MARX Karl

Par Jacques Droz et Gilbert Badia

Né le 5 mai 1818 à Trêves, mort le 14 mars 1883 à Londres (Grande-Bretagne).

Les origines tréviroises de Marx ne furent pas sans importance pour sa forma­tion politique : son père qui appartenait à une famille de rabbins, s’était converti au protestantisme et fréquenta les milieux libéraux et rationalistes de la ville ; le lycée où il fit ses études était dirigé par Hugo von Wittenbach qui avait été imprégné des idées de la Révolution française ; sa future femme, Jenny, était la fille de son ami Ludwig von Westfalen, haut fonctionnaire prussien de tendance progressiste. Après une année d’études juridiques à l’Université de Bonn qui lui apporta peu de chose, il s’installa de 1836 à 1841 à Berlin, fréquentant à l’Université le Doktor-Club et le groupe des Affranchis (Freien) où, dans l’entourage des frères Bruno et Edgar Bauer, fut discutée la signification qu’il convenait de donner à la pensée de Hegel. Déjà tourné vers l’étude philosophique, il lut Feuerbach d’après qui Dieu était une création de l’homme, la source de son « aliénation ».
L’orientation vers la vie politique vint de sa collaboration épisodique à la Rheinische Zeitung (Gazette rhénane), organe de la gauche du libéralisme rhénan dont il prit la direction, après avoir exclu le Dr. Rutenberg qui appartenait au groupe des Affranchis, d’octobre 1842 à mars 1843. Opposé au vocabulaire révolution­naire abstrait dont se servaient les partisans de Bauer et de Stirner, il écrivit pour sa part des articles sur la misère des vignerons de la Moselle et sur les vols de bois dans la forêt qui mettaient en cause la législation prussienne et qui faisaient la preuve que l’État, loin d’être l’expression de l’idée divine comme le soutenait He­gel, était en réalité au service des classes dominantes. Malgré son souci de ménager la censure, le journal fut rapidement interdit.
Après un séjour auprès de sa mère à Kreuznach, Marx décida que la lutte po­litique n’était concevable qu’à Paris où il résida, rue Vaneau, d’octobre 1843 à fé­vrier 1845. A ses yeux la France était le pays de la Grande révolution (il songea à écrire une histoire de la Convention) et du socialisme même si celui-ci lui apparut encore comme artisanal et arriéré. A Paris se dessina pour Marx le passage du radi­calisme démocratique au communisme, d’abord en collaboration avec Arnold Ruge dans les Deutsch-französische Jahrbücher, jusqu’au jour où celui-ci refusa de voir dans la révolte des tisserands silésiens une manifestation sans portée socia­liste, puis en relation avec la Ligue des justes (Ewerbeck, Mäurer), grâce à son emprise sur le Vorwärts où il écrivit et inspira de nombreux articles (notamment ceux de l’économiste Georg Weber), enfin en collaboration avec Friedrich En­gels, fort de son expérience anglaise, avec lequel il établit d’étroites relations en août 1844. Les étapes principales de l’évolution de la pensée de Marx sont mar­quées, que la publication eût été envisagée ou non, par les Manuscrits de 1844 dans lesquels fut définie l’aliénation dont souffrait l’ouvrier dans l’activité productrice elle-même ; La Sainte-Famille (février 1845) où il montra la bourgeoisie produi­sant dans le prolétariat la classe qui mettrait fin à son existence, les Thèses sur Feuerbach et L’Idéologie allemande qui ne fut rédigée qu’en 1846 quand Marx et Engels se retrouvèrent à Bruxelles et où, prenant position contre les formes revêtues jusqu’alors par le socialisme allemand et en particulier contre le « socialisme vrai » de Moses Hess et de Karl Grün, ils jetèrent les bases d’un socialisme scientifique en portant la réflexion moins sur l’homme que sur le complexe économique et so­cial.
A la demande du gouvernement prussien, les autorités françaises ordonnèrent l’expulsion de Marx qui s’était rendu à Bruxelles, où Engels vint le rejoindre au printemps 1845. Tout en poursuivant leur œuvre idéologique qui les conduisit au matérialisme historique et dialectique, ils mirent sur pied avec l’archiviste belge Philippe Gigot le Bureau de correspondance communiste dont le but était de créer un lien entre les socialistes des pays occidentaux et dont Marx se servit pour arra­cher les révolutionnaires à l’influence des courants qui risquaient de mener le mou­vement ouvrier à une impasse. D’où en 1846 la condamnation de Weitling qu’il admira pourtant beaucoup, mais dont il ne partageait pas le communisme égalitaire et religieux, celle de Hermann Kriege à cause de ses sympathies pour le « socia­lisme vrai », celle de Proudhon enfin, dont la Philosophie de la misère fut contredite par la Misère de la philosophie. Ces mises au point permirent à Marx d’envisager une organisation communiste internationale : l’instrument en fut la section londo­nienne de la Ligue des justes, reprise en mains par Schapper et Moll, orientée vers les idées de Marx par Georg Eccarius. Lors du premier congrès de la Ligue, auquel d’ailleurs Marx n’a pas assisté (juin 1847), elle prit le nom de Ligue des communistes et envisagea la publication à Londres de la Kommunistische Zeit­schrift ; lors du second congrès, en décembre, Marx fut personnellement chargé de la rédaction du Manifeste communiste. Son activité bruxelloise se déploya égale­ment dans le Deutscher Arbeiterverein et dans la Société démocratique que dirigea l’avocat belge Jottrand en relation avec les Fraternal Democrats anglais. Aces di­verses organisations servit de lien la Deutsche-Brüsseler-Zeitung, principal organe des communistes allemands à l’étranger auquel collaborèrent activement Friedrich Engels et Wilhelm Wolff et où fut développée la thèse que l’intervention des ou­vriers aux côtés de la bourgeoisie était nécessaire tant que le système féodal restait debout.
En Allemagne même, à la veille de la révolution de 1848, la pensée de Marx était encore pratiquement inconnue même si, à partir du Comité de correspondance de Bruxelles, Josef Weydemeyer avait pu établir quelques cellules de la Ligue des communistes et fait pénétrer dans un organe du « socialisme vrai », Das Westfälische Dampfboot, les thèses du socialisme scientifique. C’est à Cologne, où Marx était en relation avec divers milieux révolutionnaires et où Karl d’Ester, an­cien journaliste de la Rheinische Zeitung, avait été élu conseiller municipal que la Ligue des communistes eut la plus grande audience. C’est donc à Cologne qu’il était décidé à se rendre, une fois la révolution déclenchée. Après la publication, à Londres, du Manifeste communiste qui appelait à l’union des prolétaires de tous les pays mais qui n’eut en Allemagne qu’une très faible audience, il passa par Paris, où il déconseilla aux ouvriers émigrés allemands de participer avec Herwegh à une expédition en territoire allemand. Après avoir rédigé avec Engels les « dix-sept ré­solutions du Parti communiste pour l’Allemagne », il gagna la Rhénanie où les chances de la révolution lui paraissaient les plus grandes.
Lorsque débuta la révolution de 1848, Marx avait complètement construit sa théorie matérialiste de l’histoire, mais il n’avait pas encore d’expérience politique : aussi la ligne stratégique et tactique qu’il adopta fut-elle changeante selon la confiance qu’il put avoir dans l’efficacité révolutionnaire des différentes classes so­ciales. Dans une première étape, il jugea préférable à Cologne de mettre en sommeil les activités de la Ligue des communistes et de renforcer l’action des milieux libé­raux ; à cet effet il entra dans l’Association démocratique et fonda un journal, la Neue Rheinische Zeitung qui bénéficia de la participation immédiate d’éminents collaborateurs et dont le programme aussitôt rédigé mit en évidence que « tant que la Bastille reste debout, le prolétariat, aussi dur que cela puisse paraître, doit repous­ser tout ce qui pourrait le séparer de ses alliés ». Si les thèses de Marx furent d’abord combattues par le président de l’Arbeiterverein colonais, le médecin Gottschalk, qui préconisa une « république ouvrière » et l’abstention électorale, Marx eut rapidement derrière lui le Comité régional des Associations démocratiques rhénanes, groupant de nombreuses sociétés de travailleurs, employés, petits patrons et disposant de plusieurs journaux, ce qui lui permit d’entreprendre une campagne d’agita­tion, d’abord à propos de l’armistice de Malmö, puis pour le refus de l’impôt. La campagne provoqua la suspension provisoire de la Neue Rheinische Zeitung et la comparution de Marx à deux reprises devant des jurys d’assises qui d’ailleurs l’innocentèrent. La répression policière n’empêcha pas Marx, dans l’automne 1848, d’aller à Berlin et à Vienne rechercher des appuis financiers pour son journal.
Au cours d’une seconde période, Marx se rendit compte progressivement combien il était difficile, en présence d’une bourgeoisie prête à toutes les compro­missions, de maintenir l’unité du front démocratique. Il publia en décembre 1848 dans la Neue Rheinische Zeitung un article sur « la bourgeoisie allemande et la contre-révolution », selon lequel la situation évoluait soit vers une réaction féodale soit vers une solution « sociale-républicaine » : l’ère des révolutions purement bourgeoises était selon lui close et c’était celle des révolutions prolétariennes qui s’ouvrait. Dès lors il s’efforça de faire sortir l’Arbeiterverein colonais de l’Associa­tion démocratique et de travailler à l’organisation d’un congrès de toutes les orga­nisations ouvrières de Rhénanie et de Westphalie. Sur le plan idéologique, cette évolution de sa tactique se manifeste dans ses articles dans la Neue Rheinische Zei­tung sur « le travail salarié et le capital » où l’accent fut mis sur le caractère inéluc­table de la lutte des classes. La réaction qui s’installa en Allemagne ne permit pas à Marx, frappé d’un décret d’expulsion, de mettre en œuvre ce que le dernier numé­ro de la Neue Rheinische Zeitung, imprimée en rouge, appelait encore le 19 mai 1849 l’« émancipation du prolétariat ».
Il ne semble pas que l’échec de la révolution qu’il vécut à Francfort, puis en Bade et qui l’obligea à émigrer à Paris en juin 1849 d’où il fut expulsé un mois plus tard, modifiât profondément son interprétation de la révolution. Quand dans l’été 1849 il retrouva Engels à Londres, il demeurait optimiste et espérait, partant de France, un nouveau soulèvement révolutionnaire, imminent selon lui et venant cette fois de la petite bourgeoisie. D’où sa préoccupation de reconstituer la Ligue des communistes, annoncée par sa circulaire à ses adhérents de mars 1850. D’où l’envoi en Allemagne de plusieurs militants, tels Heinrich Bauer qui reconstituèrent des sections en profitant de la collaboration de plusieurs adeptes des idées de Marx, comme Weydemeyer dans la Neue Deutsche Zeitung. D’où enfin la création, non sans difficulté, d’une revue à Hambourg qui reprit le titre de la Neue Rheinische Zeitung et qui définit, sous le sigle d’une « révolution permanente », les passages nécessaires de la subversion politique à la subversion sociale : « Il ne peut s’agir pour nous de transformer la propriété privée, mais de l’anéantir ; ni de masquer les antagonismes de classes, mais d’abolir les classes ; ni d’améliorer la société exi­stante, mais d’en fonder une nouvelle. »
A partir de la deuxième moitié de l’année 1850, Marx cessa de croire en l’im­minence de la révolution : la crise économique, du fait de la découverte des mines d’or de Californie, ne tarda pas à régresser ce qui ne permit pas d’espérer le triomphe prochain du socialisme. D’où selon lui la nécessité de porter son effort sur l’éducation du prolétariat ; en repoussant les notions d’aventure et d’émeute, l’ac­cent fut mis sur la seule propagande. Mais ce faisant, il se heurta à un groupe proche du blanquisme, dirigé par August Willich et Karl Schapper, qui demeurait favora­ble à l’action révolutionnaire et qui comptait sur une minorité agissante pour en as­surer le succès. En présence de ces « agitateurs professionnels », de ces « alchi­mistes de la révolution », Marx décida le transfert du Comité central de la Ligue à Cologne dont la communauté lui était restée fidèle, alors que celle de Londres pas­sait sous l’autorité de Willich. Marx avait gardé de nombreux correspondants en Allemagne, dont le futur homme d’État Johannes Miquel, et ses amis pensaient même créer une revue s’adressant à tous les démocrates, la Neue Zeitschrift. Mais ce travail de reconstitution de la Ligue fut interrompu par l’arrestation du tailleur Peter Nothjung qui permit à la police prussienne de prendre le prétexte d’un « complot » pour traduire divers membres de la Ligue devant les assises de Cologne où il furent condamnés à plusieurs années de forteresse. Pour assurer leur défense, Marx publia un pamphlet, Révélations sur le procès des communistes de Cologne (novembre 1852), mais les exemplaires destinés à l’Allemagne furent saisis par la police à la frontière suisse. Ce fut là le dernier acte que la révolution de 1848 inspira à Marx qui était déjà revenu à ses recherches économiques : la Ligue des commu­nistes fut définitivement dissoute.
A partir de cette date, malgré ses déclarations et sa correspondance dans les­quelles il se prononçait pour la souveraineté du prolétariat dans tous les pays, Marx cessa d’avoir une influence sur le mouvement ouvrier allemand, que l’échec de la révolution de 1848 plongea d’ailleurs dans une sorte de léthargie.
Très isolé, surveillé par la police qui ouvrit souvent ses lettres, en proie à d’incessantes et terribles difficultés financières, n’ayant à part Lassalle presque plus de correspondants en Allemagne et presque plus de possibilité de faire connaître ses points de vue dans la presse allemande, Karl Marx consacra dès lors, au cours de son « ennuyeux » exil londonien, pendant près de quinze ans la majeure partie de son temps à des études théoriques qui aboutirent à la publication de la Contribution à la critique de l’économie politique (1859) et du premier livre du Capital (1867), œuvre par laquelle il prétendit asséner à la bourgeoisie sur le plan théorique, « un coup dont elle ne se relèvera jamais ».
Au cours des années cinquante revint souvent dans sa correspondance le terme de « parti ». A l’évidence il ne s’agit pas d’un parti politique organisé, mais d’un pe­tit groupe de fidèles ayant appartenu à la Ligue des communistes qui partageaient ses conceptions. Marx continua néanmoins à s’intéresser à l’Allemagne et au mou­vement ouvrier dont il crut à maintes reprises, faisant preuve d’un optimisme sou­vent déçu, déceler l’activité renaissante. La violence de ses sentiments à la fin des années cinquante se manifesta lors de la polémique dirigée dans le journal Das Volk contre Karl Vogt, ancien quarante-huitard alors membre de la diète helvétique, qu’il accusa d’être un agent bonapartiste : polémique à laquelle Vogt répondit par des calomnies contre Marx et qui suscita la publication du pamphlet Herr Vogt où Marx, une fois de plus, établit l’incapacité historique de la bourgeoisie allemande d’accomplir la révolution démocratique.
Au printemps 1861, Marx fit un voyage en Allemagne. A Berlin il fut l’hôte de Lassalle demanda à recouvrer la nationalité prussienne ; sous prétexte que les convictions de Marx fussent « républicaines », les autorités rejetèrent la demande.
Dans les années soixante, le développement industriel que connut l’Allemagne entraîna un nouvel essor du mouvement ouvrier : en mai 1863 fut fondée à Leipzig l’Association générale des travailleurs allemands (ADAV) dont Lassalle fut élu président. Lassalle correspondait alors secrètement avec Bismarck dont il soutenait la politique d’unification de l’Allemagne au bénéfice de la Prusse, en espérant qu’en contrepartie celui-ci consentirait à des élections au suffrage universel et sub­ventionnerait des coopératives ouvrières de production, moyen de surmonter le ca­pitalisme selon Lassalle. Ces tractations, dont Marx fut informé, accrurent le fossé entre les deux hommes par ailleurs de tempéraments opposés. Néanmoins, après la mort de Lassalle (1864), bien qu’il lui fît grief « d’avoir imprimé d’emblée un ca­ractère de secte religieuse à son agitation » et d’avoir « voulu prescrire [au mouve­ment des classes] son évolution selon une certaine recette doctrinaire », Marx ac­cepta de collaborer au journal qu’avait fondé von Schweitzer, successeur de Las­salle à la tête de l’ADAV.
Le correspondant et l’informateur principal de Marx en Allemagne fut de plus en plus Wilhelm Liebknecht, compagnon d’exil à Londres, rentré en Allemagne en 1862, élu en 1867 député au Reichstag de l’Allemagne du Nord. Souvent injuste dans sa correspondance envers Liebknecht à qui il reprocha de défendre les points de vue « bornés » des Allemands du Sud et de l’Autriche contre la Prusse, Marx se refusa pendant plusieurs années à choisir entre Schweitzer, bien que celui-ci se dît et se voulût son disciple, d’autant que jusqu’en 1869 l’ADAV était la seule organi­sation ouvrière existant en Allemagne et que, même après la fondation du parti d’Eisenach, elle regroupait le plus grand nombre d’ouvriers.
La publication du Capital, même si l’ouvrage fut peu diffusé, peu commenté et peu lu en Allemagne, accrut la notoriété de Marx. Moins cependant sans doute que la fondation, en 1864 à Londres, de l’Association internationale des travailleurs dont Marx avait rédigé pour l’essentiel les statuts et au fonctionnement de laquelle il participa activement. Dans ces statuts, Marx posa en principe que « l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre de la classe ouvrière elle-même », d’où la conclusion que « la conquête du pouvoir politique est la grande tâche qui incombe maintenant à la classe ouvrière » . La formule qui conclut l’adresse inau­gurale de l’Association internationale : « Prolétaires de tous les pays, unis­sez- vous ! », établir le lien entre la Première Internationale et la Ligue des communistes. Pour la première fois depuis la Révolution de 1848, Marx contribua, au sein du Conseil général de l’Internationale, à élaborer une stratégie du mouve­ment ouvrier allemand : il fut en effet secrétaire correspondant de l’Internationale pour l’Allemagne. Toutefois si, comme l’écrivit Marx en 1867, l’Internationale était devenue une puissance, cela valait sans doute pour l’Angleterre, la France ou la Belgique, mais certainement pas à cette date pour l’Allemagne.
Dans les années qui suivirent, Marx s’employa d’une part à combattre les théo­ries lassalliennes qu’il jugea fausses et dangereuses pour le mouvement ouvrier al­lemand (loi d’airain, rôle de l’État, suffrage universel considéré comme une pana­cée, etc.), d’autre part à réunir les organisations ouvrières qu’il s’agissait d’abord d’arracher à l’influence de la bourgeoisie libérale. Le prestige de Marx augmenta en Allemagne. Le président de l’ADAV von Schweitzer lui écrivit (15 septembre 1868) qu’il le considérait « comme le chef du mouvement ouvrier européen » et le consulta sur des questions de politique économique.
La seconde organisation, la Fédération des associations allemandes des travail­leurs animée par Bebel et Liebknecht recruta ses adhérents en Saxe et en Alle­magne méridionale. Marx encouragea Bebel, Liebknecht et plusieurs membres de la direction de l’ADAV opposés aux méthodes de Schweitzer et attachés aux conceptions de l’Internationale, à fonder un parti révolutionnaire. En août naquit à Eisenach le Parti ouvrier social-démocrate dont le programme contenait un certain nombre d’idées chères à Marx tout en reprenant des conceptions propres à Lassalle. A la suite des succès remportés par le nouveau parti et en raison des dissensions qui minaient l’ADAV, les préventions de Marx à l’égard de Wilhelm Liebknecht s’amenuisèrent et il considéra de plus en plus le parti d’Eisenach comme « son parti ».
Si Marx avait eu quelques difficultés à imposer certaines de ses idées au sein de l’Internationale, en 1868 il se heurta avec violence à un nouvel adversaire, Ba­kounine dont les conceptions toutefois n’eurent guère de prise en Allemagne. On sait que ce conflit traversa durablement l’AIT, même si Marx en sortît apparemment vainqueur (le congrès de La Haye en 1872 condamna les idées de Bakounine).
Quand éclata la guerre franco-allemande, les dirigeants du Parti social-démo­crate allemand consultèrent Marx, qui, considérant qu’il s’agissait pour la Prusse d’une guerre défensive (août 1870), conseilla d’appuyer le mouvement national. Après la capitulation de Sedan et la chute de l’Empire, selon Marx, le caractère de la guerre avait changé : l’annexion de l’Alsace-Lorraine que revendiqua la Prusse portait en germe une nouvelle guerre ; la classe ouvrière allemande devait dès lors tenter d’imposer une paix honorable avec la République proclamée à Paris, scella la fin de la lère Internationale.
Des extraits de l’Adresse sur la guerre franco-allemande, rédigée par Marx et adoptée par l’Intemationale, parurent dans Der Voksstaat l’organe du Parti ouvrier social-démocrate : aussitôt Bismark fit arrêter les dirigeants du parti et inculper de haute trahison Bebel et Liebknecht parce qu’ils avaient « protesté au Reichstag contre l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine et exprimé leur sympathie envers la République française ».
La guerre franco-allemande et la Commune de Paris, dont Marx popularisa les initiatives, entraînèrent chez lui un changement d’attitude envers les lassalliens dont les députés avaient voté les premiers crédits militaires demandés par Bis­marck, tandis que Bebel et Liebknecht s’étaient abstenus. Dès lors la correspon­dance de Marx avec les dirigeants du parti d’Eisenach et plus chaleureuse. Marx voyait désormais dans la classe ouvrière allemande le leader du mouvement ouvrier mondial. Dès le 20 juillet 1870, il était d’avis qu’en cas de victoire de la Prusse « le centre de gravité du mouvement ouvrier ouest-européen » allait se déplacer vers l’Allemagne. Il affirma que la « classe ouvrière allemande est supérieure à la fran­çaise tant sur le plan théorique que sur celui de l’organisation ». Rien ne permet d’affirmer que son jugement ultérieur sur la lutte des communards : « L’histoire ne connaît pas d’exemple d’une pareille grandeur, » (à Kugelmann, 12 avril 1871) in­firmait et annulait cette appréciation.
Par tous les moyens dont il disposait (articles de presse, aide financière) Marx vint en aide aux militants allemands persécutés par Bismarck et l’on peut penser que son action multiforme put hâter leur libération (mars 1871).
On a vu que Marx souhaitait l’unification du mouvement ouvrier allemand. Après de longues négociations fut décidée la convocation d’un congrès qui réunirait les délégués de l’ADAV et du Parti social-démocrate (7 mars 1875). Lorsqu’il prit connaissance du projet de programme du futur parti, Marx estima que ce texte était en recul par rapport à la plate-forme des eisenachiens de 1869. Il rédigea aussitôt le texte connu sous le titre de Gloses marginales au programme du parti ouvrier allemand qu’il adressa entre autres à Wilhelm Bracke et à Wilhelm Liebknecht. Il pensait que le socialisme ne saurait être réalisé dans le cadre de la république démo­cratique dont le futur parti faisait son objectif. Selon Marx la période de transforma­tion révolutionnaire de la société requérait « la dictature révolutionnaire du prolé­tariat ». Après avoir critiqué le flou de plusieurs formules inspirées de Lassalle, en partie quant au rôle de l’État (« le parti ouvrier allemand », lit-on dans le projet de programme, « s’efforce de fonder l’État libre ») ou à celui des coopératives, Marx s’en prit à la formule de Lassalle selon laquelle, en dehors de la classe ouvrière, toutes les autres ne formeraient « qu’une masse réactionnaire ». Toutes ces remar­ques furent tempérées par cette phrase (de la lettre d’envoi à Bracke de mai 1875) : « Tout pas en avant, toute progression réelle importe plus qu’une douzaine de programmes. » L’unification des deux partis se réalisa à Gotha en mai 1875 sans que le congrès fasse siennes les remarques de Marx notamment sur l’État. Néanmoins ce dernier constata parla suite que le programme de compromis adopté à Gotha n’a­vait freiné ni le développement du parti ni son action révolutionnaire.
A partir de 1878, la maladie réduisit singulièrement les activités de Marx. C’est Engels qui, dans beaucoup de domaines, en particulier pour ce qui fut du parrainage du Parti social-démocrate allemand, prit le relais. A la fin de 1880, Marx accueillit à Londres August Bebel, venu le consulter sur la conduite à tenir devant les tracas­series et poursuites dont le parti et ses membres étaient l’objet, depuis que Bismarck avait fait adopter en 1878 les lois antisocialistes ; en même temps Bebel lui deman­da sa collaboration au journal du parti Der Sozialdemokrat.
Les dernières années de Marx furent assombries par la maladie et les deuils ter­ribles qui le frappèrent une fois encore. Quand il avait perdu en avril 1855 son fils âgé de neuf ans, Marx avait écrit qu’il avait alors appris « ce qu’est le vrai mal­heur ». En décembre 1881, il perdit sa femme, la compagne de toute sa vie. Un an plus tard ce fut sa fille aînée Jenny, l’épouse de Charles Longuet, qui s’éteignit à l’âge de trente-neuf ans. Eleanor, la cadette des filles de Marx, dit que l’annonce de la mort de Jenny fut pour son père « une sentence de mort ». A l’automne 1880, la maladie de foie chronique dont souffrait Marx fut aggravée par une pneumonie qui mit ses jours en danger. Il souffrit ensuite de bronchite et connut plusieurs rechutes. Un séjour à Alger n’apporta pas d’amélioration. Revenu en Angleterre, Marx mou­rut le 14 mars 1883.
Dans les dernières années de sa vie, il ne s’était jamais désintéressé des pro­blèmes allemands. Il avait fourni à Engels les matériaux pour la rédaction de L’Anti-Dühring (1878) et s’en était entretenu dans sa correspondance avec le fidèle Sorge. A partir de 1881, il avait émis le projet d’une nouvelle Internationale, ce qui l’avait amené à prendre contact avec ses amis sociaux-démocrates.
Engels, l’ami de toujours, celui qui l’avait tant de fois tiré d’affaire dira que Marx « était avant tout un révolutionnaire. Contribuer au renversement de la socié­té capitaliste et des institutions d’État qu’elle a créées, coopérer à l’affranchissement du prolétariat moderne auquel il avait fourni la conscience des conditions de son émancipation, telle était sa véritable vocation. La lutte était son élément ».

Voir aussi pour la présence de Karl Marx en France : Karl Marx par Jacques Granjonc.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article216465, notice MARX Karl par Jacques Droz et Gilbert Badia, version mise en ligne le 23 juin 2020, dernière modification le 28 janvier 2022.

Par Jacques Droz et Gilbert Badia

ŒUVRE : Cf. les indications fournies dans la biographie d’Engels. — Correspondance Marx-Lassalle 1848-1864, prés, par Sonia Dayan-Herzbrun, 1977.

SOURCES : Dans l’immense bibliographie sur Marx, ne sont retenus que les ouvrages qui traitent de ses rapports avec le mouvement ouvrier allemand : A. Cornu, Karl Marx, l’homme et l’œuvre. De l’hégélianisme au matérialisme historique (1818-1845), Paris, 1934. —H. Förderer, Marx und Engels am Vorabend der Revolution, Berlin-Est, 1960. — H. Monz, Karl Marx und Trier, Verhältnisse, Beziehungen, Einflüsse, Trêves, 1964. — Lucienne Netter, Karl Marx et Friedrich Engels, la « Nouvelle gazette rhénane », 3 vol., Paris, 1964ss. —é W.B. McLellan, The young Hegelians and Karl Marx, New York, 1969. — J. Grandjonc, Marx et les commu­nistes allemands à Paris : 1844, Paris, 1974. — W. Klutentreter, Die Rheinische Zeitung von 1842/43 in der politischen und geistigen Bewegung des Vormärz, 2 vol, Dortmund, 1966- 1967. — B. Andréas, Ligue des communistes. Documents constitutifs de la Ligue des commu­nistes, Paris, 1972. — F. Claudin, Marx, Engels et la Révolution de 1848, 2e éd., Paris, 1980. —é De façon plus générale : B.I. Nicolaevskii, O. Maenchen-Helfen, La vie de Karl Marx. L’homme et le lutteur, Paris, 1937 (nouvelle édition, 1976). — B. Riazanov, Karl Marx, homme, penseur et révolutionnaire, Paris, 1960. —é M. Rubel, Marx, critique du marxisme. Essais, Paris, 1974. —é F.J. Raddatz, Karl Marx : une biographie politique, Paris, 1978. —é F. Mehring, Karl Marx. His­toire de sa vie, Paris, 1918 (nouvelle édition, 1983). —é P. Fougeyrollas, Marx, Paris, 1985. L’é­tude de la pensée de Marx en rapport avec le mouvement ouvrier allemand ne peut être connue qu’ à travers l’œuvre historique de Bert Andréas. Sur lui, cf. J. Grandjonc, Une vie d’exilé. Bert Andréas 1914-1984. Repères chronologiques et activité scientifique, Trêves, 1987.

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