direction une renommée internationale ; c’est dans ses colonnes que furent diffusées les thèses du « marxisme de la IIe Internationale » dont il fut, grâce au patronage d’Engels, le théoricien incontesté. La vulgarisation des théories de Marx, Kautsky la fît aussi dans son livre Marx’ökonomische Lehren (Les doctrines économiques de Marx) où il rendait accessibles à un large public les idées du Capital. Cet ouvrage publié en 1887 fut traduit dans de nombreuses langues et souvent réédité.
Le SPD de nouveau autorisé en 1890, après douze ans d’interdiction, avait besoin de bases théoriques plus solides que celles du programme de Gotha, qui résultait d’un compromis avec les lassalliens. Kautsky rédigea, avec l’approbation d’Engels, un projet qui constituait la partie théorique du programme d’Erfurt (1891) et dont les thèses, développées dans son célèbre commentaire du programme d’Erfurt (1892) popularisèrent un marxisme caractérisé par la foi dans l’effondrement économique « nécessaire » et « conforme aux lois naturelles » du capitalisme, foi ayant pour corollaire la volonté politique radicale d’émancipation du prolétariat et pour fin l’abolition de toute domination de classe. L’expression de la volonté politique révolutionnaire du prolétariat était la social-démocratie.
Kautsky avait livré avec ce commentaire un « catéchisme » politique dont les dogmes ne semblent pas avoir été mis en doute, du moins théoriquement, par les instances dirigeantes du SPD jusqu’à la Première Guerre mondiale et qui faisait autorité dans les partis européens : Lénine affirmait en 1899 avoir été profondément influencé par lui.
Cette orthodoxie marxiste, qui semblait faire l’unanimité à Erfurt en 1891, fut cependant vite l’objet d’attaques venues de divers côtés : de la part de Vollmar d’abord qui, dès 1891, prônait une politique réformiste active et « positive » et surtout de la part de Bernstein qui, dans son livre Die Voraussetzungen des Sozialismus und die Aufgaben der Sozialdemokratie, ne se contentait pas de mettre l’accent sur les réformes pratiques, mais remettait en question la thèse de l’effondrement « catastrophique » inéluctable du capitalisme et de la nécessité de la révolution prolétarienne. Selon Bernstein, le passage au socialisme se ferait insensiblement, au moyen de réformes graduelles. Contre l’hérésie d’une « révision » de Marx par Bernstein, contre le « socialisme d’État » et le réformisme de Vollmar, Kautsky polémiqua dans de nombreux articles et dans deux livres : Die Agrarfrage (1899 ; trad. franç., 1900) et Bernstein und das sozialistische Programm (1899). Le révisionnisme fut condamné par les instances du parti au congrès de Dresde en 1903, une victoire sans doute plus apparente que réelle.
Dès l’abolition des lois antisocialistes, Kautsky s’était installé à Stuttgart, puis en 1897 à Berlin où il devait rester jusqu’en 1924, proche des instances dirigeantes et du centre de la vie politique du parti.
Ce fut une fois encore un « radicalisme » marxiste devenu, en principe, la ligne officielle du parti que Kautsky défendit dans Die soziale Revolution (1902 ; trad. franç., 1912). Mais bientôt il entra en conflit avec la gauche du parti, Rosa Luxemburg en tête. La révolution russe avait en 1905 radicalisé les mouvements ouvriers européens et confronté les instances officielles au problème de la grève de masse politique. Le parti allemand était divisé : fallait-il promouvoir ou simplement accepter ce nouveau moyen de lutte révolutionnaire ? La gauche allemande dit oui, le « centre marxiste » officiel avec Kautsky et Bebel ne le refusèrent pas en principe, mais en réservèrent l’application à des cas exceptionnels. En 1906, la direction du parti avait conclu en secret un accord avec les syndicats, leur laissant la direction des opérations. En 1909, Kautsky publia une brochure qui devint célèbre, Der Weg zur Macht (trad. franç. : Le Chemin du pouvoir, 1910), où il réfutait une fois encore le révisionnisme et insistait sur le fait que les conflits de classe ne pourraient que s’accentuer jusqu’à la nécessaire confrontation finale entre le capitalisme et le prolétariat.
La rupture ouverte avec Rosa Luxemburg intervint en 1910. Le théoricien officiel du « centre marxiste » réserva désormais ses anathèmes contre la « gauche radicale ». Kautsky souligna ce qui le séparait d’elle dans un livre paru en 1914, Der politische Massenstreik (La grève de masse politique), où il condamnait l’emploi irréfléchi de la grève de masse qui, si elle était employée prématurément, conduirait le prolétariat à la défaite. Il prônait plutôt une guerre d’« usure ». Kautsky développa ainsi une stratégie d’« attentisme révolutionnaire ». De même, dans le débat sur l’impérialisme à la veille de la Première Guerre mondiale, il soutint une position éloignée à la fois des « sociaux-impérialistes » et de ceux qui, comme Rosa Luxemburg ou Radek, voyaient dans l’impérialisme l’expression même du capitalisme avancé et estimaient le conflit entre pays impérialistes inévitable. Pour Kautsky il existait des chances de développement d’un impérialisme « pacifique », d’un « ultra-impérialisme ».
S’il n’approuva pas le vote des crédits de guerre en 1914 et s’il s’éloigna de plus en plus des sociaux-impérialistes, il ne rejoignit pas pour autant le petit noyau de l’extrême-gauche qui devait constituer la Ligue Spartakus. Il occupa une position médiane, préconisant dans les colonnes de Die Neue Zeit une guerre sans annexions ni conquêtes. De plus en plus éloigné des positions de la majorité, il rallia dès sa fondation en 1917 le nouveau Parti socialiste indépendant (USPD), ce qui lui valut d’être dessaisi de la rédaction de Die Neue Zeit.
Hostile aux socialistes majoritaires, prenant violemment position contre les bolcheviks, Kautsky se trouva relativement isolé après la révolution de novembre 1918, bien qu’il eût été nommé sous-secrétaire d’État au ministère des Affaires étrangères jusqu’au printemps 1919 ; il y fut chargé d’établir une documentation concernant les responsabilités dans le déclenchement de la guerre mondiale. Son livre Wie der Weltkrieg entstand (1919 ; trad. franç. : Comment s’est déclenchée la Guerre mondiale, 1921) où il établissait clairement les responsabilités de l’Allemagne et de l’Autriche, suscita des polémiques chez les nationalistes. Il fut nommé président de la Commission de socialisation en 1918 et pratiqua une politique de modération.
Il était convaincu de la nécessité de réunifier le parti socialiste majoritaire et l’USPD et s’employa activement à cette tâche. Après la scission au sein de l’USPD, dont l’aile gauche rejoignit les communistes, Kautsky regagna avec ses amis, dont Hilferding, les rangs du parti majoritaire en 1922. En 1920, il s’était rendu avec une délégation socialiste dans la République menchevik de Géorgie. A son retour il écrivit la brochure Géorgien, eine sozialdemokratische Bauernrepublik (1921) pour soutenir la Géorgie dans sa lutte contre le bolchevisme. Ses prises de position contre le bolchevisme furent nombreuses et violentes. Il écrivit entre autres : Terror und Kommunismus (1919 ; trad. franç,, s.d. [1921]), Von der Demokratie zur Staatssklaverei (De la démocratie à l’esclavage d’État, 1921 ), Der Bolschewismus inder Sackgasse (1921 ; trad. franç., 1931, rééd., 1982). Désormais, pour Lénine et les communistes, il était le « renégat » Kautsky.
Sans revue théorique, privé de tribune où il aurait pu exercer une influence sur le parti allemand, il se résigna à s’établir à Vienne où il se consacra à la rédaction d’ouvrages scientifiques importants tels que Die materialistische Geschichtsauffassung (La conception matérialiste de l’histoire, 1927) et Sozialisten und Krieg (Les socialistes et la guerre) où l’on put retrouver, plus accentué peut-être que dans la grande période 1890-1910, le darwinisme social qui fit l’objet de la critique de Karl Korsch (cf. bibliographie).
Au moment de l’Anschluss en 1938, Kautsky se rendit à Prague puis à Amsterdam où il mourut le 17 octobre de la même année. C’est à l’Institut International d’histoire sociale d’Amsterdam que sont conservées ses archives.
Disciple éminent de Marx et d’Engels, Kautsky a fait connaître leurs œuvres à des générations de socialistes du monde entier. Il a su imposer le marxisme dans le IIe Internationale, il a développé des théories nouvelles sur le problème national, sur l’impérialisme, sur le développement du capitalisme et les crises ; il était un historien éminent. Son influence n’a guère survécu à l’effondrement de la IIe Internationale.
Par Irène Petit
ŒUVRE : Outre les ouvrages cités dans le texte : Internationales Institut für Sozialgeschichte. Kautsky-Archiv. Briefwechsel mit F. Engels, édité par B. Kautsky, 1955. — Erinnerungen und Erörterungen, édité par B. Kautsky, 1960 . — En français : Parlementarisme et socialisme, étude critique sur la législation directe par le peuple, 1900. — Le marxisme et son critique Bernstein, 1900. — La lutte des classes en France, 1901. — La politique agraire du Parti socialiste, 1903. — Le programme socialiste, 1910. — La Révolution prolétarienne et son programme, 1925. — L’Internationale et la Russie des soviets, 1925. — La dictature du prolétariat, 1972.
SOURCES : E. Matthias, « Kautsky und der Kautskyanismus », in I. Fetcher, Marxismusstudien, II, Tübingen, 1957. — On se référera à la bibliographie exhaustive de W. Blumenberg, Karl Kautskys literarisches Werk, La Haye, 1960. — Irène Petit, « Kautsky et le problème de l’impérialisme dans le parti social-démocrate de 1907 à 1914 », in Revue d’Allemagne, 1972. — W. Holzhever, Karl Kautskys Werk als Weltanschauung. Beitrag zur Ideologie der Sozialdemokratie vor dem ersten Weltkrieg, La Haye, 1972. — K. Korsch, L’Anti-Kautsky ou la conception matérialiste de l’histoire, Paris, 1973. — A. Panaccione, « L’Analyse du capitalisme chez Kautsky », in Histoire du marxisme contemporain, 1.1, Paris, 1976. — R. Geary, « Défense et déformation du marxisme chez Kautsky », idem. — Rosa Meyer-Leviné, Vie et mort d’un révolutionnaire. Eugène Leviné et les conseils ouvriers de Bavière, Paris, 1980. — MX. Salvador !, « La conception du processus révolutionnaire de Kautsky de 1891 à 1922 », in Histoire du marxisme contemporain, 1.1, Paris, 1976 ; Sozialismus und Demokratie. Karl Kautsky 1880-1938 (trad. de l’ital.), Stuttgart, 1982. — Ursula Ratz, « Perspektiven über Karl Kautsky », in Neuepolitische Literatur, no. 1,1988. — Pour la jeunesse de Kautsky et sa participation au mouvement socialiste autrichien, voir le volume Autriche du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international.